de l’auteur comme écosystème

ou bien : on peut inventer publie.net sans s’embêter avec les modèles économiques (Ouessant Numer’île, intervention 2, droits d’auteurs et économie dans la mutation numérique)


Intervention préalable au débat Numér’île droits d’auteur et numérique, sera en direct sur Up-Stream – et suivre hashtag #numerile sur Twitter, qui aura vraiment été notre canal pro cette semaine. Ne vous inquiétez pas, on brunch en même temps et il y a la pluie ouessantine sur le chapiteau.

Image : Ouessant, 21 août, Jean-Lou Bourgeon et Clément Monjou (eBouquin) font à Jean-Claude Bourdais, un historique du site littéraire, une démo de son propre site sur iPad.

 

1/3, commençons en musique


Pas possible rien transférer directement d’un média à l’autre. Mais quand même : je suis, comme des milliers d’utilisateurs, abonné à une plateforme de diffusion musicale, Spotify. Je paye (je crois) 10 euros par mois, pour un accès illimité à leur catalogue, en bonne qualité d’écoute, sans publicité (ce qui est le cas si on utilise le service gratuitement).

Je rémunère donc ce service l’équivalent de 8 CD annuels. Est-ce que j’achèterais 8 CD par an aujourd’hui ? J’en doute. Première conclusion : je rétribue globalement l’industrie musicale de plus d’argent que si j’étais resté client des supports matériels.

Deuxième constat : j’écoute différemment. Des vagues souvenirs d’adolescence, le nom d’un groupe ou d’un compositeur, une réminiscence, une nostalgie, j’ai à portée immédiate de souris les titres des albums, les collaborations, l’association avec d’autres artistes. J’écoute plus, mais surtout j’écoute de façon infiniment plus diverse.

Troisième constat : je suis actif dans mon écoute. Un titre m’accroche pus, je le signale à mes amis Internet. Un disque ou un artiste me rejoint dans mon jardin secret, ou prend une importance plus grande, je le télécharge au lieu de l’écouter en ligne (streaming), j’ai rajouté quelques sous, mais je peux écouter sur mon iPod, dans ma voiture, en train etc.

Quatrième constat : Spotify, comme Deezer ou iTunes, redistribue aux artistes une part consistante des recettes, mais évidemment, divisée par l’éclatement de l’écoute, cette masse d’argent ne représente pas, pour l’artiste, l’équivalent des revenus du disque et des diffusions radio.
Corollaire : pour les musiciens, se faire connaître passe par cette présence en ligne, cette possibilité neuve de se faire écouter par bien plus large public, mais l’expérience directe de la musique, jouée sur scène, redevient, comme avant le temps de la reproduction mécanique d’Edison, le vecteur principal de rémunération.

Corollaire au corollaire : le problème, c’est que la mutation est irréversible. Elle n’empêche pas (au contraire, il se revitalise) le commerce des vinyles, et ce n’est pas seulement (condamnations qui reviennent comme des scies sur l’Internet) s’incliner devant les grandes compagnies (ce sont des requins, voir le destin des droits des Beatles, ou la fortune des héritiers de Ravel et son boléro, ou les droits massivement versés au chanceux qui a inventé le jingle des aéroports), c’est un déplacement des usages, qui revient en amont de l’industrialisation massive, et revalide en partie la présence directe des artistes, mais au détriment évident de ce qu’a permis pour eux la bulle industrielle des trois dernières décennies.

 

2/3, l’auteur n’a jamais vécu de sa plume


Les droits d’auteur, pour que l’auteur vive de sa plume : il faut tout de suite tordre le cou à cette idée trop naïve. Chacun connaît les chiffres : des milliers d’auteurs évidemment à recevoir des droits, mais bien moins sont éligibles à l’Agessa (sécurité sociale des auteurs, l’équivalent de la « maison des artistes » pour les plasticiens – suppose 50% des revenus sous forme de droits d’auteur), et peut-être 700 à 800 dont les droits d’auteur sont les revenus exclusifs. Je n’ai aucun a priori concernant les livres qui se vendent massivement, l’héritage de la littérature populaire est une des clés de notre bibliothèque, mais ça recoupe peu les enjeux de la création littéraire, de son impact intellectuel, et encore moins ses têtes chercheuses, la densité poétique notamment.

