journée Marie Ndiaye annoncée

précédons les hommages !


Comment ne pas se joindre aux hommages qui devraient venir aujourd’hui en avalanche à Marie NDiaye ?

Ci-dessous, texte de Bertrand Leclair repris dans Au tournant, interventions critiques sur publie.net.

L’écriture de Marie NDiaye ? Faites donc exister un supermarché comme ça :

Le supermarché que nous avait promis le maire et que nous attendions impatiemment, les boutiques ici étant rares et peu achalandées, vient d’ouvrir à l’entrée du village, dans le quartier des lotissements qu’il domine de sa masse considérable, haute et plate, qu’on peut distinguer, ainsi que les lettres gigantesques de son nom, de très loin dans la plaine, et qui désigne ainsi maintenant notre village aux voyageurs mieux et plus tôt que ne le font la pauvre girouette de l’église ou la grande croix de marbre érigée au centre du cimetière. Le bâtiment n’est en définitive, qu’une sorte de hangar aux dimensions colossales, aux parois ondulées badigeonnées de bleu, précédé d’une vaste esplanade où sont garés voitures et caddies. Mais, à nous qui débouchons de la grand-rue bordée de vieilles maisons basses et serrées, ce local paraît si long, si vaste, si peu susceptible de pouvoir jamais être contourné (un véritable découragement s’emparerait de nous à l’idée de suivre à pied ne serait-ce qu’un de ses murs) qu’il nous semble être bien davantage qu’un entrepôt disgracieux, et nous le voyons un peu comme un château fantastique qui fait la fierté, nouvelle, de notre village, et constitue enfin pour d’éventuels visiteurs une raison de s’y attarder.

Le Goncourt c’est pas mon truc, et réciproquement. Et curieux de voir débouler devant leur jury des peintres avec qui j’ai vidé plus d’une bouteille, les nommés Toussaint et Mauvignier, et c’est déjà une belle petite ironie de voir des fous de cette sorte reconnus dans le temple le plus guindé.

Voir à ce propos Pierre Assouline, et Lignes de Fuite. Plus rappel Jérôme Lindon et cette page de remue.net pour entretien avec Jean-Baptiste Harang. On s’en voudrait de ne pas être de la fête.

La photographie ci-dessus est de Jérôme Schlomoff.

 


Bertrand Leclair | faire claquer ses talons dans la nuit de l’inconnu

 

« Une étoile est née » : l’excellente critique qu’était Michelle Bernstein, qui tenait alors le feuilleton littéraire de Libération, ne s’était pas trompée, lorsqu’elle annonça sans lésiner sur les tambours et les trompettes la naissance d’un tout jeune écrivain à la parution du premier livre de Marie NDiaye, en 1985, Quant au riche avenir.

Marie NDiaye avait dix-sept ans, elle était lycéenne dans la banlieue parisienne, les journalistes pourtant s’abstinrent d’en appeler au fantôme de Minou Drouet. C’est que le texte lui-même l’interdisait. L’écriture avait la pureté cristalline de la belle langue française, puisant sa respiration aux chefs d’œuvres du xvie siècle (Mme de Sévigné, Mme de Lafayette) pour installer un imaginaire que, déjà, l’on pouvait deviner d’autant plus singulier qu’il en appelait à la plus grande lucidité. Et ce n’était qu’un début. Seize ans plus tard, au printemps 2001, alors qu’elle n’avait encore que 33 ans mais déjà sept livres derrière elle, un magazine littéraire dérogeait à toutes ses règles : dans la double page qui ouvre systématiquement chacun de ses numéros sur « l’avis des libraires », permettant à cinq d’entre eux d’élire un livre différent et de le commenter, les cinq invités avaient tous élu le même, Rosie Carpe, le dernier des romans de Marie NDiaye, situé en Guadeloupe, dans lequel elle creuse de façon plus évidente que jamais la question de l’identité. Leurs commentaires étaient tous fort différents, mais l’élan était commun. Quatre mois encore et le jury du prix Fémina devait sauver l’honneur des prix d’automne, particulièrement ridicules cette année là, en élisant Rosie Carpe.

