pratiques de lecture et rupture numérique

la lecture au temps du numérique : une approche de fond, celle d’Alain Giffard


Situation étonnante : la lecture-consommation, telle que la porte l’espace des lectures industrielles suppose un lecteur amateur, responsable, compétent, qui adopte la lecture comme technique de soi, c’est-à-dire très exactement le contraire du consommateur. La lecture numérique appelle ce que l’étude d’Olivier Donnat nomme "cumul des modes d’accès", c’est-à-dire une double formation, à la lecture classique et au numérique. Toute autre orientation ne peut être qu’une catastrophe cognitive et culturelle.

Ci-dessus les mots de conclusion d’une remarquable mise en perspective des pratiques de lecture dans la rupture numérique, sur fond de notre responsabilité dans la transmission et l’éducation : Alain Giffard, lecture numérique et culture écrite. Approche trop rare dans les bruits polémiques ambiants.

Voir par exemple texte et commentaires de ce billet de Didier Jacob, et s’en aller rêver aussi quelques minutes chez Karl.

Autres brèves citations d’Alain Giffard pour insister encore sur lecture approfondie de son texte (on peut s’abonner aussi à son blog personnel) :

Nous nous sommes habitués à une entrée en lecture telle que la lecture du livre imprimé la permet et l’organise. Dans la lecture classique, le livre est sous mes yeux, je l’ouvre et je commence la lecture. Pourtant toute une série de questions se sont posées et ont été résolues : je veux ce livre, pas un autre ; le livre que je lis est celui que je veux lire ; il est lisible en général ; il est lisible par quelqu’un comme moi ; il présente des caractéristiques qui compenseront les difficultés de lecture, etc. Cette situation, favorisée par la chaîne du livre, nous semble naturelle. Pourtant il existe dans l’histoire de la lecture de nombreux cas où l’écart entre le texte/médium et le lecteur est tel qu’il interdit cette entrée quasi-directe dans le texte et nécessite une opération de préparation, un premier degré d’exécution de la lecture sans lequel ce que nous entendons habituellement par acte de lecture ne peut être engagé. Cette opération initiale est connue, assez souvent, sous l’appelation de pré-lecture ou avant-lecture.

[...]

A priori deux cas-limite peuvent se présenter. Dans le premier cas, le développement de la lecture numérique compenserait la diminution de la lecture classique. C’est l’explication sur laquelle certains se précipitent, allant même jusqu’à contester la baisse de la lecture qui se serait simplement « déplacée vers les nouveaux supports ». Mais cette position va à l’encontre de la constatation d’une baisse de la lecture sur le long terme qui n’est certainement pas l’effet du numérique. Il faut donc alors supposer un scénario très optimiste d’une baisse de la lecture classique ultérieurement relancée par la lecture numérique. Je le trouve assez acrobatique. Encore faut-il pouvoir démontrer que la lecture numérique se substitue réellement à la lecture classique.

Dans l’autre cas, la lecture numérique se développe comme un des compartiments d’une culture distincte, voire opposée à la culture écrite ; elle n’est pas à même de remplacer la lecture classique, et, d’ailleurs, elle ne le cherche même pas. On oppose à un tel schéma : le fait que la lecture numérique est bien lecture d’un texte, la situation du livre comme support de référence de la culture écrite et non pas comme support exclusif, l’historicité du livre comme support, l’unité de la lecture sur différents supports... Bref aucun de ces deux schémas extrêmes ne convient.

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Mon deuxième commentaire porte sur la fragmentation des relations à la culture. Le système précédent reposait sur un principe d’unification et de continuité, sinon d’homogénéité. Il avait précisément été créé pour cela, à l’opposé du régime reposant sur la séparation des clercs lettrés et des laïcs illettrés. Dans le cas français, Jules Ferry avait étendu à la totalité des citoyens le principe de la réforme grégorienne « Que nul ne soit clerc s’il est illettré ». La continuité culturelle était censée venir seconder l’égalité politique. Or ici nous avons une fragmentation, non seulement entre les différents groupes socio-culturels et leur modèle d’accès à la culture, mais aussi au sein des grands groupes socio-culturels entre les groupes d’âge et même entre les genres au sein des groupes d’âge. C’est le groupe moyen qui est ainsi le plus fragmenté tandis que le groupe le plus favorisé est aussi le plus homogène.

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La lecture numérique existe. L’association de l’ordinateur personnel et du web ont produit une version robuste sinon élégante de la machine à lire. Dans l’histoire de la lecture avec un ordinateur, deux périodes se distinguent nettement, avant et après le web. Caractéristique de la première période, la « lecture à l’écran » n’a pas la compréhension du texte comme objectif. Elle reste une lecture de contrôle opérationnel, come celle que nous pratiquons pour tirer de l’argent ou acheter un billet. Elle relève de ce que les sociologues appellent la « lecture ordinaire ». L’invention du web par Tim Berners-Lee crèe les conditions de base d’un environnement textuel à l’écran suffisamment consistant pour susciter une pratique véritable de lecture numérique.

Mais si la lecture numérique existe, sa technologie est une « technologie par défaut ». Il faut pour approcher ce point rappeler ce qu’est une technologie de lecture. Elle peut être de deux types : purement intellectuelle, intérieure, et ne disposant pas d’un équipement spécifique, auquel cas elle relèvera souvent d’un art de lecture, d’une sorte de discipline ; ou bien extériorisée, déléguée à un dispositif technique.

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Or la lecture d’étude s’est construite, pour l’Occident, à partir de la lecture silencieuse, et autour du lien, établi méthodiquement entre lectio et meditatio, lecture et réflexion. Elle a une autre finalité que la lecture d’information : elle est une technique de soi. Sa visée à travers une connaissance approfondie du texte est la culture de soi. La lecture n’est pas la réflexion ; c’est le premier exercice qui prépare au second, soit méditation sur ou à partir du texte, soit méditation sur l’état subjectif du lecteur après la lecture. Evidemment, la lecture d’étude, approfondie et soutenue, qui se prépare à la réflexion suppose une implication et une attention différente du lecteur.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 janvier 2010
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