Thierry Crouzet | faire émerger des pensées stupéfiantes

comment la mutation numérique de la littérature peut et doit amorcer une recomposition de la relation éditoriale ?


Depuis que je suis assidû de son blog, j’ai une dette à Thierry Crouzet. Dette paradoxale, puisque je ne connais pas de billet qu’il ait rédigé dans lequel je puisse me reconnaître complètement. Disons que le paysage qu’il compose et met en mouvement est exactement celui que j’ai sous les pieds, et que rares ceux qui font bouger le sol dans cette sensation-là, peut-être et probablement des points de vue différents, mais un lieu d’énonciation même. Et bien sûr je ne dirais pas ça sans sentiment complémentaire de fraternité, ce qui n’est pas forcément une petite chose dans ce tourbillon sur ce qui nous est le plus cher – bien pour ça que fier de l’accueillir sur publie.net.

Je reprends donc intégralement ici son texte l’édition pour les nuls (avec sa permission, mais je n’imaginais pas qu’il la refuse : ce qui nous lie, c’est cette idée du web comme circulation, recherche, partage). Peut-être, puisque lié à mon propre billet sur cette ridicule pétition des éditeurs (il leur faut un Hadopi pour valider les clauses des contrats qu’il rédigent ?), les questions évoquées par Thierry résonnent avec une gravité qui dépasse de loin leur objet initial.

