dissolution du numérique (vers lui-même)

la main numérique de Pranav Mistry : beau comme un poème


Voici une brève vidéo, avec le luxe qu’elle soit sous-titrée en français.

Pourtant, l’anglais de Pranav Mistry n’est pas difficile à comprendre. Et c’est son humilité qui serait dissuasive au départ : où donc cela mènerait, des choses aussi simples, qu’à des idées rebattues, du déjà entendu ?

Pour nous, l’engagement dans le numérique, à mesure qu’il se démultiplie, qu’on expérimente sur nos sites secrets ce qu’on n’oserait pas montrer ici, il y a toujours le paradoxe de la technique et du sens. Ce dont on rêve, il faudrait pour le réaliser un savoir dont on ne dispose pas.

Quelquefois on crée des alliances : des messages vont dans la nuit, et quand ils reviennent d’immateriel-fr cela fait les invisibles prouesses de publie.net, concevoir peu à peu le web lui-même comme un livre – la joie assez grisante de disposer d’une interface que bien des plus gros que nous ne savent pas faire (les Formule 1, ce n’est pas les grandes usines qui les produisent), mais je serais la plupart du temps bien incapable de régler sans eux le moindre bug.

Quelques autres pratiquent eux-même l’alliance : ainsi les étonnantes explorations de Karl Dubost ou de Philippe De Jonckheere. D’autres s’en vont les explorer et nous les racontent, nous créant intérieurement cet espace des possibles sans lequel il n’est pas d’intuition : c’est la dette à Hubert Guillaud, ainsi encore avant-hier ces 3 vidéos sur des ordinateurs de papiers.

Sil y a réellement une intelligence du web, elle est collective. La vidéo ci-dessous présentée (elle-même issue d’une fonction share sur son site de départ), j’en ai eu connaissance par Christine Genin, de Lignes de fuite, via son fil twitter et j’ai oublié de qui elle-même la tenait – sérendipité...

Notre fascination pour le numérique est étrange et ambiguë parce qu’elle ne nous sépare pas du monde (pas sûr que Michaux, écrivant Connaissance par les gouffres, ait dit autre chose des drogues, d’ailleurs : savoir seulement qu’on entre dans une zone à risque, parce qu’elle requiert en partie l’aveuglement dans l’expérience), mais nous reconduit à une perception transformée du monde, formes neuves de la géolocalisation, strates et lignes autres de l’identité. C’est bien notre perception accrue du monde qui est l’enjeu de la médiation numérique, ces 15 ou 20 ou 30 machines qu’on a usées sous soi en 20 ans (mon premier Atari en 1988, mais ma première carte Fortran à l’Ensam Bordeaux en 1972, mon premier microprocesseur allumant 9 diodes sur un circuit imprimé à Sciaky en 1979).

Ce qu’on observe au plus profond, c’est son propre changement intérieur : la façon dont on pense et perçoit autrement. Et que cela affecte évidemment notre convocation du langage, ou les formes du récit qui l’organisent. Peu importe alors de s’écarter des vieilles lois : est-ce qu’on choisit, dans ces chemins ? Instance de plaisir, ou obscure obéissance comme on obéit à un rêve ? Quitte à être un peu perdus, l’impression que si littérature vivante il y a, elle ne peut être que dans ce remuement, ces fissures, ces effractions.

Et si on y retrouve ceux qu’on aimait déjà, de façon consanguine, le grand Proust d’un homme qui dort tient autour de lui le cercles des heures... etc, ou Beckett ou Kafka, ou Rabelais qui me sert de puits depuis si longtemps, presque nativement, c’est cela qui donne la confiance : tout peut bien être si embryonnaire, ou si mêlée la profusion des blogs, ou – comme dit le frère DB, grand partageur au devant, et qui ne se retourne pas toujours voir si on suit, il y en a d’autres et d’autres –, qu’on invente les dinosaures du futur, la meilleure chose finalement qui nous advienne c’est de constater ainsi, qu’importe notre point de départ, comment avec nous c’est toute notre discipline qui est requise et se transfigure. Il ne s’agit pas de culture, invention trop récente et qui n’est qu’une figure industrielle du rapport de l’art à la société, Adorno l’avait vu en précurseur (Minima moralia), mais de cette nudité absolue, précisément, de notre rapport au monde, là où il suppose d’en revenir en deçà même de la conscience, comme autrefois les navigateurs, ou n’importe quel quêteur d’absolu.

