Walter Benjamin | tout indique maintenant que le livre sous sa forme traditionnelle approche de sa fin.

à propos d’un texte de Walter Benjamin en 1927, sur l’horizontal, l’oblique et le vertical dans la lecture


Et si le fait que cette phrase ait été écrite et publiée en 1927 par un penseur essentiel indiquait seulement que l’idée de rupture était peut-être inhérente au livre, qui n’a jamais vraiment eu de forme « traditionnelle », en tout cas aucune qui puisse participer de la définition même du livre, si tant est (avec Kant par exemple) qu’on puisse parvenir à la produire. Ainsi, à nouveau, le livre sous sa forme traditionnelle approcherait de sa fin. Mais l’expérience qu’il reproduit avec nous, lecteur, de sa propre expérience du langage dans un état précis du monde (ou, tout simplement – Maurice Blanchot et non plus Walter Benjamin – le langage mis en réflexion), nous avons à la reconduire, lecture dense, construction de l’imaginaire, transmission des fondements de la communauté, aussi bien que l’art permanent de la rupture esthétique, dans les supports et interfaces qui sont devenus, hors de sa forme traditionnelle, notre rapport au livre. Le passage essentiel du texte de Walter Benjamin [1] en explicite la phrase initiale : « L’écriture, qui avait trouvé un asile dans le livre imprimé, où elle menait sa vie indépendante, est impitoyablement traînée dans la rue par les publicités et soumise aux hétéronomies brutales du chaos économique. C’est l’apprentissage sévère de sa forme nouvelle.Elle qui, il y a des siècles, commença progressivement à se déposer, en passant de l’inscription dressée à l’écriture manuscrite qui repose inclinée sur des pupitres, pour finalement se coucher dans l’imprimerie, commence maintenant à se relever tout aussi lentement. Le journal est déjà davantage lu à la verticale qu’à l’horizontale. Le film et la publicité contraignent l’écriture à se soumettre totalement à la dictature de la verticale. » En amont du livre, donc, l’écriture – déplacement qui n’est pas rien, en ces temps où on nous bassine du marché et où toute analyse de la mutation des rapports et supports monde et langage passe par les lois de l’épicerie. Jamais vu nulle part ailleurs exprimé avec une telle concision l’autonomie réciproque du livre et de l’écriture, via cette idée du avait trouvé asile. Et qu’elle peut donc en sortir librement, comme le livre imprimé accueillir tout autre chose que littérature. L’autre intuition essentielle de Walter Benjamin, c’est ce retour du corps : le copiste écrit sur un pupitre incliné, la presse à imprimer est horizontale, et on lit le journal à la verticale. Mais nos écrans ? Mon grand écran externe, celui dont je me sers pour mes mises en page, est légèrement incliné par rapport à la verticale, mais de façon fixe, par son constructeur. Sur l’ordinateur portable dont je me sers pour écrire, l’écran-couvercle est bien sûr orientable. Mais il devient rapidement moins lisible pour quelqu’un qui serait à côté de moi, ou qui voudrait regarder par-dessus mon épaule : c’est depuis ma position par rapport à l’ordinateur que je définis son orientation. Pour corriger ou relire, je glisse la fenêtre de mon traitement de texte sur l’écran externe. Mais pour la première écriture, il me faut subjectivement cette proximité de l’écran touchant le clavier, même si de petite taille. Est-ce que je le regarde, seulement ? Depuis toutes ces années, longtemps que je n’ai plus besoin de regarder le clavier. Si clavier et écran restent dans mon champ visuel (je ne saurais pas travailler dans le noir, mais la machine dispose d’un léger éclairage interne des touches qui me suffit), la vue en reste indépendante ou disjointe. Le livre, on le tient à la main, et il n’y a qu’assis à une table de bibliothèque que le rapport corps livre devient relativement fixe. Un livre tenu à la main est en mouvement constant. Un ordinateur de bureau est une hérésie pour l’écriture : touches de clavier barbares, bruits de claquement, mise à distance des mots sur leur paroi de verre ou plastique. Un