Des petits déplacements, qui nous paraissent évidents depuis notre micro-communauté d’usagers numériques, mais qui ne peuvent créer de consensus social :
 la lecture a changé radicalement, parce qu’elle change sa relation temporelle à ce qu’elle convoque et ce qu’elle narre – dans ce lien, toute l’histoire et de la littérature et de ses mutations : la mutation d’aujourd’hui n’oppose pas le livre papier au livre numérique, elle inaugure un nouvel objet, un objet immatériel, qui inclut toutes les anciennes composantes, mémoire, relation, expérience, mais les repose en avant – si le livre est condamné en tant qu’objet matériel, ce n’est pas qu’on lirait mieux sur écran e-ink, c’est qu’il ne peut entrer dans cette nouvelle relation au monde [1], le livre n’est plus la première relation opérante ; et qu’il ne s’agit pas là de jugement moral ou prédictif, mais simplement de prendre acte qu’un basculement est en cours, du même ordre que la bascule du rouleau au codex, d’où pas très envie de discuter avec ceux qui s’énervent derrière, mais n’y peuvent rien – le livre nous a fait rêver : oui, alors sauvons le rêve, et constituons des objets numériques qui soient à la hauteur de ce que nous avons reçu du livre – mon Grand Meaulnes est bien plus beau sur mon iPad ;
 dans cette relation neuve, c’est le point fondamental du texte de Thierry, le saut dans le numérique n’est pas en soi suffisant du remodelage des cloisons – nous reconstituons des catégories : le livre numérique comme objet pérenne (plus ou moins), et le blog ou le site web comme lieu de médiation et d’une parole moins haute – c’est méconnaître l’histoire de la littérature, qui a toujours nié ces fractionnements (voir Journal de Kafka, Correspondance de Flaubert et d’autres), alors que le point d’articulation entre l’écart de la réflexion ou de l’imaginaire (la littérature) et l’expérience directe du monde, c’est probablement bien plus le site (tiers livre) que la bibliothèque numérique (publie.net) ;
 dans cette recomposition à l’identique, pour chacun de nous le risque de reconduire les équilibres qui nous ont mené là : oui, pour moi c’est d’évidence, sans mon expérience de collection Déplacements au Seuil, je n’aurais pas trouvé le modèle, ni appris assez de l’édition pro pour lancer publie.net – et si maintenant nous nous rassemblons autour d’un noyau d’auteurs évidemment liés par la confiance et l’implication numérique, combien de mails quotidiens auxquels je ne peux même plus répondre, pas arrogance mais incapacité matérielle, de recalés de l’édition traditionnelle (elle-même en profonde recomposition, et qui ne leur fait plus place), braqués sur leur idée du livre et qui viennent nous solliciter (typique : sans jamais dire quels textes et quels auteurs ils ont lus intégralement et aimés dans publie.net), mais auxquels il ne viendrait pas à l’idée de mouiller un peu les mains dans le cambouis, se lancer dans un site étant l’étape la plus élémentaire... à noter que je n’ai pas non plus de position fermée sur ce point, au contraire, grâce à Livre au Centre nous proposons fin novembre un stage destiné spécifiquement aux auteurs, pour la maîtrise des outils numériques...
 dans les points les plus graves de ce qu’évoque Thierry, celle de la rémunération d’un travail de création – aucun de nous pour la solliciter, et ce qui fausse le contexte c’est que jamais les auteurs de littérature n’ont vécu de leur plume : c’est effondrement voulu par la Sarkozie de tous les mini-rouages, commandes radio, stages ou interventions éducation nationale, vassalisation des théâtres, qui crée une distorsion – résolument, le web n’est pas pour nous une machine alimentaire, nous assurons l’alimentaire ailleurs et autrement (en faisant des sites pour les autres, par exemple, n’hésitez pas...), et ce que nous installons de textes sur le web c’est radicalement notre existence d’artiste, notre chemin esthétique – mais combien de fois depuis mon retour du Québec on me l’a demandé, encore hier : – et côté livre, tes projets ? ben non, mon projet c’est ça, ce site... – et de tous vos livres il y en a un que vous préférez ? – ben oui, ce site...
 alors que faire ? (question déjà posée en politique) Thierry y insiste : nos petites expériences de labo, soutenues si confidentiellement par quelques partenaires courageux, servent de banc d’essai à eux, les immobiles, qui viendront se glisser là avec leur artillerie lourde, et tout le mépris dont ils nous honorent : à mettre tant d’effort dans des outils comme publie.net, on pourrait bien avoir récolte inverse ;
 évidemment tout cela me hante moi aussi, avec les mêmes doutes – on voudrait tant, simplement, bosser tranquille – évidemment, on ne va pas s’en priver, ce sont les choix, pour publie.net, que je dois strictement accorder à nos résultats en retour – la maladie du consensuel touche les meilleurs – la tentation est évidemment en permanence celle du repli : s’impliquer encore mieux et plus densément dans ce qui ne nous laisse pas le choix, et aucune courbette : la largeur de fréquentation d’un site comme celui-ci, ou du blog de Thierry, dépasse largement nos travaux personnels, ce n’est pas sain, en tout cas je le ressens comme ça – choix donc où là aussi on se retrouve avec le Sétois : ne nous déterminons que par rapport à nous-mêmes, ce qui pour nous est nécessaire, n’importe où que ça nous emmène (Thierry essayant concepts de textes diffusés avec paiement libre, pour ma part mettre encore plus en avant qu’il s’agit ici d’un site de création, et publie.net nos choix collectivement affirmés, mais en intégrant ce rapport de confiance à nos premiers lecteurs, sans chercher à étendre ni à plaire) ;
 ou peut-être est-ce seulement une question de génération, qui nous lie avec Crouzet, et nous empêche de faire le deuil de cette abyssale indifférence, côté université, et massivement côté des auteurs, sur fond de cette relation quasi religieuse à des éditeurs devenus entre temps des industriels, tout en exploitant (de façon même hautement trébuchante : jamais la librairie et l’édition n’ont gagné autant de millions avec le numérique que depuis qu’on les subventionne pour leurs impasses) à bénéfice ce statut fétiche de notables, pour ce qui reste vaguement de culture non réifiée dans le désarroi actuel ? pour ma part, chaque fil fait mal à couper, on doit pourtant bien prendre acte...
 hier soir j’étais à Montpellier, en binôme avec Dominique Pifarély, chacun avec son Mac : arrivaient dans le sien le micro dérivé de son violon acoustique et le micro dérivé de ma voix et il en gérait le retraitement en direct [2] – sur mon Mac je gérais 3 espaces vidéo (images liées au texte que je disais, images en défilement aléatoires mais liées aux textes non lus, et incursions en direct via connexion wi-fi à Google Earth se superposant parfois aux premières) – pour lire sur scène, j’avais mon iPad, accéléromètre bloqué mode portrait, texte formaté epub, pages tournées d’un effleurement, aucun problème de visibilité) : le violon improvisait, et le texte jouait en permanence aussi de la frontière lecture/improvisation – rien n’a été pareil que la semaine précédente à Pantin : de quoi s’agit-il, d’un travail qui m’a requis depuis mars 2010 ∞ plusieurs personnes à la fin : – où trouver le livre ? eh bien non, pas de livre, l’écriture est numérique, l’objet qu’elle propose est numérique...

Je savais qu’en me mettant à écrire, 45’ chrono, j’en dirais autant que Thierry. Je reçois simultanément messages de lui : Oui, c’est grave, parce que je vois l’esquif sur lequel on est embarqué... c’est notre peau qu’on joue en ce moment. J’ai écrit ça d’un jet. puis Je viens de relire, je touche rien... c’est aux nôtres plus qu’à eux que ce texte s’adresse. Et on me cherche des noises sur l’analogie....

