T W Adorno | Paysages américains

de ces paysages, on serait tenté de dire que personne ne leur a passé la main dans les cheveux


En fait, c’est ingérable, les envies de lire, à distance. Bien sûr, il y a les bibliothèques : mais – à part une période très précise de ma vie, avant mon 1er livre, vers 1980, quand j’avais énorme retard à rattraper et aucun moyen – jamais bien apprécié d’emprunter un livre en bibliothèque, d’avoir à le rendre. Bien sûr, il y a la Sony : j’en fait usage quotidien, de quoi largement nourrir les heures, avec Balzac, Proust, Jules Verne et bien d’autres. Mais pas les ressources que je voudrais, et prêt à payer pour : Gracq, Blanchot, Michaux, Simenon notamment. Et puis on lit en fonction de ce qu’on pense, vit, traverse. En fonction aussi du chemin fait avec les étudiants, ce qu’on souhaite – là où on est rendu avec eux – leur dire. Cette semaine, j’aurais voulu relire de bonnes tranches de la Théorie esthétique d’Adorno. J’en ai 3 exemplaires en France, la Suhrkamp en poche, la première traduction de Marc Jimenez, toute annotée, qui m’avait été un tel apport, et la traduction définitive, les 2 chez Klincksieck. Chez Zone à Québec/Laval, puis chez Olivieri à Montréal, je crois que je n’aurais pas hésité à la racheter, parce que l’envie de lire, difficile de la déporter dans le temps. Donc, chez Olivieri, à la place, j’ai racheté les Minima Moralia, lues 30 fois, et déjà rachetés dans un exemplaire neuf. Mais c’est la 1ère fois que je lis en Amérique, évidemment, les textes écrits en Amérique par Adorno. Alors je le suis à nouveau sur les pistes Proust ou histoire, mais je lis autrement des pages comme celle ci-dessous. Minima Moralia (1951), livre géant fait de fragments : et c’est comme le vaccin de la grippe, mais en efficace, ça soigne d’un virus qui contamine tout, l’industrie culturelle que ça s’appelle...

En complément de amériques mis en ligne ce matin, et de mon inventaire progressif de la ligne Québec Montréal.

 

Theodor W. Adorno | Paysages américains


Ce qui manque aux paysages américains, ce n’est pas tant, comme le voudrait une illusion romantique, qu’on n’y retrouve point de réminiscences historiques, mais plutôt le fait que sur eux la main de l’homme n’a pas laissé de traces. Ce n’est pas seulement qu’il n’y a guère de champs labourés et que les bois n’y sont souvent que des taillis non défrichés ; ce sont surtout les routes qui donnent cette impression. Elles coupent le paysage sans jamais aucune transition. Plus on les a tracées larges et plates – moins leur chaussée luisante semble à sa place dans cet environnement d’une végétation trop sauvage et plus elle semble lui faire violence. Ces routes n’ont pas d’expression. On n’y voir nulle trace de pas ni de roues, entre elles et la végétation il manque la transition d’un chemin de terre meuble qui les longe et il n’y a pas non plus de sentiers parlant latéralement vers le fond de la vallée : il leur manque ainsi cette douceur apaisante et ce poli qu’on les choses où la main et les outils qui la prolongent directement ont fait leur oeuvre. De ces paysages, on serait tenté de dire que personne ne leur a passé la main dans les cheveux. Ils sont inconsolés et désolants. À cela répond aussi la façon dont on les perçoit. Car, à la vitesse de la voiture, l’oeil ne peut conserver ce qu’il ne fait qu’apercevoir au passage et qui disparaît ainsi sans laisser de traces, tout comme il ne laisse lui-même aucune trace.

 

© Adorno, Minima Moralia, trad Eliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral, Petite Bibliothèque Payot, fragment 28.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 décembre 2009
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