Il faut parallèlement ne pas oublier les repères de son histoire : la « lettre sur le commerce de la librairie » de Diderot concernant les contrefaçons, la fondation de la Société des gens de lettres au temps de Balzac et Hugo. Ce qui est populaire, à l’époque, c’est le théâtre, et c’est lui qui fait vivre les auteurs, avec un acteur nouveau : la presse, ses publications en feuilleton, sa consultation en cabinet de lecture. Les romans (encore souvent ne s’appellent-ils pas « roman » : Le Rouge et le Noir de Stendhal s’intitule « moeurs », Madame Bovary de Flaubert « moeurs de province », et Balzac publie des « études sociales ») sont l’aboutissement livre de ce qui a été d’abord publié dans la presse ou les revues.

Deuxième point notable : le contrat d’édition. Si Balzac a pu élaborer la Comédie humaine, c’est parce qu’il vendait chaque livre pour un tirage limité, non reconductible (2500 ou 4000), ou une durée précise (2 ou 5 ans), et retentait sa chance avec le même texte repris dans un autre contexte, révisé ou agrandi. Peu d’auteurs à avoir besoin de publier un nouveau livre tous les deux ans : on n’a pas tant de thèmes, d’histoires, de chantiers de fouille. Simplement, si on ne produit pas toujours « du nouveau », on ne vit pas.

Il faut rappeler, battre, insister : en Allemagne, en Italie, aux USA ou Canada, le contrat entre un auteur et un éditeur vaut pour 10 ans, renouvelables évidemment, et la création chez nos voisins ne s’en porte pas plus mal. En France, le droit veut qu’un contrat commercial soit limité à 10 ans, c’est par exception (résidu du temps Balzac et Hugo), que le contrat d’édition vaut pour la totalité de la propriété artistique, soit 70 ans après le décès de l’auteur.

Pourquoi insister là ? Parce que l’idée qu’un auteur vit de ses droits de publication n’est qu’un cas particulier rare des livres et des oeuvres qui nous sont essentielles. Les écrivains du Nouveau Roman étaient invités plusieurs mois par an dans les facs américaines pour des conférences, et revenaient ensuite écrire, Claude Simon vendait ses vignes en héritage (il en racheté certaines quand il a reçu le prix Nobel), Marcel Proust ou Gustave Flaubert ont mangé leur patrimoine familial. La commande publique a eu un rôle important de régulation : les commandes radiophoniques ont porté et portent encore la création littéraire en Allemagne, chez nous c’est devenu peau de chagrin.

Pour ceux de ma génération, publier un livre, cela voulait dire qu’on « devenait écrivain », cela entraînait un écosystème, je prononce le mot pour la première fois, de micro-économie culturelle où intervenaient les bourses de création du Centre national des Lettres (devenu subrepticement ensuite Centre national du Livre), les commandes radio ou livres collectifs ou livres d’art, etc. Plus tard, y compris avec la montée en pression de la lecture publique via les bibliothèques, sont venues les lectures publiques rémunérées – bien loin des rémunérations pratiquées en Allemagne, mais pour nombre d’entre nous, un poumon vital, non pas d’ailleurs pour l’économie familiale, mais parce que la littérature c’est une relation de l’auteur à celui qui l’entend, un partage vieux comme le monde qui ne se limite pas au transfert de propriété de l’objet livre.

