littérature avec centrale nucléaire

La Centrale, d’Elisabeth Filhol, chez POL : ne pas passer à côté


note du 15 mars 2011
Comment, en ces heures Japon, ne pas ressortir le livre très raide et puissant d’Elisabeth Filhol, paru il y a juste un an. Sur le site des éditions POL, ne pas manquer la vidéo de Jean-Paul Hirsch. Et encore moins manquer l’interview par Bernard Strainchamps sur le site Bibliosurf (et possibilité de recevoir le livre chez vous dès le lendemain).

note du 5 janvier 2010
Le livre est en librairie depuis ce mardi, je l’ai lu avec un peu d’avance, donc je repasse en Une. Et heureux d’avoir reçu retour de l’auteur sur ce billet : Internet est de moins en moins une bouteille à la mer, chacun finit toujours par être rejoint quand ça le concerne. Si donc vous souhaitez écrire à l’auteur, je peux désormais transmettre !

La Centrale, chez POL
Toutes ces dernières années, en France, j’ai vécu dans la proximité d’une Centrale nucléaire. Quand le temps est clair, même à 40 kilomètres on voit le panache de vapeur. Une fois, passant auprès, c’était un exercice de l’armée : tout d’un coup refoulés à un barrage d’hommes en combinaisons d’extra-terrestres, environnés d’engins bizarres.

Mais la Centrale, c’est d’abord les hommes qui l’entretiennent. Par exemple, il y a quelques années, la dame qui faisait – avec une excellente compréhension de Rabelais – guide et entretien de la Devinière, avait obtenu en partie le poste parce que son mari, qui travaillait à Edf, était employé de la Centrale. Ils ne sont pas si nombreux : dans les villages environnants ont poussé des lotissements sages, banals.

Plus près de la Centrale, à Chinon, des installations bien plus grandes, avec des Mobil Home, et un camping avec des caravanes : plus rentable d’utiliser des entreprises extérieures, faire venir des intérimaires. Sauf que, dans le gigantisme de ces installations, il y a toujours à reprendre tel bâtiment, telle piscine de réacteur, changer tel ensemble de contrôle. L’armée des travailleurs provisoires occupe un camp permanent. Certains y passent toute une carrière, d’autres, parce qu’ils ont appris le boulot, iront d’une Centrale à une autre.

Les fleuves offrent le refroidissement gratis, aussi bien le Rhône que la Gironde ou la Loire. C’est eux qui collectent les monstres de béton, le réacteur et les échangeurs de vapeur.

Quel rapport à la littérature ?

Aucun. On peut rester chez nous, et ne pas s’interroger d’où vient l’électricité de notre ordinateur, ou du chauffage qu’on a dans le dos.

On sait que c’est une symbolique sourde : on touche à l’organisation même de la matière. En utilisant les matières fissiles, on déchaîne une énergie difficile à contrôler, c’est la plus difficile tâche de la Centrale. Et pas de rupture essentielle entre cet usage et les armes qu’on fabrique : on nous tanne assez avec l’Iran là-dessus. Je l’ai appris moi-même dans les années 79-80, intervenant sur un réacteur que l’Inde assemblait en détournant les protections établies : les pièces principales au Canada, les matières fissiles en URSS, et nous autres Français, qui ne pouvions pas exporter nos matériels, assurant cependant l’assemblage de tout ça.

Symbolique qui vaut pour les tensions principales d’une société : voir le déploiement des éoliennes, ou les manifestations contre l’accumulation des déchets à la Hague. Et surtout, en retour, interroger le travail même : dans les mines, les aciéries, on touchait au feu et aux ressources secrètes de la terre. Cela n’existe plus. La notion de travail s’effrite. Dans les Centrales, on touche cela physiquement.

Alors ça pourrait s’écrire ?

Il faut un certain culot. Il faut prendre ce qu’on ne comprend pas de façon aussi énigmatique que ces convertisseurs réfrigérés qu’on aperçoit à des kilomètres. Et il faut y entrer, les arpenter, les déconstruire. Passer d’une Centrale à une autre.

