jouer avec le chaos : Balzac bref

lire Balzac jeune dans l’ordre où il a écrit ses textes et découvert son propre territoire d’invention _ et "Le chef d’oeuvre inconnu" offert sur publie.net


Texte paru dans la Quinzaine Littéraire en janvier 2006, à l’occasion de la parution du premier des 2 tomes Quarto de Balzac dans l’ordre chronologique, qui permet de suivre littéralement pas à pas la construction de l’invention de Balzac. Et que disposer chez soi de cette édition de Balzac reste d’actualité...

Alors que je reprends sur publie.net une version numérique révisée du Chef d’oeuvre inconnu, reprise, suivie d’un court texte bien représentatif de cette école du fantastique où s’engage Balzac jeune...


Jouer avec le chaos : Balzac en bref (sur l’édition Quarto d’Isabelle Tournier)

 

Qui est mordu à Balzac le relit toute sa vie. Mais depuis quelques années, c’est une effervescence. La genèse, le travail sur le temps, les territoires et spatialisations, tout est revisité. Ce fichu bonhomme, qui pensait qu’avec un gros cou et des bras courts l’avantage c’est que la pensée allait plus vite de la cervelle à la plume, on l’a remis sur la table de travail. Pas un hasard s’il était aussi sur celle de Claude Simon ou Julien Gracq.

La Comédie Humaine dispose de sa cathédrale, les douze tomes de l’édition Pléiade revisitée. S’y sont ajoutés deux tomes de ce qu’on dit œuvres diverses. Bien sûr, je les ai. Mais j’ouvre rarement, ou vraiment pour une recherche précise.

Il y a des livres dont on se méfierait d’emblée. Cette nouvelle édition Quarto, « nouvelles et contes », le premier réflexe est de se dire : ah bon, version poche des œuvres diverses… Et même un petit réflexe de colère : quoi, ils y recyclent La Grande Bretèche, Passion dans le désert et quelques autres joyaux pour mieux vendre ? Sauf que.

Sauf, justement le parti pris du maître d’oeuvre, Isabelle Tournier : en choisissant d’éditer Balzac selon sa chronologie d’écriture, et non selon la composition rétrospective, c’est l’histoire même de l’invention de Balzac qu’on accompagne. Et que passent alors au premier plan, non les romans qui sont l’aboutissement, mais ce qui en est le creuset : ces œuvres courtes, le format bref du récit, ouvrent au jeune Balzac un rapport autre de la fiction à la réalité, en amont du roman.

La frontière alors des œuvres de fiction (comme le génial Adieu, qu’il m’a semblé revivre dans cette triste recomposition récente et costumée de la bataille d’Austerlitz) et des autres registres d’écriture devient mobile, parfois impalpable. Mais le déplacement de curseur, de la réalité à la fiction, devient un déplacement continu, et c’est ce positionnement même qui détermine la fiction, permet à Balzac d’innover parce que le lieu où on établit l’écriture, dans le prisme représentation réalité, a été démultiplié, nous fait perdre nous-mêmes, lecteur, nos repères. Ce dont on s’est débarrassé avec ce bon vieux mot de réalisme : un réalisme un peu gras, un peu simple, et voilà, vous avez tout pensé d’avance.

Mais allez penser d’avance, alors, La Grande Bretèche où la même histoire se raconte trois fois depuis trois points de vue différents, pour obtenir, un tout petit instant, l’illusion de vrai, terrifiante, sur ce regard d’un type qu’on emmure, et qui va mourir. Le choix argumenté d’Isabelle Tournier, c’est de nous proposer dans leur ordre chronologique ces textes courts, y compris ceux que Balzac a repris plus tard dans l’architecture globale de la Comédie Humaine, soit de façon indépendante, dans les Études philosophiques par exemple (ainsi, Louis Lambert), soit dans l’intérieur même de grands romans qui les conservent tels quels, selon leur composition mosaïque. Ainsi, l’immersion de La Grande Bretèche dans les Autres études de femme.

Ce qui nous fascinait déjà, c’est en quoi l’invention propre à ces récits brefs déplaçait la grammaire même du rapport fiction réalité, et préparait le territoire des grands romans. La fille aux yeux d’or multiplie la spatialité de la ville, en convoquant l’idée de foule, et de ces parcours les yeux bandés. Ce qu’apporte de plus le Quarto d’Isabelle Tournier, c’est que les récits de fiction retrouvent leur place chronologique dans des écritures autobiographiques, des morceaux presque d’essai, ou des études purement descriptives (de même lisons-nous autrement, dans ce contexte, les jeux narratifs des Contes drolatiques). Un Balzac qui part à la charge du monde, et devient le premier spectateur d’un spectre imprévu d’écritures, une grammaire de récit que l’architecture ultérieure occultera, Balzac n’ayant d’autre ressource que de vendre et revendre de nouveaux tirages de ses œuvres complètes, plus tard encore l’intitulant Comédie humaine.