Et puis, pour nombre d’entre nous aussi, la littérature comme pacte social. L’écrivain est un solitaire, d’accord. Ce qu’on affronte dans le temps âpre, ardu, de l’élaboration artistique, c’est pareil pour le plumitif que pour le sculpteur : long, harassant, et forcément seul. Aucun romantisme ici. Nos ateliers d’écriture, ça ne remplace pas l’apprentissage par une facilité collective : ça essaye seulement de préparer à ce chemin, à ce travail – et notamment la part obligatoire de lecture, d’appropriation de la langue, que comporte ce travail, l’écrire-lire mêlés. Toutes ces années, j’ai éprouvé un grand bonheur (le même qu’on a traversé ces trois derniers matins, ici à Ouessant) à accompagner des classes de collège ou de lycée, à être en fac de sciences ou en école des Beaux-Arts, à découvrir le paysage intérieur d’étudiants québécois ou japonais – ce n’est pas une mesure de protection d’espèce en voie de disparition, l’écrivain, c’est un pacte dans la transmission où, conjuguant notre approche à celle de l’enseignant, on essaye simplement que la littérature soit vivante. Je n’ai jamais eu le sentiment d’usurper une rémunération dans ce cadre.

Corollaire : ce dont nous parlons, et qui fait problème, ce n’est pas que dans la mutation numérique les auteurs voient leurs revenus modifiés, c’est que – dans la Sarkozie dominatrice – toutes ces niches qui faisaient la respiration de l’art et de la société ont été une à une mises à mal. Peu importe pour nous, on a la peau tannée et le cuir dur. Mais quel gâchis pour ce qui concerne notre rapport à l’éducation, à l’université (avant on nous appelait les « écrivains invités », maintenant les « agents culturels extérieurs »).
Corollaire 2 : ce système paraissait encore il y a peu respirer naturellement avec le rythme de la création littéraire. On estimait qu’un auteur qui faisait paraître une fois tous les deux ans un livre vendu à 20 000 exemplaires vivait avec les mêmes ressources qu’un enseignant Capes débutant. Seulement, le système d’édition s’est concentré à l’extrême, a modifié de l’intérieur tous ses paramètres et facteurs (tirages flux tendu, consensus formes, multiplication d’une production de base rentabilisée par le livre qui se vend mieux que les autres). Un auteur qui vendait il y a 8 ans 40 000 livres n’en vendra plus que 20 000, etc, un premier roman qui dépasse les 450 exemplaires est un succès – mais personne ne s’en aperçoit, parce qu’il y a le livre qui autrefois se serait vendu à 50 000 (Cherokee, de Jean Echenoz, prix Médicis en 1984 : 30 000, combien aujourd’hui un tel prix ?), ce livre-là se vend à 80 000 ou 130 000 et regardez, dans la quasi totalité des journaux, comment on aborde la rentrée littéraire : « les 13 livres tirés à plus de 50 000 exemplaires ». Les autres, déjà évincés.

 

3/3, le numérique, nos Pérou à l’horizon


Je ne suis pas un épicier du web. Au contraire, ce que nous indique la musique, je l’accepte avec sérénité. J’ai commencé mon activité web, un premier site perso avec les moyens du bord, en 1997. Dès le départ, j’ouvre mon site aux textes que j’aime, ceux de mes copains, à mes ateliers d’écriture. On est encore dans une période où, quand on veut s’exprimer dans le débat public, on envoie sa contribution aux Rebonds de Libération ou à la page débat du Monde, il y a aussi la Quinzaine littéraire qui souvent nous accueille. Je prends l’habitude de réfléchir à voix haute sur mon site. Je dois à ces 12 ans de pratique web un renouveau profond de mes amitiés, de mes rencontres. J’ai passé l’âge des apprentissages techniques, j’ai découvert un monde de travail collectif, d’échange de pratiques et de savoirs, tandis qu’à vue d’oeil, de quatre mois en quatre mois, se déplaçaient les façons de s’informer, la puissance et la qualité des matériels, la façon dont les usages numériques rejoignaient progressivement les moindres rouages de nos modes de vie.