Bon, la solution est simple : et si on prenait dans un livre la vie de ces intérimaires, au camping et dans le fond même des réacteurs ? Et si on les suivait dans le quotidien du travail, en prenant les contradictions par la base, dans ces gestes très élémentaires, d’un fond de réacteur nettoyé au balai éponge ? Et les petits compteurs Geiger sur la poitrine, quand on atteint la dose ?
Et la route ou les voyages, comme si la géographie d’un pays (mais c’est la carte de ses circulations d’énergie) se superposait à celle des monstres au bord des fleuves.

Ne racontez pas cela à Philippe Vasset, il en ferait un livre. Mais, Philippe, si tu passes par là, juste te signaler que le livre existe : La Centrale et ça sort chez POL le 5 janvier.

Je viens de le lire : c’est la rigueur de cette inscription de l’écriture dans le travail qui fait que ce livre rejoint la petite poignée qui régulièrement s’y inscrivent, comme L’Excès-l’Usine de Leslie Kaplan, les Mémoires de l’Enclave de Jean-Paul Goux, Ouvrière de Franck Magloire, Central (au masculin !) de Thierry Beinstingel. Et qu’on ne vienne pas nous parler de littérature de témoignage. D’ailleurs, rien n’indique qu’Élisabeth Filhol (avec lecture vidéo) ait jamais pratiqué l’électronique ni les métiers du bâtiment, ni même ne dispose d’une particulière formation en électronique quantique.

L’exercice de la littérature, c’est la littérature. En général, cela part d’un incipit. Ici, d’emblée sur la Centrale de Chinon, celle que je vois de devant ma porte : Trois salariés sont morts au cours des six dernières mois, trois agents statutaires ayant eu chacun une fonction d’encadrement ou de contrôle...

Ci-dessous, quelques extraits recopiés. Je me souviens, étant étudiant aux Arts et Métiers d’Angers, quand la Centrale de Chinon commençait juste, on nous avait emmenés visiter. On avait grimper ces échelles métalliques jusque sur le dessus des tours réfrigérantes. Mais l’été, pour l’intérim, on allait à Longwy, dans les aciéries. Plus tard dans la bascule permanente du monde, j’aurais peut-être été de ces intérimaires, dans les Centrales agrandies tranche par tranche, peut-être c’est moi qui aurais écrit ce livre-là : en tout cas, même dans ces 140 pages denses, qui se lisent en trois heures, avec le culot d’aller tout droit dans la fission, et de revenir au camping, de ne rien oublier des tensions sociales, ni de cette démesure naturelle, ai en eu à de nombreuses reprises l’impression que j’aurais bien aimé m’en expliquer moi-même, avec telle figure précise, tout au long d’une page. Et ce n’est pas souvent. Hommage.

 

Élisabeth Filhol | La Centrale (deux extraits)


 

Vu à la télévision, ce jour du 27 mars 2007 : six hommes descendent en rappel avec une grande régularité et dans une chorégraphie parfaite l’aérofrigérant de Belleville-sur-Loire, avant de se stabiliser aux deux tiers de la hauteur pour peindre en caractères noirs le mot DANGER, précédé par les trois lettres EPR. Chaque lettre visible de loin, plus de deux fois une hauteur d’homme, environ quatre mètres. À ce stade, l’alerte a été donnée. Trois hélicoptères de l’armée peints en couleurs camouflage stationnent déjà au pied de la tour comme des jouets miniatures, tandis que les forces de l’ordre délimitent et encerclent une zone d’exclusion, au total une soixantaine de gendarmes, parmi eux des membres du GIGN qui seront rejoints par un détachement de chasseurs alpins en début d’après-midi. Image des six hommes pendus à leur fil avec au-dessus de leur tête les pictogrammes qui flottent au vent, hélice noire à trois pales sur fond jaune. Les militaires au sol ont pris position mais laissent faire, ordre leur a été donné de ne pas aller inutilement à l’épreuve de force. Dans d’autres circonstances, j’imagine, ça m’aurait plu, une telle mobilisation à une heure de grande écoute, pour un geste qui se veut spectaculaire, au nez et à la barbe des officiels en rangs serrés qui lèvent la tête ou répondent embarrassés aux questions des journalistes. Dans d’autres circonstances sûrement, une sympathie pour ce qu’ils sont, leur engagement, et le culot d’une entreprise pareille. Mais aujourd’hui, j’avoue, ça ne passe pas, parce qu’hier j’ai pris ma dose, j’ai du mal spontanément à me sentir solidaire.

