le mot "frontière" et ce qu’on en porte

pour la revue de la MEET Saint-Nazaire, "franchir les frontières"


Parution à l’occasion de MEETING 2010, les rencontres de la MEET organisées à Saint-Nazaire par Patrick Deville, dans leur collection bilingue, de leur revue annuelle, sur thème Franchir la frontière. Contributions en particulier des russes Andreï Baldine et Vladislav Otrochenko, ainsi que de Laurent Mauvignier et d’autres. J’ai écrit ce texte juste avant de quitter Québec, après le séjour d’un an. Référence avouée aux dernières pages d’Espèces d’espaces, longtemps en fait que je voulais m’approcher de ce que nous désigne Perec, à trouver chacun pour soi – commentaires ouverts si vous voulez allonger la liste.

 

François Bon | liste de mes frontières


La phrase : « L’univers est un objet fermé sans bords ni frontières » (Stephen Hawking).

Ce très vieux souvenir : en deux-chevaux, la famille se rend de la Vendée jusqu’aux Pyrénées, Gavarni, Tourmalet, puis la frontière espagnole. D’une barrière à l’autre, la route que prend au pas notre voiture, elle est de quel pays ? La douane espagnole : souvenir frappant d’une cahute blanche à toit rouge – l’étranger. Au retour, grande peur à l’idée d’éventuelles formalités ou interdits pour la paire de castagnettes touristiques dont nous étions dotés, mon frère et moi.

Souvenir récent de frontière : lors d’une marche dans le Jura, ces très vieilles bornes en bord de chemin – un pas à gauche, en Suisse, un pas à droite, en France. Et si tu t’assois dessus ?

L’imagerie la plus caractéristique de frontière : à Berlin, en 1988, on avait trois points de passage. Le métro Friedrichstrasse, curiosité qu’une ligne allant de Berlin Ouest à Berlin Ouest, par en-dessous la ville, dispose de ce périscope en plein Berlin Est – couleur jaune, carrelages, guérite avec vitres, questions sur formulaire cartonné, péage. Checkpoint Charlie, quand on y allait en voiture : au moins c’est dans le plein jour – les types qui systématiquement regardent en-dessous la voiture, et quand on repart, immédiatement, le bruit différent des pavés. Oberbaumbrücke : les silhouettes à pied repartant de Berlin Ouest avec leurs pochons de plastique, dans la brume surplombant la Spree – on vient souvent là le soir, regarder : pont réservé aux Berlinois.

Autre Allemagne : le corridor d’entre Berlin et Hanovre. On ne pourrait pas quitter l’autoroute, grillagée des deux côtés sur quatre-vingt kilomètres. En quittant Berlin Ouest, premier poste contrôle de l’Est, on paye, on reçoit un papier. En repartant, on découvre qu’ils ont inscrit deux enfants, mais pas le bébé né en mars. Pendant toute l’heure de route, crispation : il va se passer quoi, à la sortie, s’ils pensent qu’on évacue un de leurs ressortissants ? Pas de contrôle à la sortie, on ne paye qu’une fois. Un an et demi après ce sera fini, de toute façon.

Allemagne, période mur : cette photo noir et blanc incarnait pour moi beaucoup mieux la frontière que le double mur et ses miradors – un étang, et au milieu une ligne tendue sur flotteurs. À vérifier, pourtant, non : c’est le Hundekehle, de ce côté on peut promener les chiens et les baigner, de l’autre non.

Avec les avions, il n’y a pas de frontière : on arrive directement dans le milieu du pays, tout près de la ville. La frontière, c’est juste le découpage des zones dans l’aéroport. Des salles qui se ressemblent, grands espaces vides avec des chicanes pour les queues qui se dandineront lentement vers les guérites de contrôle. Arrivant à Tokyo, d’un avion pourtant bondé, noyé soudain dans la foule des arrivants chinois et coréens : attente estimée une heure – quoi, pas de privilège pour les immigrants d’Europe ? Arrivant à New York, le rituel : right thumb, four fingers, left thumb, four fingers, le type qui répète ça indifférent, puis regarder dans la petite caméra, photo, et le papier vert agrafé au passeport.

La plus belle page sur les frontières : dans Espèces d’espaces, Georges Perec dans ce lieu précis où les frontières tchèques, est et ouest allemandes se rejoignaient, puis décrivant vers cette fraction de désert entrevu entre Jordanie et Israël, grande paix d’un sol miné.
Fascination au Québec : on roule deux heures, trois heures, au long du fleuve ou vers le nord (lac Saint-Jean, Chibougamau) et puis soudain montagnes et forêts droit devant soi Nord – il ne saurait plus, là, y avoir de frontière terrestre, il n’y en a pas.