mini-ordinateur est plus souple, mais on doit garder le clavier horizontal et face à soi pour s’en servir – la gamme des postures du corps bien plus réduite que tenant un livre. Mais une phase supplémentaire de miniaturisation advient : avec la tablette et le clavier directement intégré à l’écran tactile, on peut adopter toutes les positions du carnet, et superposer la page écriture à la page lue, comme on écrit en marge du livre ou qu’on y appuie sa feuille pour recopier une phrase (puisque c’est avec cela qu’on invente et écrit, les phrases prises dans les livres). On a donc fini par renverser la hantise de Walter Benjamin, à cette verticalité des écrans qui se multipliaient ces dernières années (ah, ces salles d’informatique dans les universités, on dirait de loin une charrue – et quand vous avancez votre cours, et qu’entre vous et les étudiants il y a cet écran vertical, qui les fait rire bien mieux que ce que vous leur dites : en bibliothèque, on installe les utilisateurs face au mur, pour que le responsable de salle aperçoive les écrans, verticalité encore). Est-ce pour cela que je me sers de plus en plus d’un écran encore plus petit, la confidence de l’écran taille téléphone me permettant d’envoyer sur réseau les phrases qui traversent ? Et possibilité donc de taper horizontalement (mais on ne tape plus, on effleure) sur ses genoux un texte qui s’affichera en très grand verticalement sur le mur si on le souhaite, ou restera au secret si on le préfère. Pour tout cela que j’aime revenir régulièrement à ce texte que Walter Benjamin avait inclus dans Sens unique, architecture toute de textes brefs. Par exemple pour cette expression silence archaïque du livre, ici : « Et avant que l’homme contemporain en vienne à ouvrir un livre, un tourbillon si épais de lettres instables, colorées, discordantes, lui est tombé sur les yeux que les probabilités pour qu’il pénètre dans le silence archaïque du livre sont devenues très faibles. » Et comment installer, nous, dans le tourbillon instable et coloré du web, ces espaces de l’intime, de l’imaginaire, de l’écart qui renvoient à la littérature et la prolongent ? Mais justement, nous savons tous citer quelques sites qui y parviennent – la route est étroite, mais ouverte. Ou bien sur la tâche même qui nous en revient : « Des poètes qui seront alors, comme aux premiers temps, d’abord et avant tout des calligraphes, ne pourront collaborer à cette écriture pictographique que s’ils se rendent accessibles les domaines dans lesquels s’effectue (sans faire grand cas d’elle-même) l’édification de cette écriture : par le diagramme statistique et technique. » C’est lui qui le dit : se rendre accessibles les contraintes techniques, justement parce qu’elles ne sont que techniques, et qu’on n’en fasse pas grand cas. S’approprier nous-mêmes le vocabulaire et la technique du web, y être autonome. Je n’ai jamais été aux avant-postes de la carrière littéraire, tellement de copains qui y ont mieux réussi que moi – mais dans mon chemin de soutier, deux choses m’ont considérablement énervé : c’était pour faire de la littérature sociale que je me donnais le droit de parler de ce qui avait été mon propre terrain d’expérience, comme Proust ses duchesses, j’en traîne encore les casseroles. Et deux, « ah oui, vous qui avez été ingénieur » pour expliquer cette passion douteuse, être capable de mettre des textes en ligne : avoir subi un redoublement puis une exclusion aux Arts et métiers pour cause de guitare folk, de militantisme politique et d’absence caractérisée aux cours techniques, belle récompense pour le viré sans diplôme. Non, l’usage du web – pas plus que celui de la cafetière électrique – n’est réservé aux techniciens.

[1Lire ici l’intégralité de ce texte, dont je dois la découverte, sous cet éclairage du moins à Anne Roche, dont on lira l’aboutissement du travail dans Exercices sur le tracé des ombres, Walter Benjamin, octobre 2010, Chemins de ROnde.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 novembre 2010
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