Réveiller les consciences, alerter l’opinion. Chez ceux à qui on demande d’aller toujours plus vite et au moindre coût, qui font leur boulot et encaissent les doses, la prise de conscience est déjà faite : la durée d’un arrêt de tranche divisée par deux en quinze ans, la sous-traitance en cascade, les agents d’EDF coupés de l’opérationnel qui perdent pied, et cette pression morale sans équivalent dans d’autres industries. Donc oui, les dangers du nucléaire. Derrière les murs. Une cocotte-minute. Et en attendant d’en sortir, dix-neuf centrales alimentent le réseau afin que tout un chacun puisse consommer, sans rationnement, sans même y penser, d’un simple geste. Solidaires, nous sur les sites, de ceux qui pénètrent et font le spectacle ? Le sont-ils seulement de nous ? Ils descendront comme convenu dans le calme pour le direct des journaux de vingt heures, escortés par les chasseurs alpins, après avoir déployé la banderole aux couleurs de leur association – la même banderole prévue un mois plus tard, jour anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, comme chaque année, le 26 avril, aux grilles de la centrale.

 

[...]

 

Il se tient debout au bord de la piscine, vide. Il se tient debout en combinaison étanche, heaume ventilé et masque à gaz sous le heaume, incapable de franchir le pas qui lui permettrait d’agripper la rampe, de pivoter, puis de poser son bottillon droit en caoutchouc blanc et semelle crantée sur le premier barreau de l’échelle, en prenant bien garde de ne pas s’enrouler ou entortiller le cordon d’alimentation, une fausse manoeuvre qui couperait net l’arrivée d’air au plus mauvais moment, une fois atteint le fond de la piscine ; pour l’instant, en cas d’urgence ou sur un coup de t^te, il peut encore agir, arracher le heaume et le masque et respirer librement, mais quinze mètres plus bas, ce qu’un homme sans tenue de protection est surtout libre de respirer, ce sont les gaz et aérosols radioactifs libérés par les parois, tritium, cobalt, césium, etc. Il entend la voix derrière lui, à travers le heaume, qui lui donne l’ordre pour la deuxième fois de descendre. Il ne réagit pas. Il se tient debout, tétanisé, sans rumination, sans conflit intérieur. Devant lui, la piscine. Le trou béant d’un sarcophage en béton, vide. Sous le matériel de manutention peinte en jaune, pont roulant, treuils et mâts de levage, non plus la surface troublante et lisse de l’eau animée par une lumière intérieure, non plus cette eau qui vous tend les bras, dont le charme par la seule magie de sa couleur repousse les hésitations et les craintes, mais une fosse vide et grise dans son cuvelage d’étanchéité. Il ne peut pas descendre. Il sait qu’il ne pourra pas le faire. Il ne le sait pas à la manière d’un bipède doué de parole et raisonnable, mais d’instinct. C’est en engagement massif de tout le corps contre la volonté, si tant est que la volonté, depuis qu’il est entré ici, ait eu son mot à dire. La voix est celle, identifiée du chef d’équipe qui en appelle à la raison. Les gars de la première vague ont eu leur dose. Maintenant c’est à eux de jouer, lui Bernard et ses collègues qui attendent le début de l’intervention habillés comme lui en tenue Mururoa, tant qu’à faire, quitte à devoir y aller, qui voudraient en être déjà débarrassés, et s’impatientent. Un homme le double, suivi d’un deuxième, etc., lentement, avec précautions, ils commencent à descendre.

 

© Elisabteh Filhol, POL, 2010

La Centrale
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1ère mise en ligne 25 décembre 2008 et dernière modification le 15 mars 2011
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