Philippe Didion | histoire d’Armelle

leçon dominicale d’humanité humble


Philippe Didion | Histoire d’Armelle.

Voilà, il n’y a qu’à l’appeler Armelle.

Armelle est une cliente de la pharmacie, une fidèle, une assidue. C’est elle qui se charge de l’approvisionnement médicamenteux pour sa famille et elle passe souvent le seuil de l’officine, non sans s’être consciencieusement essuyé les pieds sur la bouche d’égout qui se trouve devant la porte. On ne sait si elle aime venir mais elle aime rester, s’installe dans le coin aménagé pour les enfants où elle parcourt les livres et albums qui sont mis là à leur disposition. Je ne dis pas qu’elle les lit, je ne sais pas si Armelle sait lire. Compter, elle ne sait pas, ça se remarque vite au comptoir, mais lire, c’est difficile à dire. Pourtant Armelle est allée à l’école du quartier, la même que les filles, celle dont le fronton indique Ecole enfantine, je n’en connais qu’une autre possédant cette appellation dans le département.

En tout cas, si elle ne sait pas lire, Armelle connaît bien les livres et elle râle quand certains traînent depuis trop longtemps. Les filles sont chargées du réassort, cette semaine, elles ont viré les Franklin et mis des Caroline à la place, Armelle sera contente.

Armelle, sur le plan de la lecture et sur bien d’autres, est restée au stade de l’enfance. Je ne sais pas comment dire ça autrement, Fallet aurait dit qu’elle est bredine, il y a d’autres mots mais aujourd’hui on préfère les périphrases, comme si celles-ci pouvaient adoucir les maux qu’elles recouvrent. Armelle a travaillé jusqu’à une époque récente, dans un atelier protégé. Elle vit avec ses parents. Pour eux, pas besoin de périphrases : sa mère est à moitié aveugle et son père est complètement sourd. Un trio de choc. On les imagine devant la télé, l’un pour les images, l’autre pour les paroles et la troisième pour on ne sait quoi. En tout cas, ils tiennent debout, ils s’épaulent, chacun est la béquille de l’autre.

Ils habitent une petite maison, au-dessus de la pharmacie, dans ce qui reste des cités de l’usine d’en face, celle devant laquelle on repeint chaque année les bandes du passage protégé alors que le dernier ouvrier en a passé la porte en 1986. Le père d’Armelle travaillait à l’usine, dire qu’il a eu les oreilles fracassées par le bruit des métiers à tisser ajouterait une petite touche zolienne à l’histoire mais il était contremaître, il n’était pas au front.

Hier, Armelle est venue à la pharmacie. Pas de chance, elle avait oublié l’ordonnance. Elle a eu beau fouiller, retourner son sac, pas moyen de mettre la main dessus. Caroline l’a reconduite chez elle. Elle était désemparée : « Maman va me gronder ». Armelle a soixante-dix ans, sa mère quatre-vingt-onze, son père quatre-vingt-dix-sept. Quand ces deux-là partiront, on ne sait pas ce que deviendra Armelle.

© Philippe Didion, Notules dominicales de culture domestique, le 27 mars 2010.

 

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Chaque dimanche, à midi heure française (et donc là, à 6 heures du matin Québec), l’arrivée par mail du courrier transmis par Philippe Didion, perecquien des Vosges, et dans ce relevé, vu et lu (pour reprendre un des incipit de Vous qui habitez le temps, de Valère Novarina), des portraits comme celui d’Armelle, et des rubriques régulières, comme ce fabuleux inventaire des monuments aux morts qui recrée toute une part de l’histoire des humbles. ou ces images de salons de coiffure transmises par les abonnés (la seule concession de PhD à l’interactivité virtuelle !). Ensuite c’est en ligne (voir archives 2009). Et je sais que désormais elles essaiment jusqu’à Montréal.

A vous de vous abonner si ce n’est pas encore fait, ou lire cette large compilation des premières Notules sur publie.net.

Dans les indévissables du Net première heure, comment ne pas signaler d’autre part ce Odradek 1 suivi d’un Odradek 2 chez Jean-Claude Bourdais ? Le Net est l’apanage de nous autres, provinciaux : on perd moins de temps en vie urbaine.

FB, qui remercie.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 28 mars 2010
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