publie.net dans l’Express

un grand merci à Laurent Martinet pour cet entretien sur numérique et littérature publié sur le site de l’Express


Merci à Laurent Martinet pour ces questions concernant littérature et numérique, reçues vendredi, réponses samedi matin dans le TER entre Angers et Saint-Nazaire, publiées ce mardi sur L’Express, Culture.

Et j’apprécie beaucoup qu’il ait fait porter l’accent, dans le choix du titre, sur l’idée que le navigateur est une interface de lecture aussi puissante que le livre, question tellement centrale pour nous tous – qu’on se reporte à cette bible en 20 points de Google [1], 20 things about Internet.

À noter que Laurent Martinet a publié mes réponses telles quelles, mais me dit ce matin ne pas avoir compris ma métaphore microscope/télescope pour la lecture classique. Mais là je réserve les heures fraîches de demain pour développer.

La grande inconnue du moment, c’est comment et pourquoi les éditeurs traditionnels préfèrent saborder leur propre possibilité commerciale dans l’aventure neuve (iBooks beaucoup trop chers, bardés de DRM qui rendent la vie impossible, fonctions numériques quasi inexistantes, parfois même pas la recherche plein texte) mais bon, on n’est plus dans leurs têtes, ni dans leurs couloirs, et ça nous fait de la place... Les questions de l’Express tendent à laisser penser qu’ils sont en train de perdre une lourde bataille d’image – mais quand toute leur politique consiste à un lobbying protectionniste, loi Prisunic par exemple, et incapables d’autre part de surmonter l’effritement de leur propre camp (dissensions dans les accords Google), plus trop le temps de s’en préoccuper.

En parallèle de la version du site, voici le rough des réponses telles que transmises en descendant du train... (Photo : 2339, jeudi dernier.)

 

Laurent Martinet & François Bon | parfait comme la cuillère ou la roue


Pensez vous, comme Umberto Eco, que le livre papier est un objet techniquement parfait comme la cuillère ou la roue ?
En tout cas, c’est un objet rudement complexe. Qu’on aille voir la composition des encres, ou tout simplement comment s’est affiné l’art de la typo. Mais c’est un objet qui a constamment évolué : il n’y a jamais eu d’état fixe de son histoire. A-t-il alors jamais été « parfait » ? Peut-être dans l’absolue beauté des vieux livres manuscrits, à leur apogée...

 

Un livre numérique est-il un livre numérisé, ou bien un nouvel objet culturel ?
On vivra longtemps dans la transition : avec des versions numériques de nos Balzac, nos Gracq, nos Jules Verne, donc des livres numérisés. Mais ce qui bascule, ce n’est pas le livre numérique, c’est l’usage même que nous avons du web : pour nous informer, comme pour la correspondance privée, ou comme pour la pensée dense, l’écart où s’aventure vers soi-même. C’est même revenir en amont de comment s’est formé, dans les années 70, le concept de culture, ou en tout cas qu’on l’applique à des objets. Dans ces usages qui passent par le numérique, nous nous cherchons nous-mêmes comme nous l’avons toujours fait, et la littérature est la part spécifique du langage dans cette quête. Mais, en ce moment, c’est plutôt ces frontières neuves entre sites et livres qui sont le point de rupture : un navigateur est une interface de lecture aussi puissante que le livre. Et même l’édition traditionnelle, lorsqu’elle adopte le langage xml, construit désormais les livres imprimés comme des sites web. Nul ici pour pouvoir être prédictif.

 

Croyez-vous que les tablettes multimédia l’emporteront-elles sur les liseuses dédiés ?
La difficulté, toujours, c’est de s’empêcher soi-même de juger. J’ai eu deux « liseuses » (des Sony), et depuis que j’ai un iPad je ne les utilise plus jamais. Mais le papier électronique évolue, vitesse de rafraîchissement plus rapide qui lui ouvre la vidéo ou l’affichage des sites, la couleur débarque aussi. Des ordinateurs se dotent d’écrans détachables en papier électronique. Mais je ne crois pas à la « lecture dédiée » : ce qui me passionne plutôt, c’est comment passer d’un texte au réel qu’il documente, à l’univers des discussions associées. On a un nouvel axiome, très récent : plus vous proposez de sortir d’un texte, plus vous incitez à y revenir. La lecture sur iPad est ouverte sur le web, elle n’empêche pas une lecture dense.

