comment lirons-nous demain ? (Fr)

how to proceed into the unpredictable... (ou : tout faire pour ne pas répondre à la question ci-dessus !)


note du 31/01/2012

 Ceci fut une conférence, mais comme j’ai plus envie de faire des conférences sur ce genre de trucs maintenant que ça y est, bascule faite, je le repasse en haut de page.

note du 25/10/2011

 rappel : ce texte est une conférence rédigée pour Futur en Seine, le 23 juin 2011, et je l’ai intégrée, version française et version anglaise dans le livrel collectif Sites & écritures diffusé par publie.net, avec notamment un texte théorique important d’Arnaud Maïsetti.
 remise en Une parce que très surpris de la (riche) discussion engendrée par billet que je voulais tout simple sur choisir, acheter une liseuse, et le billet que publie en rebond et prolongement Karl Dubost sous le titre être émerveillé : je ne crois pas au futur du livre numérique – conviction qui est bien la mienne, situation paradoxale de préparer déjà, sur nos sites web, une autre façon de lire/dire/inventer quand publie.net est encore dans le tout début de l’aventure (voir parmi les commentaires de l’article cité mon échange avec Karl et Martin Rass).

 

note du 23 juin 2011
Futur-en-Seine, jeudi 23, pour la journée "futur des communications". C’est au Forum des Images (Halles, St-Eustache), le matin on nous demande un speech de 20’ en anglais. Le texte est prêt, et sera en ligne ici-même au moment où je le lirai, ma version française, et celle que me traduit (ô chance, et merci de son aide...) Devorah Lauter.

L’après-midi, atelier sur le thème Comment lirons-nous demain ?ce sera avec Pierre Mounier du CLEO (histoire de nous préparer à leur université d’été en septembre !, et notamment La Souris qui Raconte, Jean-Luc Satin de Bookeen et Stéphane Michalon d’ePagine.fr.
 présentation sur le blog ePagine
 la conf du matin
 l’atelier de l’après-midi

Ci-dessous la version en français de mon intervention, Avancer dans l’imprédictible et lire ici la version anglaise.

repris (anglais et français) dans sites & écritures, publie.net, 20111

 

François Bon | Avancer dans l’imprédictible


Nous vivons en direct une des très rares mutations de l’écrit. Ce qu’on sait des précédentes, c’est que les transitions en sont complexes, mais qu’elles sont irréversibles et globales. Ce que change Internet, ce n’est pas le rapport au livre, c’est notre rapport au monde. Quelles conséquences pour nos récits, nos fables, comment les inventer, les transmettre ?

 

contexte de la mutation


Nous vivons en direct une mutation considérable de l’écrit : pas seulement de la lecture, mais le numérique affecte l’ensemble de nos usages du langage, dans son rapport aux autres, dans son rapport au monde, dans le rapport que nous entretenons nous-mêmes, seul à seul, avec l’écriture et la lecture. Et le numérique affecte probablement une partie du langage lui-même, en lui adjoignant ses codes – le code comme langage.

Premier axiome : nous avons la chance de vivre cette mutation au présent, mais sa continuité la plus immédiate est imprédictible. Chaque micro-évolution technique bouleverse les possibilités de lecture, et jamais de la façon dont nous l’avions supposé. Et il y a au moins dix ans déjà que cela dure.

Chaque tentative de prédire le futur immédiat (le CD-Rom abandonné dès l’ADSL, les usages de l’iPhone, l’encre électronique) a été désavouée par l’arrivée de supports imprévus – et cela continue.

Deuxième axiome : nous avons à assurer la continuité et la transmission de valeurs de civilisation, dont le livre avait principalement la charge, dans un contexte devenu brutal et erratique, structuré non pas depuis ces valeurs mais celles de luttes économiques à taille mondiale.

Il nous faut donc avancer dans l’imprédictible.

Il n’est rien possible de prévoir ? Nous n’aurions à notre disposition que notre veille au présent, et l’examen des matériels, des usages ? La première tâche est de se retourner en arrière. Dans la longue période de stabilité – même constamment évolutive – qu’a symbolisé le livre, ce regard en arrière a pu s’éloigner à l’arrière-plan, n’appartenir qu’à ce qu’on nommait faussement « l’histoire du livre ».

Ce qui nous fonde comme communauté par le langage, c’est un double mouvement. D’une part, énoncer ce qui nous entoure au plus près, le monde, les tensions du présent, d’autre part, prendre écart avec cet énoncé immédiat, constituer le langage comme écart, réflexion.