Je ne veux même plus en savoir le nom : quand on quitte Québec, c’est le point frontière le plus proche. Trente kilomètres d’une route droite dans la forêt, et la double cahute de béton, Canada d’un côté, Maine de l’autre, au milieu l’immanquable stand à Coca Cola, sirop d’érable, tee-shirts et caribouteries. La première fois, on vient pour les papiers. Je crois qu’il suffit de laisser la voiture de location à la boutique, passer à pied et revenir : non, ici on n’entre qu’en voiture. Donc, on passe, on nous prend nos passeports, on se gare, on vient reprendre les passeports (payer 6 dollars par personne), puis on reprend la voiture et on repasse. On peut donc cette fois se présenter à l’immigration canadienne pour faire mettre à jour les visas. Ils sont habitués, tous les résidents étrangers à Québec ont l’habitude de ça, on ne peut pas faire ces démarches à l’aéroport ni nulle part, il faut quitter le Canada pour y revenir, même si c’est pour vingt mètres et vingt minutes.
Même poste, mais là il y a juste quelques semaines – raison de votre voyage aux USA : dire qu’on va voir Providence à cause de Lovecraft ? Non, on ne le dit pas. Vous n’avez pas de fruits, de semences, d’animaux. On n’a pas. Clé du véhicule. Le type ouvre le coffre : on a oublié que pour le pique-nique il nous restait trois mandarines, il les agite sous notre nez. Coupables. Il les jette de très haut dans la poubelle. Les mandarines qu’on achète au Québec sont importées des États-Unis. Se garer là, le suivre au bâtiment gris. Je clique sur la clé de voiture pour la fermer, on a nos sacs, nos ordis : laisser la clé sur le véhicule. Par habitude, le temps de rejoindre le bâtiment, j’ai les mains dans mes poches, ou parce que je vérifie si j’ai ma monnaie pour le papier vert, et nos passeports, cette fois c’est beuglé : – Hands off ! Je mets du temps à comprendre que ça me concerne. Une armoire à glace fait rouler notre voiture plus loin, nous on attend sur la banquette, sous le portrait d’Obama et les affiches mentionnant la vidéo-surveillance. Arrivée de l’armoire à glace, exhibant de façon disproportionnée un emballage alu avec trois comprimés pour la migraine, au cas où. Prescription ? Bien non, on n’a pas d’ordonnance. Just for headache... Tu parles. Coupables à nouveau. On repart au bout de quarante minutes. Ils étaient au moins onze, de service, ce dimanche midi (notre erreur ?) avec une voiture toutes les demi-heures. Avantage : on ne vous demande jamais rien quand on ressort, dans ce pays.
On est très ami, depuis plusieurs années de parents d’élèves, avec ce monsieur vraiment poli et réfléchi. Son métier : reconduite aux frontières. C’est un emploi donc spécifique. Avant, on les voyait souvent dans les trains, compartiment réservé, maintenant on dirait que moins.
Moscou, 1978, Cheremetievo. Ou les gares dans la ville, visages caucasiens assis sur baluchons, l’attente. Quand on est vraiment à l’étranger, la frontière c’est toi qui la portes : ce qui te sépares à chaque instant de l’autre. Cette fois, perdu en revenant d’une invitation à dîner dans une datcha de banlieue, parce que tu ne savais pas dire gare et que tu demandais Mockba, mais comment ils auraient pu te répondre puisque tu y étais encore, à Moscou ?

Kathmandu, 1980, et retour Kathmandu Calcutta : pas de souvenir précis. Survoler les montagnes à crête blanche dans le petit avion à hélice qui secoue : on regarde la planète acérée comme nulle part on ne l’a vue ainsi – à quoi bon des frontières : toute tentative humaine ici est une île.
Longues heures près des coupoles et moulins à prière : les Tibétains chassés par la Chine et qui ont ici refait leur ville, quelle frontière si les deux villes, celle qui accueille, celle qui est accueillie, se superposent sans se fondre ?
De ces quatre ans avec beaucoup d’avions me reste un rêve récurrent : tu arrives dans cette ville, mais tu n’as pas de papier. Ou bien tu t’es trompé, tu n’as rien à y faire. Tu dois rester 48 heures et repartir, mais tu n’as pas d’argent, tu ne parles pas la langue. Une fois, bien plus tard, ça m’arrive : invité à Zurich pour une lecture, Lucien Dällenbach n’est pas à l’aéroport, quiproquo de leur part, et c’est avant le temps des téléphones portables, je n’ai ni adresse ni renseignement, je fais quoi, je repars ?

Pages sur la frontière : Kafka, Devant les portes de la loi, le gardien, et celui qui attend. La série récurrente de textes brefs sur une route à la sortie du village (l’incipit du Château est l’ultime item de la série), ou bien les Souvenirs du chemin de fer de Kalda : « frontières » est ce lieu géographique où s’instaure ce qui cesse – pas besoin de changer de pays, alors.