Voilà : C’est aux nôtres plus qu’aux autres que ce texte s’adresse…

FB

 

Thierry Crouzet | faire émerger des pensées stupéfiantes


Au milieu des années 1990, j’avais un ami pho­to­graphe à qui je conseillais sans cesse de pas­ser au tout numé­rique. Il a rechi­gné, pré­tex­tant qu’il y aurait tou­jours de l’argentique. Tous les jours depuis dix ans, je dis­cute avec des gens qui me disent qu’il y aura tou­jours du papier. Mais pour­quoi ne pas regar­der la réa­lité en face ? Pour­quoi avoir peur du changement ?

Nous en sommes aujourd’hui avec l’édition élec­tro­nique dans la même situa­tion que la pho­to­gra­phie à la fin des années 1990. Dans dix ans, il n’y aura plus de papier, sinon chez quelque bou­qui­nistes. Avec cette pré­vi­sion, je me trompe peut-être de quelques années, guère plus. Bien sûr que des catas­trophes peuvent tout remettre en cause, mais nous appro­chons du point de bascule.

Les éditeurs l’ont com­pris. Ils paniquent, fai­sant preuve d’un cor­po­ra­tisme affli­geant. J’aime rap­pe­ler que quand on a peur du chan­ge­ment, on a la peur et le chan­ge­ment. Et ils ne le digé­re­ront pas. Il leur res­tera en tra­vers de la gorge.

Ces pro­pul­seurs de notre intel­li­gent­sia, ces avant-gardistes auto­pro­cla­més, ces pré­ten­tieux défen­seurs de la créa­tion contem­po­raine ont lâché prise. Ils ne veulent pas de notre pré­sent. Vous avez les noms. Quand ils clament qu’ils publient ce qui se fait de mieux aujourd’hui, il faut rela­ti­vi­ser à l’aune de ce que nous décou­vrons quand nous regar­dons leur mar­mite. Ils ne publient que ce qu’ils sup­portent, que ce à quoi ils sont cou­tu­miers, l’altérité les effraye, sur­tout quand elle menace leurs revenus.

Par­tout dans le monde, les grandes manœuvres ont com­mencé. Les auteurs à suc­cès refusent de signer leurs droits numé­riques dans des condi­tions inac­cep­tables. Ils songent tout sim­ple­ment à plan­ter les éditeurs. À négo­cier en direct avec les pla­te­formes comme Apple, Ama­zon, bien­tôt Google et autre Sony.

J’ai sou­vent parlé de cette étreinte fatale. J’ai fait sou­rire, main­te­nant nos chers éditeurs ont froid dans le dos. Ils ont le cou­teau sous la gorge. S’ils perdent leurs vedettes, ils sont morts. Ils le savent et ils leur répondent par des menaces inco­hé­rentes, celle d’un parent qui voit son enfant mener sa vie en toute indépendance.

Assisterons-nous à une guerre de tran­chées ou au contraire à une grande négo­cia­tion confra­ter­nelle autour d’une table dans un palace pari­sien ? Il ne faut pas rêver. Il n’y aura pas de tran­si­tion paci­fique vers le numé­rique. Les anciens s’accrocheront à leurs pri­vi­lèges. Ils ne les cède­ront qu’au compte-gouttes. Ils ten­te­ront de frei­ner le mou­ve­ment irré­ver­sible, juste pour durer un peu plus. Ils nous empê­che­ront d’innover par tous les moyens, jouant du lob­bying auprès des poli­ti­ciens tout aussi lar­gués qu’eux. Ils nous rejoue­ront la bataille d’Hadopi.

Qu’allons-nous deve­nir nous les acti­vistes de l’édition élec­tro­nique ? Sommes-nous prêts à par­ti­ci­per à la bataille ou serons-nous sub­mer­gés par la vague des nou­veaux venus ? Être pré­sent le pre­mier n’a sou­vent que peu d’intérêt. Tout dépen­dra de ce que nous écri­rons. Nous ver­rons bien si, quand les pro­jec­teurs pas­se­ront au-dessus de nos têtes, quelques-uns de nos écrits de pure player atti­re­ront l’attention. Nous aurons notre minute de gloire comme ces blo­gueurs qui sou­dain avaient inquiété les jour­na­listes au milieu des années 2000. Qu’en ferons-nous ? Deux ou trois d’entre nous s’en gar­ga­ri­se­ront … Mais saurons-nous créer un mou­ve­ment éner­gi­sant pour la société ?

Le moment de vérité approche. Nombre de pure players se plaignent de leur iso­le­ment d’anonyme, du manque de curio­sité des lec­teurs, de la fri­lo­sité des cri­tiques. Cela chan­gera du jour au len­de­main. Serons-nous encore debout ? Pour la plu­part nous déchan­te­rons. Tous ceux qui se réfu­gient der­rière le paravent de l’avant-garde et de l’underground n’auront plus aucune rai­son de geindre. Nous devrons com­battre avec nos mots. Nous n’aurons plus d’excuse.

