Bob ne grincera plus

décès de Gérard Bobillier, la vie qu’on nous arrache


Lire ci-dessous [1] le communiqué diffusé par les éditions Verdier après disparition de Gérard Bobillier. Sur le Net, lire aussi Claude Chambard, ou photo en compagnie de Pierre Michon dans La revue des ressources. Ainsi que l’hommage de Jean-Jacques Salgon sur Bibliobs.

Et touché aussi par les hommages de libraires : La librairie (Niort), Mollat (Bordeaux) et bien sûr Ombres Blanches (Toulouse). Hommage aussi de Pierre Assouline, et il a suffi que je sois mentionné dans sa République des Lettres pour que 736 de ses visiteurs fassent le détour...

 

François Bon | mort d’un apiculteur (sur Gérard Bobillier)


On est de l’autre côté du monde, on a sur le téléphone portable un numéro à l’hôpital (je l’avais noté à la volée, il y avait une erreur de transcription : bbikier mais ça fait rien, c’est sur ce mot-là que je cliquais). Et, de l’autre côté, la voix fraternelle : elle grinçait, comme d’habitude, elle se moquait du crabe, elle repartait sur la politique, la littérature, et ne se privait pas d’une petite grincerie supplémentaire à votre égard.

La dernière fois, métro Réaumur-Sébasto, et on avait fait le chemin jusqu’à la station sous leur nouveau bureau, aux Verdier. La silhouette si fragile désormais, qui disait qu’encore il y avait le mal, mais que oui, on en guérit.

Bobillier est entré dans ma vie en 1990. Jérôme Lindon venait de me refuser pour la troisième fois un texte, L’Enterrement, qui me semblait trop de mon chemin pour renoncer, mais pour lui, disait-il : « Ce n’est pas du roman. » Comme si l’élémentaire du roman n’était pas de faire que la réalité qu’il réinvente soit considérée comme vraie. Pierre Michon m’avait dit : « Envoie-le à Bob. – C’est qui, Bob ? » Lui, alors que Les vies minuscules, à 15 mois après parution, étaient disparues dans les oubliettes de Gallimard, venait de naître littérairement avec Joseph Roulin sous la couverture jaune de Verdier.

A mon tour, je présenterai à Bob Pierre Bergounioux et Didier Daeninckx. Plus tard on aurait des divergences : Bob ne se risquait pas facilement vers un nouvel auteur, et pas mal de manuscrits que je lui aurai d’abord présentés s’en iront voyager chez d’autres.

Puis c’est dix ans de voyage. On s’est engueulés bien des fois. Mais à l’endroit où ça compte. Il ne disait pas je, on n’avait devant soi rien que le nous du collectif Verdier. Sans eux, je n’aurais pas été si loin dans ma démarche, parfois bien plus loin qu’on l’oserait de soi-même, et c’est ça, un éditeur. Je leur dois Mécanique et les autres.

Les visages, Benny Lévy et sa ribambelle de mômes, Armand Gatti, Milner, d’autres : sous l’arbre, dans la lumière de Verdier.

Voyage géographique aussi, le laboratoire qu’a été le Banquet du livre [2] de Lagrasse. L’accueil à la grande table de bois sous les arbres de Verdier, la ferme historique des Corbières. Les visages. Et lui, qui se tenait plutôt dans l’ombre à l’étage, y avait son bureau à l’identique.

Ces 2 dernières rencontres, il y a 1 an chez Christian Thorel [3], parce que même dans la chimio et le tunnel Bob a été entouré de cette amitié solide née de leur réseau politique toulousain des origines, et cette fois dans le métro, j’avais dit à Bob qu’il faudrait quand même qu’on éclaircisse : Tous les mots sont adultes, mon livre sur les ateliers d’écriture, puis mon Rolling Stones, une biographie qui était pour moi l’étape autobiographique nécessaire, ou le prolongement même des livres Verdier, il n’en avait pas voulu, et dans ce cas c’est le travail qui commande, j’étais allé ailleurs – non, Bob, l’histoire des Stones ce n’était pas un rêve petit bourgeois. On était convenu d’une nouvelle étape, des notes sur Michaux.

Ces derniers jours, c’est Pierre Bergounioux qui me donnait les nouvelles.

Je ne serai pas à leur côté, je ne sais pas si c’est dans les Corbières ou à Paris, ou Besançon, ou dans ce nulle part qu’affectionnait Bob, qui continuait de vivre à la clandestine, dans un chambre dont personne ne savait l’adresse, même pas ses proches (ah si, Michon une fois y avait dormi : « mais je ne saurais pas y retourner... »). C’est plus ça qui va être dur : ils y seront, les frères, Olivier Rolin, Bergou, Daeninckx, Michon et les autres. Bob avait créé ce partage de sang, ce que Jérôme Lindon avait su faire, il y a d’autres années, avec d’autres.

Voir ses propres gosses dans les pattes de Bob, et lui qui s’amusait à leur faire peur, ou leur donnait des leçons d’anarcho-subversion. Ou ces aller-retours qu’il faisait avec son break Citroën chargé de livres à la gueule – on savait qu’il avait son petit jardin secret aussi, Bob, les neuf cent bornes de solitude, ou crochet par Bordeaux, quand ça le prenait : pourvu qu’il y ait les cartons de bouquins.