Le parcours, entre temps, est impressionnant. Le second livre qu’elle a publié, le seul qui ne l’ait pas été chez Minuit mais chez P.O.L., qui est tout d’une traite en une seule phrase de cent pages, Comédie classique, aurait pu passer pour un exercice de style, mais il était beaucoup plus que cela. Déjà, à travers cette histoire de cousins qui se retrouvaient à Paris pour s’y perdre, la phrase rythmée de l’écrivain avançant droit devant résonnait comme des talons claquent avec témérité sur le macadam dans la nuit obscure et terrifiante des grandes villes, tandis que s’imposaient des thématiques qui seraient désormais les siennes, celles de l’incertitude identitaire et du flou familial. Contre toute attente – et l’on devrait peut-être mieux dire : suffisamment forte pour résister à l’attente des lecteurs ordinaires –, elle allait ainsi s’enfoncer de livre en livre, à partir de La femme changée en bûche (1989), dans de nouveaux territoires très éloignés des modes du moment, cultivant l’étrangeté dans une démarche qui visait à atteindre un fantastique confondant de naturel : une forme de fantastique permettant de travailler au plus près des questions sociales qui enferment tant d’auteurs dans un réalisme ou un naturalisme étriqués. On peut d’ailleurs dire que toute la littérature de Marie NDiaye est d’expérience, au double sens du terme : elle n’a cessé de livre en livre de pousser l’expérimentation de techniques narratives singulières, mais cette recherche de nouveaux modes narratifs ne l’a jamais coupée de l’expérience concrète dont elle nourrit ses livres, aussi fantasmagoriques peuvent-ils parfois se révéler.

De façon plus explicite à chacun de ses derniers titres, elle travaille en toutes ses pages les questions de l’identité et de l’appartenance auxquelles le monde ne cesse de la renvoyer encore de nos jours, jusque dans l’espace de la critique littéraire capable dans ses pires moments de la comparer (et cela se voulait un éloge…) aux fondateurs du blues – puisqu’elle a la peau noire. Élevée par sa mère dans un environnement banal et une culture on ne peut plus française, comme elle l’explique volontiers, elle n’a pas connu son père avant de partir à sa recherche au Sénégal, une fois adulte. Que signifierait alors son rattachement à une « culture noire » ? Pour la défense des journalistes pressés, il faut sans doute préciser que l’écrivain, après avoir vécu les quelques années que d’ordinaire on consacre à l’Université, sur les routes d’Europe avec son compagnon lui aussi écrivain, Jean-Yves Cendrey, vit aujourd’hui résolument à l’écart des médias et du milieu journalistico-littéraire, dans un petit village normand, où elle habite avec ses enfants et leur père une charmante maison tout en escaliers. La parole rare, difficile, elle semble d’ailleurs éviter les médias non pas par conviction ou par attitude, mais parce qu’elle a résolument autre chose à faire : écrire, parvenir enfin à sortir sur la page ce qu’il est partout interdit de dire. Cette force – car d’évidence c’en est une – repose sur une conviction qu’on pourrait penser banale, mais qui se révèle extrêmement rare : ce qu’elle écrit est plus important que tout ce qu’elle pourrait en dire.

La Sorcière, ouvrage paru en 1996, qui travaillait sous couvert de dons surnaturels la question de la transmission entre une mère et ses filles arrivées à l’adolescence, avait déjà confirmé que Marie NDiaye est l’un des écrivains français les plus étonnants et novateurs dans sa façon de conter sans en avoir l’air, de toucher le nerf de l’époque sans en jamais parler. En chacun des ses romans, non sans mystère, elle sait comme personne mettre à nu la barbarie intrinsèque à la société de la communication, dans laquelle les « handicaps » sont devenus des « différences » – et autant dire que les différences sont devenues des handicaps.

Revenant des rives du fantastique, elle se révèle capable d’aborder le terrain de la folie la plus ordinaire à travers ses personnages de rien – ainsi de la Rosie Carpe qui donne son titre à son dernier livre, Rosie Carpe qui « elle-même se débattait dans la confusion et l’éternelle tentation de l’hébétude face aux ébranlements de l’existence ». Il faut lire les premières pages de ce roman, la description de l’arrivée en Guadeloupe, lorsque Rosie Carpe se demande, l’attendant à l’aéroport, si elle saura seulement reconnaître son frère Lazare sensé venir la chercher, tandis que la honte peu à peu l’envahit de comparer son enfant, le malingre Titi déguisé de vêtements hors de propos pour ce voyage dans les îles, aux enfants sains, solides, concrets qui les entourent. Par petites touches, et grâce à la liberté inouïe que lui donne son affranchissement du réalisme, elle parvient ainsi, comme sans y toucher, à faire surgir sur la page des sentiments littéralement inadmissibles. De ceux que l’on ne peut pas dire – quand c’est précisément là une belle définition de l’écriture, que de parvenir à dire ce qu’il est impossible d’exprimer, mais qui tenaille le moindre de nos mots. C’est aussi le principe même de la fable. Dans le monde désenchanté qui est le nôtre, Marie NDiaye n’a renoncé en rien à ces puissances.

Cela tient du plus grand mystère. Et cela pourrait presque effrayer, de ce qu’elle pourrait mettre au jour de notre univers désincarné, à poursuivre ainsi longtemps encore son chemin avec la même obstination, et faire claquer ses talons dans la nuit de l’inconnu sans qu’on puisse seulement imaginer ce qu’elle va y croiser, en-delà ou en-deçà de toutes les représentations communes.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 novembre 2009
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