Les gros arrivent avec leurs best­sel­lers, leurs mar­tin­gales, leur popu­lisme. Ils n’auront aucun inté­rêt à rele­ver notre pré­sence. Ils feront croire qu’ils inventent eux-mêmes. Nous aurons du mal à l’avaler. Il y aura de quoi se taper la tête contre les murs, mais il en va tou­jours ainsi pour les pion­niers maladroits.

Les gros, c’est ce qui les fait gros, savent vendre et se vendre et si nous sommes où nous sommes c’est parce que nous ne savons pas le faire. Ils nous mime­ront avec trois ans de retard, par­fois dix. Ils feront croire aux jour­na­listes qu’ils sont les pre­miers. Pour nous défendre, nous n’aurons que nos textes à poser à côté des leurs.

Nous ne com­bat­trons pas pour autant à armes égales. Ils arri­ve­ront avec le public et l’argent gagné dans l’ancien monde. Ils nous colo­ni­se­ront alors que nous avons tenté de croître orga­ni­que­ment dans le nou­veau monde, sans guère nous appuyer sur l’ancien. Mais ne nous pres­sons pas d’annoncer que le com­bat sera déloyal. Soit nous aurons des choses à dire, des rêves à par­ta­ger, soit nous res­te­rons dans l’ombre pour l’éternité… et ce ne sera pas plus mal (si en plus d’être ennuyeux nous n’avons rien à dire).

Nous avons sou­vent appelé une révo­lu­tion, elle arrive. Nous ramènera-t-elle à notre point de départ ? C’est un risque. La plu­part des nou­veaux venus ne ver­ront que des oppor­tu­ni­tés de busi­ness. J’espère que dans le lot cer­tains ver­ront plus loin. Il ne s’agit pas d’abattre une vieille indus­trie, mais de construire un autre monde, avec d’autres idées, d’autres valeurs, d’autres rêves, oui, des rêves encore et toujours.

Qui par­tage ce souci ? Par­fois je me sens seul même chez mes amis pure players. Je croise trop de frus­trés de l’ancien régime, qui se réfu­gient dans notre micro­cosme pour digé­rer leur décep­tion. Si demain notre bazar appa­raît au grand jour, sans eux, ils nous gra­ti­fie­ront de déprimes mémo­rables. C’est ce qui se pro­duira, soyez-en sûr. Voilà pour­quoi il ne sert à rien d’être contre l’ancien sys­tème édito­rial mais pour­quoi il faut se battre pour un ave­nir que nous pou­vons ima­gi­ner radieux.

Alors ceux qui sont venus au numé­rique par dépit, après avoir renoncé au compte d’auteur, fui­ront vers un autre espace où ils conti­nue­ront à se plaindre. Ici, en revanche, nous mène­rons la bataille, avec des mots, avec des idées, avec des his­toires, pour qu’un autre monde soit pos­sible, pas seule­ment un monde uto­pique où les auteurs seraient mieux rémunérés.

Ne voici qu’un com­bat annexe. Notre seul défi, c’est de faire émer­ger des pen­sées stu­pé­fiantes. De prou­ver que nous ne vivons pas une époque de décé­ré­brés. Cette idée reçue s’amplifie depuis des décen­nies. La cause : les éditeurs jus­te­ment. Ils sont cou­pables. Parce qu’ils ont trop long­temps détenu les clés d’une culture qu’ils ont laissé s’endormir, une culture qu’ils ont dévolu au seul diver­tis­se­ment dou­ce­reux, une culture dont ils nous ont per­sua­dés qu’elle était la seule pen­sable, la leur.

Reli­sez leurs noms. Met­tez en doute leurs pro­pos comme leurs publi­ca­tions. Ils ne veulent pas d’un autre monde. Ne les croyez pas quand ils vous parlent d’une autre lit­té­ra­ture. Ils ne veulent pas le chan­ge­ment. Alors cer­tains se réveille­ront peut-être à force de nous entendre crier. On a besoin de vous dans l’autre camp. Vous avez le droit de chan­ger d’avis.

© Thierry Crouzet, octobre 2010.

[1je lis ces jours-ci nouveau livre, très politique, de Nathalie Quintane chez POL : Tomates, où elle est contrainte d’insérer des URL en toutes lettres dans ses notes de bas de page – tout petit exemple, mais bien indice de comment la main est passée côté numérique....

[2à partir de Live 7 d’Ableton, complété de Max/MSP pour Live, avec synthèse granulaire, tests de randomisation d’effets, ou ce très bizarre plugin qui restitue la voix à l’envers, soudain vous parlez avec un autre vous-même qui vous répond en langue étrangère...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 octobre 2010
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