Ou quand l’inondation (l’Ormieux qui déborde sous l’orage) et dans les empilements de cartons du hangar le pauvre Enterrement de 120 pages semblait en faire 400. Ou quand ces trois conards de Nice-chic – depuis quelques mois on sait parfaitement leur nom et leur adresse, mais les flics et la justice ont décidé le rideau sarkosien lourd – ont noyé la librairie du banquet sous l’huile de vidange, et le téléphone chaque fois à pas d’heure : – François, c’est Bob...

Pour le reste, la voix qui grince, le petit rire en coin, le grognement au bon endroit, la silhouette qui prend écart et se fiche de vous carrément, et le culot des bouquins, la précision du travail, l’engagement à vos côtés quoi qu’on fasse, le partage de vie qui passe avant tous les désaccords, et le verre de vin dans ce petit restau portugais de la rue du Faubourg Saint-Antoine, on continue le voyage avec toi, Bob.

Pensées pour Colette et Michèle.

[1COMMUNIQUE DE PRESSE DES EDITIONS VERDIER

Les Editions Verdier font part du décès de Gérard BOBILLIER, leur directeur fondateur, le lundi 5 octobre à Carcassonne.

Gérard Bobillier a affronté le cancer qui l’avait frappé depuis plus d’un an, avec un vouloir vivre et un rare courage, une volonté exceptionnelle d’honorer le vivant à son plus haut point de dignité.

Né à Besançon le 12 octobre 1945, Gérard Bobillier s’engage au cours des années 68 dans la cause révolutionnaire avec la détermination et la générosité qui l’ont caractérisé sa vie durant. De la Gauche Prolétarienne, en passant par LIP, Toulouse et les Corbières, où il accompagne en 1976 la lutte des viticulteurs de l’Aude, il a été de tous les combats.

Dans ce pays des Corbières qu’il aimait particulièrement, tout en se méfiant de l’illusion dangereuse d’un enracinement identitaire, il fonde en 1979 avec Benny Lévy et quelques amis les Editions Verdier, étant convaincu que l’au-delà du « tout politique » passe par une mise en réserve de l’engagement politique et par la longue patience de l’étude des textes fondateurs. L’effort exigeant de la pensée suppose d’œuvrer à la circulation des textes et des idées.

Les Editions Verdier ont trente ans cette année. Elles sont riches d’un catalogue qui traduit fidèlement le geste inaugural voulu par Gérard Bobillier.
Au premier plan, s’y inscrivent des collections de textes des grandes spiritualités. Tout particulièrement, la collection des « Dix Paroles », longtemps dirigée par Charles Mopsik, à travers la publication des traductions françaises d’ouvrages fondateurs tels que Le Guide des Egarés, de Moïse Maïmonide, les Traités du Talmud, ou encore le Zohar, s’efforce de permettre l’étude des grands textes philosophiques et spirituels de la tradition juive.

La publication de grands textes de la philosophie – qu’il s’agisse Des Premiers Principes de Damascius (dans la traduction de Marie-Claire Galpérine) ou bien De la véracité du philosophe Guy Lardreau, des Essais hérétiques de Jan Patocka, ou bien encore de Rousseau : une philosophie de l’âme, de Paul Audi – obéissait à sa conviction que l’urgence de ce temps est de créer un espace de tension fertile « entre Athènes et Jérusalem ».

De même en est-il des autres textes de pensée et de sciences humaines qui figurent au catalogue : citons au fil des pages les livres de Jean-Claude Milner, de l’historien Carlo Ginzburg ou bien d’Henri Meschonnic.

Enfin, le catalogue Verdier offre à lire des auteurs français ou étrangers parmi les meilleurs de la littérature contemporaine – Gérard Bobillier était convaincu que, dans ce qu’elle a de plus haut, la littérature est la chair de la Pensée. Ainsi a-t-il été l’éditeur de Pierre Michon avec qui il a entretenu un long compagnonnage d’amitié et de pensée, ou encore de Pierre Bergounioux.

Par ailleurs, à côté des éditions Verdier, Gérard Bobillier a impulsé de façon décisive, comme il savait le faire, la création de la Maison du Banquet et des générations, à Lagrasse, dans ce même pays des Corbières, qui organise notamment depuis 1995 le « Banquet du Livre », au mois d’août. C’est là un lieu rayonnant d’étude et d’échange, autour du livre et de la pensée. Sa vie, Gérard Bobillier l’avait dédiée à cette exigence.

[2On y a appris ensemble le live blogging, la photo numérique, l’impression de livres en temps réel sur l’énorme machine mise à disposition par Rank Xerox. Il y avait le cinéma en plein air, les ateliers d’écriture, les lectures dans le cloître...

[3ah tiens, autre souvenir qui remonte, la fois précédente c’était aussi avec Christian, sur cette demi terrasse implantée sur le trottoir en face la librairie, matin de soleil pendant le Marathon des mots, il avait Bob donc, et Volodine – peux vous dire que la conversation de ces deux taiseux-là ça fatiguait pas les oreilles, et pourtant la densité de moments qui restent...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 6 octobre 2009
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