Ainsi avons-nous tous rêvé à la main numérique. Plus même besoin d’ordinateur, pour enclencher cet appel collectif dans le lieu et l’instant de notre réalité. Alors elle ne se découpe plus selon cette frontière, de plus en plus poreuse ou mouvante, et qui rejoint même nos livres et nos mots – à preuve que vous les lisiez ici –, d’un monde réel opposé au monde virtuel, mais comment en chaque instant et en chaque lieu, et c’est la radicalité technique de ces calculateurs apprivoisés que nous utilisons dans notre quotidien, comment les deux instances s’appellent l’une l’autre et n’ont vocation, dans ce mouvement qui les requiert, qu’à s’annuler en cet endroit.

Je cherche, écrivant pour le Net, une présence qui me fascine chez Rilke, et que les livres, ou l’isolement géographique, ne me permettent pas suffisamment.

Ce rêve, on le brasse de tous les possibles, qui sont pour moi des façons de langage.

Seulement, d’autres, qui ne sont pas des êtres de langage, se risquent à ce même endroit avec une autre praxis. Dans le début inintéressant de cette vidéo, Pranav Mistry explique comment il a démonté une souris d’ordinateur à deux balles. On en tous décortiqué de même.

Seulement, il m’arrive, ici à l’université où on m’a invité, d’apporter deux lourds Pléiade de Francis Ponge et je peux parler 2 heures sur le concept radicalement autre de relation du langage à l’objet qu’ils inaugurent. C’est ce même rapport qu’il expose, Pranav Mistry, repartant des deux fondamentaux, geste et objet.

Ensuite, c’est presque de la prestidigitation. On se dit qu’il doit lui falloir, dans son dos, trente kilos de calculateur réfrigéré pour ce traitement en temps réel qu’il nous démontre. Ça importe peu. C’est la notion de possible qui compte.

On est un peu secoué, un peu baba. Il s’induit quoi, de tout ceci, pour notre bibliothèque mentale, pour notre relation du verbe à ce qu’il nomme ?

Et puis il y a un post-scriptum. C’est les applaudissements, on veut couper la vidéo, les trente secondes qui restent. Un Monsieur Loyal des télévisions d’Amérique surgit, on se dit que les questions vont tout casser de l’émerveillement. Et le jeune chercheur MIT,
Pranav Mistry, répond très sereinement et tranquillement qu’il repart en Inde (au Bhabha Research Center où j’étais en 1979, tiens, plaisir !). Que ce qui l’intéresse, ce n’est pas les brevets et les millions, ou revendre tout ça à Steve Jobs qui saurait bien quoi en faire. Mais de s’en servir pour des technologies à pas cher. Que par exemple ça peut avoir des conséquences formidables pour les non-voyants ou autres handicapés de tel des cinq sens. Et petit bouquet final : que ça restera un logiciel open source.

Au terme d’une étrange journée, dans appartement totalement seul et silencieux, voilà, c’est lui qui est venu me parler dans ce moment où la nuit tombe. Je ne sais pas ce qu’il en adviendra : je sais juste deviner un peu mieux ce qui m’attelle à cette démarche désormais sans effectivité ni contrainte – confiance dans l’abandon, le mouvement.

C’est ce cherche Pranav Mistry, bien au-delà les prouesses techniques de son programme : laisser tomber l’opposition, le switching between digital and objects. Sur son site PranavMistry.com, des articles à télécharger : Leonardo of 21st century, Designing intelligence, Ghost in the machine et d’autres. Il vient de Palanjur, Inde du Nord, son père est architecte, et le surnom de gosse qu’il a eu longtemps à supporter avant départ : Zombie.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 janvier 2010
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