un goût de terre à la bouche

l’argile des sculpteurs s’achète à Pantin


J’ai découvert la terre des sculpteurs lors de mon séjour à la Villa Médicis, en 1984-1985, par mon ami Frédéric Bleuet. Il m’a aidé à entrer dans l’âpreté de Donatello et des autres, et nous avons passé combien de soirs ou de ballades à parler de sculpture. Par lui j’ai compris lentement le même caractère âpre et obstiné des Jeanclos et tous leurs prédécesseurs, Degas ou Rouault.

De retour à Paris, Bleuet a continué ses terres. Il avait un petit atelier pas loin derrière la gare de Lyon. Quand il a fait couler des bronzes, on est allé à Bagnolet, dans cette fonderie artisanale, où vous parlait de Giacometti comme d’un copain. Comme j’avais une voiture, on se donnait parfois rendez-vous avec Bleuet pour aller chercher la terre.

Il n’y avait qu’un endroit, pour la terre des sculpteurs, et c’était à Pantin. Il me guidait dans les petites rues. Il y avait, dans des pains emballés de plastique pour lui conserver son humidité, toutes les nuances d’argile, de plus grise ou presque blanche à la plus rouge ou la plus noire. On chargeait les pains de terre dans le coffre, on allait dans le petit bureau vitré où il payait, et on s’en allait.
C’était un endroit à la fois prolétaire (je me souviens du grand Noir à l’immuable bonnet de laine et tutoiement d’office qui présidait à toutes opérations de la cour) et imbu du même prestige d’art que la fonderie de Bagnolet : ici venaient César et tous les autres. Tous les sculpteurs, tous les modeleurs, tous les arrangeurs d’argile ne pouvaient que venir ici se provisionner. C’était une antenne des Beaux-Arts, un pays dont rien que savoir l’adresse vous posait son homme. Une sorte d’aristocratie de l’industrie secrète de l’art : on aurait pu partir sans payer, Bleuet avait été l’élève de Charpentier et Jeanclos, il avait été à la Villa Médicis, on attendrait dix ans s’il faut, qu’il revienne régler sa dette.

Cet après-midi, au hasard des rues de Pantin, je suis entré par réflexe dans cette cour. Les pavés inégaux, et puis au fond cette maison bourgeoise inhabitée et ouverte, des vitres cassées, et un entassement de palettes. Peut-être y avait-il quelqu’un dans le bureau vitré, je n’ai pas osé entrer. Dans la cour, les pains d’argile sont là. En plus petits empilements, en moins de nuances ou peut-être même pas. Mais cet abandon.

On ne nettoie rien ici, on n’attend personne, ici. Plus aucun sculpteur pour modeler la terre ? C’est pourtant ici toujours qu’on vient la chercher, la preuve. Aux Beaux-Arts de Paris, où je vais bientôt reprendre mon cours littérature, je ne crois pas que le modelage soit une option obligatoire, quand le travail sur écran, la conception 3D et l’image numérique le sont, obligatoires (et un fameux terrain de création).
Il vous prend un drôle de sentiment de fin de monde. De transition imparfaitement faite. L’ombre de Giacometti, où ? il devait venir ici, chez Herman, choisir sa terre lui aussi bien sûr.

Et moi-même, depuis quand je n’ai plus de nouvelles de Frédéric Bleuet ? Un lecteur Internet pourrait lui faire parvenir le message ? Je l’ai salué en pensée, cet après-midi, le copain Frédéric. Si tu passes par cette page, OK pour venir déjeuner au Marocain d’en face, un de ces quatre ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 octobre 2005
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