 

Pourquoi les éditeurs français semblent-ils se méfier du livre numérique ?
Passer une structure industrielle, des bureaux et entrepôts, ou deux cents salaires, avec tout un cloisonnement de métiers, dans l’économie numérique, ce n’est pas simple du tout : alors il ne faut pas trop leur en vouloir. L’édition imprimée vit sur la trésorerie des « retours » libraires, sur la distribution via camions et colis, et sur l’économie du poche. La stabilité leur est nécessaire, le plus longtemps possible. Ça a évolué différemment aux States, parce que les usages ont créé la demande : dans le métro de New York, le Kindle est aussi banal que nos journaux gratuits. La conséquence, c’est l’apparition en ce moment (nous sommes juste un parmi trente) de mini structures purement numériques, un espace qui ne remplace pas l’édition traditionnelle, mais s’installe à côté, peut-être définitivement. Dernier point : sous l’apparente stabilité du « marché » du livre, une profonde recomposition autour des best-sellers et d’un effondrement de la diffusion des autres titres – les libraires vont devoir faire attention pour que leurs tables restent des objets de désir.

 

Le livre numérique pose-t-il de nouveaux dangers pour la vie privée du lecteur ?
Mais quand on achète un billet de train, la SNCF vous propose aussi de publier votre voyage sur Face Book, et idem, il vous faudra remplir nom prénom adresse si vous vous faites livrer vos courses en ligne chez Auchan ou Carrefour, qui sauront ce que vous mangez. Question posée globalement à la société. La prescription par « j’aime » ou « j’aime pas », les suggestions par algorithme selon votre profil, on en a tous ras-le-bol. Mais on sait aussi s’en défendre, non ? N’empêche qu’Amazon, s’il souhaite, peut faire remonter combien de temps vous avez mis à lire le livre acheté sur Kindle, où vous en êtes de votre lecture etc. À nous d’inventer les anti-virus.

 

Que vous a appris votre pratique de la lecture numérique, en tant qu’auteur ?
Pendant très longtemps, les traitements de texte n’ont pas évolué, et les auteurs avaient comme outil principal un logiciel de bureautique. C’est enfin en train d’évoluer : gestion des notes et des brouillons, de la documentation faite de liens et d’images, ça bouge. Surtout : encore massivement, aussi bien les étudiants que ce que je vois circuler de manuscrits d’auteurs, on en reste au traitement de texte basique, alors que des logiciels comme Pages permettent d’écrire directement depuis une mise en page, et d’avoir comme premiers outils, aussi bien que les mots du texte, vidéo ou enregistrement vocal, images ou liens. La palette du peintre a plusieurs couleurs : la nôtre évolue vers ça. C’est évidemment plus difficile pour ceux de ma génération que pour ceux qui arrivent avec déjà ces outils. Pour ma part, j’adore écrire d’abord sur mon site, via blog public ou blog privé, avec ce vocabulaire d’emblée éclaté en nuage. Et quand ça se stabilise dans l’arborescence du site, je l’importe dans mon traitement de texte. Pour répondre plus précisément à la question : je dirais que l’écriture numérique a changé plus vite que la lecture – qu’on en est plutôt à comment utiliser le fabuleux télescope microscope de la lecture classique pour donner à l’écriture numérique sa pleine puissance d’héritière.

 

Qu’est-ce qui différencie selon vous l’édition numérique de l’édition classique ?
J’allais dire : rien du tout. Quand j’ai eu la responsabilité d’une collection au Seuil, pour la préparation éditoriale, j’avais droit à trois journées-salaire du préparateur-correcteur. Le dialogue avec l’auteur, la mise au point du texte, la réflexion sur son ergonomie graphique, y compris avec l’epub, qui est un format encore très immature, ce sont les mêmes paramètres. La différence, c’est plutôt dans le publishing (les anglais ont deux mots, nous un seul) : le cloisonnement des métiers cesse. L’ancien écosystème, l’auteur donnant son manuscrit à l’éditeur, qui le passe ensuite à la fabrication, lequel le passe à l’imprimeur, puis de là en distribution, et appui via service de presse, relais par la critique littéraire a explosé en vol, alors même que les maisons d’édition traditionnelles sont encore structurées sur ce principe. La « recommandation » passe par sites et blogs, avec un rôle de l’auteur accentué (et donc rétribution qui va devoir évoluer dans ce sens), et la distribution numérique coûte le même prix en location de serveurs qu’on ait cinquante revendeurs ou un seul. Et côté lecteur, la valeur symbolique n’est plus attachée au transfert d’un objet réel – dans sa « liseuse », son ordi ou son iPad, on n’emporte plus « un » livre, mais sa bibliothèque. Changement radical, qui est à la fois l’obstacle et la chance.

[1Très intéressant pour percevoir enjeux actuels, à travers la défense par Google de son propre navigateur, Chrome – que j’utilise moi-même pour sa fiabilité et sa rapidité en parallèle de Firefox, de même que j’ai aussi à ma disposition Opera et Safari –, on y trouvera même un mot français en italique : Voila !, manque juste l’accent grave, et quand même respect pour le dernier paragraphe : Try new things...


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 23 novembre 2010
merci aux 1078 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page