Dans ces usages, il y a du texte. Comment ne pas venir ici dialoguer : la littérature, c’est le langage mis en réflexion (définition de Maurice Blanchot).
Pendant plusieurs années, à mesure de cette avancée, j’en parle à mes éditeurs – immobilisme. Parallèlement, je prends moi-même en charge une collection de textes contemporains aux éditions du Seuil : impossible de faire dialoguer en quoi que ce soit le monde Internet et comment cette collection pourrait respirer, inventer, partager. En même temps, je reçois des dizaines de textes, fais connaissance de jeunes auteurs : des formes, des écritures, qui ne pourraient avoir de destin commercial dans le système comme il est.

C’est alors que je fonde cette « coopérative » (le mot me vient de suite), que je nomme publie.net. Marre d’attendre, certes. Mais l’impression que nos livres, à nous de les défendre. J’envoie à 70 auteurs amis de mon répertoire mail (une quinzaine répondront), la proposition suivante : nous avons tous dans nos disques durs des textes parus en revue (les droits dans ce cas nous appartiennent), des textes publiés en livres ou livres collectifs qui ne sont plus accessibles (et les droits nous en reviennent), des chantiers de notes, journaux, réflexions – mettons cela en ligne, montrons que la littérature c’est ce chantier vivant, et pas seulement de jolis objets sous vitrine.

A peine on commence, requête de la BPI (Beaubourg) : nous souhaitons proposer vos ressources sur les ordinateurs de nos salles de lecture, comment nous y abonner ? Je ne savais même pas que ces formules existaient.

Trois ans après, quelques questions :
 ce que nous proposons, c’est une lecture dense, un texte que nous avons avec l’auteur révisé et corrigé, mis en page, fait bénéficier de notre réflexion sur l’ergonomie, le feuilletage, le portage sur différents supports. Ce n’est pas la lecture rapide et fragmentée du Net, c’est traverser l’écran pour entrer dans une lecture plus intime, un écart, la lecture dense ;
 très vite, je constate un noyau de gens, d’ailleurs la plupart continuent, qui achètent régulièrement ces textes que nous proposons au prix du livre de poche : malaise pour moi, l’impression de puiser dans leur porte-monnaie ; symétriquement, les textes d’auteurs connus son téléchargés beaucoup plus que les textes d’auteurs qui débutent. Nous introduisons une formule d’abonnement : accéder à volonté à la totalité de notre catalogue, et nous nous chargeons de répartir les recettes d’abonnement aux auteurs selon péréquation des pages lues. Curiosité : les téléchargements sont toujours « dénombrables », euphémisme, mais nous constations que la plupart de nos abonnés consultent, même brièvement, la totalité de ce que nous proposons de découvrir. Sans le savoir, comme la prose de monsieur Jourdain, nous avons évolué vers un modèle de cabinet de lecture basé sur l’abonnement, comme la musique ;
 autre constat : nous parlons de moins en moins de « livre », non qu’on fasse la tête, mais simplement qu’on n’en a plus forcément besoin ; oeuvres qui sont des chantiers d’auteur, et chaque 2 ou 4 mois on propose une version révisée ou augmentée. Des binômes s’assemblent, auteur et plasticien : une expérience esthétique, un carnet, une recherche, deviennent objet diffusé. Parfois, il s’agit même d’ensembles qui sont librement accessibles sur ordinateur : ce que nous proposons, c’est de passer de la lecture web à la lecture dense, et le texte comme service, sa validation symbolique comme oeuvre, et donc un champ de force, un tenseur dans le web qui y sert de repérage de la même façon que procède la table du libraire.