Dans cette marche linéaire par quoi Balzac accède à lui-même, le concept de temps n’est pas seulement un repère pour le lien du biographique à l’œuvre, il est ce par quoi l’œuvre elle-même constitue sa dynamique, se convoquant elle-même entière à chaque étape, et posant formellement (en tout cas, si on suit l’inusable étude de Proust, à l’exact endroit d’où le projet du Contre Sainte-Beuve devient La Recherche) son inachèvement comme ultime cercle. Ce chemin de Balzac au travers des premiers cercles, et particulièrement dans ces premières années d’après 1830, c’est le prisme d’une invention où la nouveauté c’est que la figure même de l’écrivain, voire jusqu’à son nom, doit être construite de façon parallèle à l’œuvre, avec elle ou en elle. C’est ce qui se joue par exemple dans Louis Lambert. L’essai de Nicole Mozet, Balzac et le temps, responsable de la nouvelle édition de la Pléiade, relisant l’ensemble de cette invention depuis la mort prématurée de Balzac, nous laissant face à son inachèvement, en aucun cas n’aurait pu être écrit il y a seulement cinq ou dix ans. Jouer avec le chaos, dit Nicole Mozet de la Comédie humaine. Entrez dans cet atelier : c’est le croisement aujourd’hui de l’œuvre, de l’auteur, du réel, qu’on y travaille.

Balzac, Nouvelles et contes, tome I, édition établie, présentée et annotée par Isabelle Tournier, Gallimard, Quarto, 1764 pages, 92 documents, 28 euros.

 


Balzac | Allez...

 

Hier en rentrant chez moi, je vis un nombre incommensurable d’exemplaires de ma propre personne, tous pressés les uns contre les autres à l’instar des harengs au fond d’une tonne. Ils répercutaient dans un lointain magique ma propre figure, comme, lorsque deux glaces se répondent, la lueur d’une lampe posée au milieu d’un salon est répétée à l’infini dans l’espace sans bornes contenu entre la surface du verre et son tain.

Pour un bourgeois de la rue Saint-Denis, c’eût été un effrayant spectacle : pour moi, ce n’était rien. Il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que le fantastique fû venu frapper à la porte d’un pauvre homme qui vit de fantaisie.

J’inclinai la tête pour saluer tous mes sosies, et tous inclinèrent la tête en même temps que moi et de la même manière que je l’inclinai. Je m’assis en attirant à moi la petite table gothique sur laquelle j’écris, et alors le premier moi-même fit deux pas, se tint debout devant ma cheminée, et parut prêt à parler.

Un joli garçon vraiment, bien pimpant, bien cravaté, le pied chaussé de bottes en escarpin, luisantes et noires comme l’œil d’un corbeau. Le gilet était irréprochable, les gants jaunes, admissibles en tout pays. Il tenait la tête haute, de trois quarts, jetait son regard avec un peu de prétention, peut-être, mais je compris et sanctionnai l’impertinence de ce coup d’œil : il est pardonnable à l’homme bien mis qui a la conscience de sa supériorité. Bref, je pouvais l’avouer comme un léger croquis de moi, lorsque je quitte la robe d’étude pour aller me faire homme du monde pendant une demi-soirée. C’était le dandy, l’homme à cervelle creuse, celui de tous les moi-même qui a le plus de succès. Donc le fashionable me dit :

— Mon cher, ne fais plus de contes ; le conte est fourbu, rendu, couronné, a le sabot fendu, les flancs rentrés comme ceux de ton cheval. Si tu veux te rendre original, prends le conte, casse-lui les reins comme on brise la carcasse d’un poulet découpé, puis, laisse-le là, cassé, brisé. Sans cela, tu n’est qu’un contier, un homme spécial. Ou il faut montrer que le conte est la plus haute expression de la littérature, que ce titre est un mot vide de sens, et qu’en toute espèce d’œuvre il n’existe que des détails et une exécution plus ou moins habile. Tâche d’arriver à cette déduction, et tu auras soufflé sur une foule de capucins de cartes qui sont en route pour envahir la voie du conte et la gâter.

Mon homme enchevêtra les doigts de la main gauche dans ceux de la main droite, pour ajuster les gants et les coller de manière à en rendre l’adhésion parfaire, et disparut ; l’homme du monde avait été l’écho du monde.

Un second moi-même se dressa tout à coup. Celui-là était en robe de chambre violette, il avait le front ridé, les lèvres jaunes de café, la barbe longue, les yeux brillants et calmes, le teint rouge, un cordon de soie autour des reins, une calotte de velours violet sur la tête, un grand rabat de bourgmestre hollandais en guise de collet. Il était éclairé par la lueur soucieuse d’une lampe, il avait cinquante ans. Celui-là était l’homme aux conceptions, l’homme qui ne dort plus, l’homme dont le regard va loin, l’homme de courage, l’homme affaissé sous le poids de la pensée.

— Ecoute, la face incomplète sous laquelle le monde te voit a dit vrai ! Soient donnés un mari, sa femme et un amant, déduisez cent contes dont aucun ne ressemble à l’autre.

De même que le cuisinier fait cent plats avec la substance essentiellement culiniforme nommée l’œuf.

De même que le mathématicien imagine la possibilité de tracer sur une circonférence autant de cercles qu’il voudra en tracer, et prouve qu’à ce gouffre circulaire un homme userait la craie du globe.

— Va te promener ! lui dis-je. Convoque Nodier, ce magicien du langage, ce sorcier dont la baguette évoque des phrases toutes neuves ; appelle Étienne Béquet, l’homme qui a fait trois volumes in-folio de titres d’ouvrages à faire, et qui a tout rêvé, tout lu en littérature ; demande Eugène Sue qui pourrait faire mariner tant de sujets et les tenir...

J’allais battre un ban à tous nos grands hommes, lorsque mon moi-même qui ne rit jamais, sourit, me montra les cent expressions de la formule algébrique représentées par les cent moi-même, qui paraissaient vouloir sortir de leur prison, et venir un à un me conter leur formule, dont aucune ne devait ressembler aux précédentes.

Je m’étendis nonchalamment sur mon divan, et je me dis :

— Allez !...


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1ère mise en ligne 27 novembre 2005 et dernière modification le 25 octobre 2009
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