Connerie des frontières : tu as fini ton après-midi à la fac de Poitiers, tu as repris ta voiture pour rentrer à Tours, à la première aire d’autoroute tu t’arrêtes pour pisser, intercepté par la voiture bleue des douanes, ils fouillent même ton cartable. À l’arrière du break, est restée la perche de mon pied micro, ça les intrigue : – C’est quoi, ce machin-là ? Puis, quand je leur dis : – Et pourquoi vous avez ça dans votre véhicule ? Bon, il paraît qu’entre l’Espagne et la Hollande, avec la bifurque vers Lyon, nos aires d’autoroute elles en éclusent, des paquets de came.

Frontières de l’enfance : à l’Aiguillon-sur-Mer, la vieille digue où le dimanche on vient voir passer les tempêtes – parfois la mer déborde la digue, et fait de nos villages à nouveau des îles, on vit avec ça, on ne construirait pas sa maison là (plus tard ils l’ont fait, et cet hiver ils y furent noyés, coincés par leurs volets électriques condamnés), de l’autre côté de la digue et de la mer, l’obscur et ancien savoir d’un autre bord où partir, et finir par le faire. Frontières de l’enfance, à l’Hermenault, où vécut Rabelais, ce fossé qui était frontière à la guerre de cent ans, frontière aux guerres de religion, frontière à la révolution, et frontière en ce siècle, entre le pays droitier catholique et le vote plus à gauche – rattachement à la Vendée pour compenser les Mauges, comme Nantes détaché de la Bretagne pour la paix des notables : ces frontières-là nous ont faites, on les emporte où on va, Paris n’est qu’une somme de villages, et nos internationales plutôt celles qu’on hurle dans les caves – passion qu’on a eue des amplificateurs à lampe, des effets électroniques, des lieux clos aux éclairages violents, de l’éclat fauve des guitares, tant de siècles à nier.

Tiens, c’est pareil, une aire d’autoroute, là c’était entre l’Autriche et la Suisse : sur le parking où on s’est arrêté, par terre dans le fossé, toute une montagne de cartouches de Marlboro, du coup on en ramasse trois ou quatre, mais t’en fais quoi, de cartouches de Marlboro, quand tu ne fumes pas ? Ne me souviens plus de comment on s’en est débarrassé. La frontière, c’est le folklore du vieux monde – maintenant on a la version géo-localisation des cartes de crédit : avant-hier cet étudiant québécois pour quelques mois dans une fac suisse, et qui voulait télécharger de là-bas un texte sur Koltès ou Guyotat, avec sa carte bleue d’Amérique, alerte, alerte !
Frontières : tout d’un coup, dans une mise en page tu as changé les blancs, changé les marges – tout était prêt depuis si longtemps. Tu as passé en toi une frontière : les plus minuscules, dans le mental, sont parfois les plus longues à atteindre, et sans comprendre te voilà de l’autre côté.

Pages sur la frontière : Alfred Kubin, De l’autre côté.

Frontières de la langue : on te parle, tu dis que tu ne comprends pas. L’autre répète, répète gentiment. En fait, tu comprends les mots. C’est l’arrangement de choses qu’ils désignent, que tu ne comprends pas.

Déplacement intérieur : l’avantage des frontières, c’est de te projeter hors de cette relation de toi aux choses. On se reconstruit, et, ce faisant, on a réorganisé cette relation de soi au plus proche dehors. On ne peut pas se passer d’aller aux frontières – ou alors inviter l’excès sur place, nos vieilles civilisations savaient cela aussi.

Bombay, 1979 : dans les taxis vitres ouvertes, aux feux, les mains des lépreux. et sur la passerelle au-dessus de la gare l’homme à l’elephantiasis – le corps première frontière, passe donc celle du tien.
Frontières : étiquettes sur les vêtements que je porte, made in sur mon ordinateur ou mon téléphone – cela signifie quoi, quant au rapport aux heures, à dormir, vivre, éduquer des enfants ? On lutte contre ça comment, vous avez la recette, vous ?

Frontières des signes : les plans qu’on te dessine à Tokyo, les cargos regardés sur la mer dans le détroit sous la Suède. Absurdité des frontières : quand tu arrives à Genève par le train, et que ça ressemble tellement à Berlin Est autrefois. Et quand du doigt tu pousses le zoom de Google Earth sur n’importe où de la vieille forme ovoïde, chargée de magma, et de cette croûte bitumeuse qu’on continue de pressurer comme si elle était éternelle, ça concerne en quoi les douaniers de Genève ?

Frontières : dans chaque pays où on est allé, on a toujours voulu voir les librairies. Et aussi toujours acheté des cahiers. J’ai chez moi un cahier vierge de Mongolie, je ne m’en servirai jamais : il est parmi les autres livres, livre blanc d’un voyage qu’on ne fera pas. Je lis souvent avec mon petit téléphone Internet à côté du livre : il y a le nom d’une ville, d’une route, d’un fleuve, j’appelle les images, les vues satellite – le rapport des mots aux choses, dans un temps précis, n’inclut pas qu’on s’y déplace. Alors voilà, on pousse cette frontière-là, on laisse les guerres et l’argent garder les autres.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 novembre 2010
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