D’autres cercles de questions :
 dans le système de l’imprimé, la hiérarchie technique de la diffusion du livre vaut pour la hiérarchie des circuits de prescription, suppléments littéraires de journaux ; l’imprimé est déjà non pas une « chaîne », mais un écosystème [1] : où le foyer de prescription (la critique) et le lieu matériel de diffusion (le libraire) sont des éléments aussi décisifs que l’éditorial. Dans le système de diffusion numérique, chaque point est lui-même la totalité de la chaîne : le site ou l’activité réseau de l’auteur va recommander (je préfère « recommandation » à « prescription » pour ce déplacement) un livre ou un texte numérique ou un site lu, et on pourra se procurer directement le texte sur le blog ou site de l’auteur – cette bascule est déjà effective pour le livre imprimé aux USA, nous avons la chance d’y échapper. De même le libraire en ligne [2], voir Bibliosurf est un univers de critiques, dossiers, entretiens, ressources vidéos où le « métier debout » du libraire de ville a trouvé son équivalent écran. Cet écosystème ne se déploie pas au détriment du livre, il n’arrive même pas, pour l’instant, à occuper le terrain réellement perdu en 20 ou 30 ans par l’activité artistique ou intellectuelle : ce dont on souffre – ô éditeurs si gentils avec moi – ce n’est pas d’un trop d’activité numérique, mais bien au contraire il serait à souhaiter que les remue.net, poezibao, liminaire.fr et quelques autres soient rejoints par d’autres acteurs, de même que naissent ces jours-ci d’autres propositions d’édition en ligne, sur des principes très différents de publie.net et son contrat d’auteur ;
 de l’économie qui s’en induit, gardons pour boussole notre principe : on ne demande pas à notre écriture de nous faire vivre. Elle est notre résistance intérieure, notre espace de liberté. On pourrait se contenter de mettre nos textes en lignes gratuitement, d’ailleurs on le fait : près de 3000 articles en 12 ans sur Tiers Livre, rien d’ailleurs que l’activité ordinaire d’un auteur, bien moins que Kafka ou Lovecraft (ou Beckett qui laisse 3000 lettres en 5 langues), sauf que l’atelier est ouvert aux visiteurs. Mais éditer, c’est aussi intervenir dans cet univers de la recommandation, installer dans ce qu’on diffuse une prescription symbolique. La meilleure recommandation, c’est que ça tienne la route, qu’on puisse financer un serveur rapide, un informaticien qui à 2 heures du matin enlèvera un bug ou nous enverra une nouvelle idée, ou bien déléguer la production des epub, rémunérer un correcteur. Je ne parle même pas de rémunération des auteurs : mon idée était née de ce principe simple, la coopérative comme la galerie d’art, puisque la répartition des coûts dans le numérique n’a plus rien à voir avec celle du livre, et que l’auteur met la main à la pâte pour tout (et c’est pareil pour le musicien, le journaliste), 50 % des recettes pour l’auteur, 50% pour la structure.
Publie.net ne lèse pas les libraires : les textes que nous diffusons ne sont pas accessibles sous forme imprimée, mais surtout, publie.net est accessible depuis les librairies partenaires, et nous leur offrons aussi sur les abonnements particuliers et bibliothèques la remise habituelle. Je n’ai pas – et quand bien même jusqu’ici à Ouessant on en a entendu de vertes et de pas mûres – de réticence à pratiquer un commerce, comme une revue d’excellence s’intitulait le Nouveau Commerce, ou comme un galeriste se fait l’intermédiaire entre l’artiste et le collectionneur – ou bien que j’aie de la réticence, le matin, à rétribuer le travail de mon boulanger. Ce que demandent nos auteurs, ce n’est pas qu’un chèque leur permette d’acheter leur nouvel ordinateur ou un bout de leur loyer (encore que...), c’est qu’est précieuse la confiance engendrée par ce geste de la lecture, du téléchargement, du contrat de temps accordé à l’auteur. Cette confiance est certainement une force décisive, il importe qu’elle soit mesurable.
Petite précision : le droit français est basé sur un principe d’exclusivité. Les formats et modes de diffusion numériques – et pour cause – n’étant pas spécifiés (ou par une vague phrase sur les « futurs » qui n’a aucune valeur contractuelle), l’éditeur détenteur des droits pour l’imprimé ne peut diffuser numériquement un texte qu’avec l’avenant de l’auteur. Les éditeurs français, comme si leur immobilisme n’était pas déjà assez caricatural, proposent des avenants calqués sur les pourcentages de la distribution imprimée, de 12 à 14%, alors que le poste de production/distribution, qui entrait pour quasi 40% dans le prix du livre, s’est volatilisé. Il semble qu’aux USA on stabilise la rémunération auteur autour de 23%. Les éditeurs prennent un risque : là où ils proposent 14%, si publie.net propose 50%, en droit français l’auteur a toute latitude de préférer notre contrat, qui l’avantage. Les auteurs sont parfaitement libres de nous confier la diffusion numérique de leurs textes sous contrat d’éditeur pour la version imprimée : on ne cherche pas la guerre, mais à constater combien d’éditeurs, au bout de 3 ou 4 ans, ne vendent plus le livre que sur commande et à moins de 50 exemplaires par an, question très simple et directe aux auteurs : pourquoi ne pas proposer votre oeuvre en version numérique ? C’est même le meilleur moyen de réactiver parallèlement la diffusion du livre [3].

