une brève histoire du bref

il y aurait urgence à formaliser les enjeux littéraires de l’écriture brève, dans ce qu’en ravive la lecture web


Je ne crois pas qu’il existe une histoire du bref en littérature. On devrait la faire. Qu’on pense forme brève et ultra-brève, on a chacun des référents qui nous viennent. L’art du sonnet est un art total en quatorze vers, avec contraintes intérieures – d’aucuns le prolongent aujourd’hui (et pourtant, toujours l’impression que Baudelaire l’utilise précisément pour son anachronisme, au regard de la ville moderne). On a le réflexe de citer les haïku du 17ème siècle japonais : voilà où Bashô et d’autres culminent, trois vers, dix-sept pieds, un monde. Dans le fond de notre histoire en prose, les Historiettes de Tallemant des Réaux, et puis ce Félix Fénéon avec ses nouvelles complètes en trois ligne, et qui sont toujours aussi vives. Mais il faut replacer dans le contexte : les journaux deviennent quotidien, la littérature y prend un petit coin grand comme un timbre-poste. On aura le droit d’envoyer des brèves. En Allemagne, des Anecdotes de Kleistaux billets quotidiens de Robert Walser repris dans Au bureau ou Proses brèves, un art s’ébauche. Kafka sait bien à qui il en reprend la forme : simplement, son Journal en est seul destinataire, et c’est seulement si l’élan l’emporte au format de la nouvelle que le texte devient publiable. C’est important, cette frontière : la presse hebdomadaire aux États-Unis a modelé en profondeur sa littérature, depuis Edgar Poe, qui avait fondé son propre magazine et y rédigeait tout (Dickens l’avait fait aussi, et Dostoïevski le refera). La short story devient alors la monnaie unique, le lieu de transaction monétaire de l’écrivain. La forme engendre, chez Henry James, de purs sommets de la littérature universelle. Mais chez Faulkner ou Hemingway, et bien d’autres après eux, elle est le lieu social de l’écrivain, et le roman un exercice souterrain. Quatre cents nouvelles pour Faulkner. La commande se perpétue, et dans les universités c’est sur cette base qu’on a construit le creative writing : voir ce qu’en dit Raymond Carver, un démiurge de la short story, dans Feux, à propos du premier cours de creative writing qu’il vient prendre, apportant timidement le premier jet d’un récit, et dix ans plus tard le premier atelier qu’il donne lui-même. Nous n’avons pas suivi cette route, parce que la nouvelle n’a pas eu de support matériel qui la propulse. Avec la publication blog, quantifiée par le jour de publication du billet, et nos propres usages de consultation quotidienne de nos agrégateurs nous induisent à lire la page web comme une histoire complète. Et donc, parce qu’ici est l’usage, à utiliser ce fait établi de lecture comme support de fiction. Il n’y a pas dans le web, en tant que telle, de contrainte du bref. La difficulté de la lecture écran, c’est de suffisamment préparer l’ergonomie d’affichage du texte. On a énormément à inventer encore pour rendre fluide ou poreuse la frontière entre le texte long sur la page web et le formatage type livre numérique sur le même appareil – les interfaces majeures (Firefox, Chrome, Safari, Opera) vont dans ce sens. De même les outils de réseaux, en limitant la charge en octets de ce qu’ils transportent (140 caractères pour Twitter, 450 caractères pour un statut Face Book) induisent à en décaler l’usage, depuis la simple propagation d’information, vers une phrase autonome, et donc son rapport au monde, et donc la fiction. Beaucoup d’histoires de Félix Fénéon tiennent dans le format Twitter. On a déjà pu y suivre plusieurs reconstitutions de romans ou oeuvres longues via séquençage Twitter : si c’est pour mener aux formes héritées, ce n’est peut-être pas une voie royale – malgré vraies réussites. Mais nous avons tous expérimenté comment distordre l’effet de réel d’un statut Twitter pour en créer un monde ayant ses propres lois, et son imaginaire. Ce qu’il y a de neuf, c’est peut-être seulement l’absence de détermination matérielle, quand on écrit en nuage. Le web est pour l’instant infiniment extensible, même si sa bande passante ne l’est pas – fascinantes réutilisations d’anciennes plateformes océaniques pour stocker des serveurs à température constante, fascinante émergence du câble transatlantique d’échange de données près du Havre (décrite par Philippe Vasset). L’absence de détermination matérielle aiguise tout simplement le poids seul du lecteur : dans la lecture matérielle du journal papier, nous séquencions le temps par l’avancée des pages, et notre propre lecture dans la page selon le jeu graphique des titres et encadrés. ces jeux ne sont pas perdus sur le web : on peut les reconstituer via téléchargement de PDF fixes, mais on peut les rééditorialiser depuis des flux (comme le fait FlipBoard) qui appelleront les liens inclus dans les flux – alors, la recomposition type magazine qui en émerge associe de façon dynamique les séquences d’informations brèves comme la possibilité de glisser d’un billet court à un texte long. De tout temps, les contraintes techniques de reproduction et diffusion matérielle du texte (en tout cas, dans l’histoire de l’écrit, qui n’est qu’une petite partie du grand texte des hommes), ont précédé la fixation et stabilisation des formes de fiction – on y reviendra pour Rabelais dans l’apparition de l’imprimerie. De même lorsque l’impossibilité de livre, voire de stockage personnel des manuscrits (à nouveau Fureur et mystère de René Char, ses carnets du maquis, ou la mince valise avec les écrits en déportation de Daniil Harms sauvée à sa mort) conditionne le format maximum du poème ou de la prose. Avec les blogs, nous revenons lire d’un oeil beaucoup plus attentif les grandes inventions du bref. Nous y trouvons une forme de littérature capable d’autant de contenu que celle qui s’installe dans des formats plus grands : de la Bibliothèque de Babel à L’Aleph ou au Livre de sable, Borges a soigneusement étudié quelques figures de cette capacité de la littérature à être infinie dans un format fini. Les Lettrines de Julien Gracq sont plus radicales que son Rivage des Syrtes, et c’est par incapacité à honorer le bref qu’on qualifie Henri Michaux, prosateur majeur, de poète. Ce jeu de structure et de formes vaut à grande échelle pour la non-finitude de l’oeuvre de Balzac ou de celle de Proust. Apprendre à en jouer dans l’immédiat de la page web ? Sans parler d’un qui s’y colle chaque minuit depuis trois ans. On est déjà quelques-uns à y trouver l’implication totale de notre besoin d’écriture : ça déplace quoi, ça nous engage à quoi, ça s’en va vers quoi ? Mais a-t-on besoin de le savoir, et a-t-on de toute façon la possibilité intérieure, chacun face à sa propre écriture, de faire qu’il en soit autrement ?


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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 novembre 2010
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