une réorganisation du monde | 05

le feuilleton très irrégulier de Tiers Livre


Mesures de sécurité. – Accidents.

 

Observation générale.
Le but que tous les agents attachés à un service d’exploitation doivent avoir sans cesse devant les yeux est la sûreté absolue des trains ; tout doit être sacrifié à cette considération, et nous pouvons dire que, dans la limite assignée à toutes les choses humaines, rien n’a été omis en France pour arriver à ce résultat. L’exploitation technique des chemins de fer présente un très-grand nombre de problèmes, et les solutions que l’on peut donner de tous ces problèmes isolés conduiraient quelquefois à des conséquences contradictoires ; aussi pensons-nous que ce n’est pas par la recherche de ces solutions particulières que l’étude des moyens propres à assurer la sécurité des trains doit être abordée. Cette sécurité, selon nous, doit résulter de l’application normale et incessante d’un très-petit nombre de règles, mais de règles inflexibles. Dans certains cas, l’application de ces règles pourra occasionner quelques inconvénients, des retards par exemple, mais quelque fâcheux que puissent être ces incidents, on ne saurait les mettre en regard de la possibilité d’un accident. Une autre considération commande d’ailleurs au plus haut degré la simplicité dans les mesures relatives à la sécurité des trains : ces mesures doivent être comprises et appliquées par des milliers d’agents, à toute heure de jour et nuit, par les plus beaux jours d’été comme par les plus sombres nuits d’hiver, pendant la pluie ou la neige. Il faut donc absolument que ces mesures soient peu nombreuses, intelligibles à tous, et d’une exécution facile.

On reproche quelquefois aux compagnies de chemins de fer l’obstination avec laquelle elles semblent repousser des inventions destinées, dans la pensée des personnes qui les proposent, à prévenir des accidents. La réponse des compagnies est facile : la plupart des combinaisons proposées sont compliquées, et jamais un chef d’exploitation ne voudra faire dépendre la sécurité des voyageurs du jeu d’une pédale ou de l’élasticité d’un ressort. Les compagnies de chemins de fer ne repoussent point l’examen des inventions. On peut même dire qu’elles sont, à cet égard, en expérimentation constante, et affirmer que le nombre des dispositions ingénieuses essayées sur les voies est considérable ; mais parmi ces dispositions il y en a bien peu qui aient pu s’imposer par un caractère de simplicité et de certitude absolue.

Les mesures fondamentales sur lesquelles repose l’exploitation des chemins de fer en France sont les suivantes :
 La voie doit être libre ou couverte par des signaux ;
 Les trains doivent contenir un nombre de freins en rapport avec leur charge et le profil des lignes à pourvoir ;
 L’espacement des trains doit être assuré d’une manière régulière ;
 Sur les lignes à deux voies le sens de la marche des trains est fixé d’une manière invariable ;
 Sur les lignes à simple voie la succession des trains est réglée par des mesures particulières ;
 Enfin le passage des trains aux bifurcations ne peut s’effectuer sans l’accomplissement de précautions déterminées.

Ces mesures sont peu nombreuses, leur observation ne laisse à l’intelligence des agents chargés de les appliquer ni doute ni hésitation, et dans de semblables conditions l’intelligence humaine est supérieure au plus perfectionné des appareils. Avant d’aborder l’étude de chacune de ces mesures, nous devons dire un mot d’une question plusieurs fois soulevées, – l’uniformité des règlements.

On a fréquemment exprimé la pensée qu’il conviendrait de rendre uniformes dans toutes les compagnies les règlements relatifs à l’exploitation technique ; on a dit que le public s’habituerait à les connaître et à les respecter, que les employés, en passant d’une compagnie à l’autre, seraient immédiatement au courant de ces règlements, et n’auraient point ainsi une nouvelle instruction à acquérir. La première considération seule est fondée, et les compagnies ne l’ont pas perdu de vue en faisant rédiger les principaux règlements par le comité d’exploitation du chemin de fer de Ceinture. Quant à la seconde considération, elle n’a aucune valeur. En quittant une compagnie pour une autre, les agents perdraient les droits à l’avancement qu’ils tiennent de l’ancienneté, les avantages que leur assurent les caisses de retraite ; et, en fait, les échanges d’employés que les compagnies pourraient faire entre elles sont extrêmement rares.

L’uniformité absolue dans les règlements entraînerait d’ailleurs un inconvénient très-grave : elle interdirait à l’avance toute étude, tout progrès. L’exploitation des chemins de fer est trop récente pour qu’on puisse la considérer comme parfaite, et on doit compter sur de nouveaux perfectionnements. Il y a peu d’années, la télégraphie électrique ne jouait pour ainsi dire aucun rôle dans la question des signaux, aujourd’hui elle est employée sur une très-grande échelle. Les tubes acoustiques, les réflecteurs optiques, la photographie elle-même commencent à apparaître dans le domaine de l’exploitation, et on commettrait une grande faute en repoussant le concours que pourront apporter ces nouveaux auxiliaires.

La diversité dans les détails est donc favorable au progrès, et chaque administration de chemin de fer réalise à son tour un perfectionnement utile mais ce serait une grave erreur de croire qu’il convient d’imposer à tous les chemins de fer les combinaisons qui auront été mises en pratique sur l’un d’eux. Chaque réseau se trouve, au point de vue de la sécurité, placé dans des conditions spéciales auxquelles il serait dangereux de porter atteinte. Dans des services compliqués comme ceux de la banlieue de Paris, il existe un ensemble de signaux consacrés par une expérience de près de trente années, et personne ne voudrait prendre la responsabilité qu’entraînerait le moindre trouble porté à cette organisation.

Nous citerons un exemple de cette nécessité de conserver des dispositions qui n’ont de valeur que l’ancienneté : sur toutes les lignes qui partent de Paris, on a pris pour voie de départ la voie située à gauche en entrant dans la gare, et ce système a été naturellement suivi sur toutes les lignes françaises ; mais il en existe une exception : sur la ligne de Strasbourg à Bâle, ouverte à l’exploitation en 1839, on avait pris pour voie de départ la voie de droite. Lorsque la jonction de cette ligne ancienne avec les lignes partant de Paris a été faite, on s’est trouvé dans une grande perplexité et on a pensé que ce qu’il y avait de plus simple était de changer sur la ligne de Strasbourg-Bâle le sens de la marche des trains. Théoriquement, rien ne semblait plus facile ; pratiquement, il a fallu reculer devant tous les obstacles qui se sont présentés, et l’administration supérieure a dû sanctionner par une décision spéciale une exception à la règle, en apparence si simple, du sens de la circulation des trains.

 

De l’exploitation des chemins de fer

Leçons faites en 1867 à l’école impériale des Ponts et Chaussées, par F. Jacqmin, ingénieur des Ponts et Chaussées, directeur de l’exploitation des Chemins de fer de l’Est, professeur à l’école impériale des Ponts et Chaussées.
À Paris chez Garnier Frères, libraires-éditeurs.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 juillet 2010
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