Fait nouveau aussi : parce qu’Internet est collectif, que notre mode de travail à publie.net est collectif, l’affirmation du site comme plaque tournante, sédimentant l’activité plurielle de l’ensemble des auteurs, c’est aussi reprendre une fonction dévolue antérieurement à l’édition imprimée (ou la figure charismatique, phénomène d’ailleurs récent, de quelques éditeurs), et qu’elle ne savait plus assumer, la reconnaissance de l’auteur en tant que tel, la fabrique de l’écrivain. Ainsi, trois auteurs de publie.net disposent en ce moment d’une résidence via différentes institutions littéraires, où le projet web est au centre de la convention d’écriture. Ainsi, les événements et rencontres, lectures, qui deviennent le poumon dans la vie dite « réelle » de l’activité littéraire dont le site est le centre de gravité, où se multiplient les croisements.

Une économie, toute petite économie, naît de nouvelles pratiques de lecture, l’abonnement, la consultation à distance dans la bibliothèque (institut français de Londres), il n’y a qu’un seul risque pour ce qui nous concerne : que cela rende plus visible la création littéraire contemporaine, tout petit jardin ardu et difficile, et que ça toujours été le cas de la poésie, de l’expérimentation.

[1Je ne suis pas le premier ni le seul, bien sûr, à utiliser ce concept, voir notamment Hubert Guillaud, Thierry Crouzet, Clément Laberge.

[2C’est le grand non-dit de toute la profession : pas possible d’envisager que le chiffre d’affaire global de l’imprimé, d’ici à 3 ou 5 ans, ne baisse pas de 30% – une nouvelle ligne d’équilibre s‘établira, il y aura toujours du livre de qualité, il y aura toujours les librairies qu’on aime, mais évidemment régression lourde probablement symétriquement dans la grande distribution et dans réseau de points de vente dense, mais qui n’a pas fait l’effort du fonds, de la proximité ou de la qualité – le numérique, et la librairie comme lieu d’activité littéraire, devenant sans doute des facteurs importants dans cette nouvelle donne. La mutation numérique n’est pas responsable de cette évolution déjà amorcée : le meilleur libraire ne peut vendre que ce qu’on lui propose. La régression de la prescription de livre à l’université, par exemple, est impressionnante, et probablement irréversible. Il est évident que dans cette chute de 30% il y a place pour les acteurs neufs que nous sommes – mais notre absence ou notre retrait ne changerait certainement pas la ligne d’équilibre.

[3En tout cas, impératif : refusez de signer un avenant numérique insultant, à moins de 23%, c’est vous et vos gosses que vous jouez – dans 5 ans d’ici, tout le poche aura basculé dans le numérique. Il y a quelques mois, j’en appelais aux éditeurs pour qu’on joue ensemble au numérique, proposition de prendre en charge, à partage 50/50, la préparation des epub et le portage iBookStore – ce matin j’ai retiré ce billet des archives du site, on joue solo.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 août 2010
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