qui fut le dernier à utiliser un papier carbone ?

qui fut le dernier à utiliser un papier carbone ?


Il faut s’y faire : avec le web on a beaucoup moins d’occasion de collecter des traces matérielles concernant notre travail et ses entours. Pierre Bergounioux offre des sculptures, un portrait de Kafka qu’il a soudé à partir d’outils agricoles m’accompagne dans mon bureau depuis longtemps. Mais il voisine ces jours-ci avec le pulvérisateur bleu de liquide à nettoyer les écrans, ça ne devrait pas. Un organisme a été créé (l’IMEC) pour archiver même de leur vivant ce qu’accumulent nos armoires, si c’est lié à notre travail. Ainsi, les correspondances : j’ai dans un classeur rouge ce que j’ai reçu du même Bergounioux, bien quatre cents pages de lettres et je sais bien ne pas en assurer la conservation idéale – par contre, je ne sais pas si c’est grave (à moins tout simplement de les lui rendre ? – mais les divergences notables et datables entre ses lettres et ses Carnets publiés ne l’inciteraient peut-être pas lui non plus à les conserver). J’ai dû insérer, ici et là dans ses propres livres, de ces petites cartes qu’émettait Julien Gracq, je sais aussi qu’un jour en faisant du tri j’avais mis de côté une lettre de Maurice Blanchot et deux de Claude Simon, et que je ne les ai jamais retrouvées, éliminées ce jour-là par erreur, j’en ai regret. Ailleurs, sur mes étagères, j’ai un disque dur qu’il avait fallu remplacer en urgence : ce qu’il contient pourrait être extrait et archivé ? On s’en moque bien, il témoigne plutôt, en tant qu’objet, comme ce carter de boîte hydraulique trouvé dans une casse (toujours Bergounioux), de ces confins où l’aventure industrielle envoie un signe, même faible, à l’histoire esthétique. Je ne lèguerai donc aucune archive, et suis seul dépositaire des mots-clés de mes sites sans lien : il ne faudrait pas ? Michaux, qui n’a jamais eu de machine à écrire, avait au bout de sa table un broyeur à papier. Pourtant je suis attaché à ces traces. Les deux ans où j’avais donné un cours à l’école des Beaux-Arts de Paris, en passant rue de Seine je m’arrêtais toujours quelques secondes devant la vitrine d’un de ces marchands d’autographes. J’y ai aperçu plusieurs fois des mots de Baudelaire, bien trop chers. Une lettre de Saint-Simon est restée longtemps dans sa vitrine, il attire peu. Je m’étais promis d’entrer une fois demander le prix. Une période un peu plus prospère, je m’y étais résolu : elle n’y était plus, la lettre. Mais j’en aurais fait quoi, à part la scanner et la mettre en ligne ? Mon site est mon archive, vivante parce que périssable. Balzac faisait relier ses manuscrits, et même les jeux d’épreuves annotés, puis les offrait à ses égéries ou commanditaires – nous n’avons plus de trace manuscrite, même pas de tirage imprimante griffonné. Pourtant, dans les mêmes étagères avec les sculptures, j’ai un double carbone de Koltès, et pas n’importe lequel : La nuit juste avant les forêts, que je dois à la générosité de Serge Valletti. Logique : à l’époque, on prenait la feuille de papier blanc, on mettait dessous un carbone (marque Korès, on les achetait dans des boîtes de carton plat, ou par bloc détachable), puis une feuille de papier pelure très mince, voire deux s’il s’agissait d’un courrier ou d’un acte. On devait veiller, en dactylographiant, à une force suffisante pour marquer aussi le double. Dès le début des années 80, la multiplication des officines de photocopie a permis qu’on ne s’en embarrasse plus : on dactylographiait sur la feuille principale, ensuite on découpait et recollait, on recouvrait de Tippex blanc, et ce n’était jamais perdu de tout redactylographier à la fin pour mettre au propre – le texte en était nettoyé, littéralement (il faudra qu’on y revienne : quelle stratégie personnelle développer pour contrer la possibilité de correction à l’infini de nos traitements de texte ?). Ensuite, un tour à la boutique de photocopie et voilà. Si j’y tiens, à ce carbone de Koltès, c’est que le texte a eu de son vivant, en quinze ans, trois éditions successives : Tapuscrits de Théâtre ouvert, reprise par Nanterre Amandiers, puis les éditions de Minuit et – j’ai vérifié, même pas une virgule de changée. Le dépôt légal web de la BNF, en piochant à intervalles réguliers dans nos sites, est aussi une archive incrémentée de ces versions, évolutions et reprises. Nous avançons définitivement sans trace, et rien ne serait plus dommageable que le contraire : le statut ou l’idée de l’oeuvre ou même de « l’écrivain » restant alors sur ce faux piédestal, que le web littéralement a soufflé. Je n’avais jamais pensé avant ces jours-ci à cette phase intermédiaire : le moment où, la photocopie devenant bien plus accessible, nous avons renoncé au papier carbone. Je ne sais même pas s’il s’en vend encore. Qui fut le dernier à l’utiliser ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 novembre 2010
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