Premier constat : on n’a même pas besoin pour cela de l’écriture, ni du livre. Les langues écrites constituent au mieux un tiers de l’ensemble des langues. Des constructions très complexes de mythologies, de légendes, de rapports sociaux et culturels, se sont constitués et transmis sans passer par l’écrit. N’ayons pas peur aujourd’hui de ce qui remet en mouvement la langue, le récit, dans les flux, l’éclatement, l’éphémère.

Deuxième constat : dans la longue histoire de l’écrit, ce qui frappe c’est le nombre extrêmement restreint de ses mutations, si on le rapporte à l’histoire des mutations sociales, urbanistiques, esthétiques.

D’abord, de – 3200 à + 300, la longue histoire de cet objet en 3 dimensions qu’est la tablette d’argile. Un objet complexe, qui accueille des écritures sacrées aussi bien que des correspondances privées, des rapports de guerre, et des documents comptables. Qui sépare ses modes d’archivage (il y a des tablettes crues qu’on peut réemployer), qui inclut des vérifications d’authenticité (une enveloppe fine recouvre le texte principal, avec le même texte recopié), et dont l’évolution (au début, la ligne s’écrit en rond autour des quatre faces de l’objet) conditionne à son tour l’évolution de la langue, le passage à l’écriture syllabique. La mutation de la tablette au rouleau de papyrus les fait coïncider sur plusieurs siècles.

Ensuite, la mutation ensuite du rouleau au codex, plus rapide, mais quand même un siècle et demi environ. Puis la mutation qui n’est pas celle de Gutenberg, lequel a fabriqué un nombre réduit de bibles (160 environ) : un objet lourd, fixe, définitivement lié à la cathédrale qui l’accueille.

L’imprimerie moderne s’invente à Venise chez Aldo Manuzio, avec une technique de caractères fixés sur des tringles venue de Corée. À Venise, où la copie manuscrite est une industrie de masse, Manuzio tient à honneur que ses livres imprimés ne puissent être distingués des livres copiés à la main. Rappelons-nous qu’un de nos caractères d’imprimerie les plus modernes, le Garamond, a été copié sur l’écriture manuscrite d’Ange Vernèce, le calligraphe du roi François 1er.

Enfin une ultime mutation majeure, tout près de nous, l’irruption de la presse et du feuilleton, l’industrialisation de l’imprimerie.

Troisième axiome : chaque fois, ce qui caractérise ces mutations, c’est qu’elles sont totales. Chaque fois, elles conditionnent les aussi les usages privés et épistolaires, et redéfinissent les formes littéraires. Des formes qui nous semblent avoir été là de toujours, « l’enquête » d’Hérodote, l’Odyssée d’Homère, naissent de l’apparition d’un nouveau support. Rabelais invente les farces de Pantagruel directement dans l’imprimerie où lui et ses amis éditent des livres savants (pour Rabelais, les traductions commentées des médecins grecs, Hyppocrate et Galien). Au XIXe siècle, Le Rouge et le noir de Stendhal s’intitule « moeurs » et Madame Bovary de Flaubert « moeurs de province », et non pas roman.

En 1845, dans un texte magnifique, « Le peintre de la vie moderne », Baudelaire s’émerveille que des dessins de Constantin Guys, réalisés sur les champs de bataille de la guerre de Crimée, saisis sur le vif, exécutés très rapidement, parviennent en moins de 9 jours à Londres et paraissent aussitôt dans les journaux : un événement historique lointain nous est connu simultanément à son propre déroulement. Et, se transmettant par l’image, l’histoire peut se dispenser d’un récit fait avec les mots. Nous avons changé les curseurs, de la simultanéité, et du nombre d’images : mais la mutation d’aujourd’hui est un prolongement direct de cette dernière mutation de l’écrit, par la presse et le feuilleton.

Dernier axiome : chacune de ces mutations a été complexe et conflictuelle, mais irréversible. Certes, on élève toujours des chevaux, mais on les utilise rarement, depuis 150 ans, pour voyager de ville en ville : l’important n’est pas de savoir « comment lirons-nous demain », c’est de savoir que le chemin présent, même timide, même embryonnaire, n’a pas pour tâche d’emporter avec lui les structures existantes d’édition ou de distribution. Notre responsabilité ne concerne pas les structures, mais les valeurs de civilisation et de transmission que nous placions dans les contenus de l’écrit.

 

dans sa figure récente, le livre est un éco-système


Pour ceux de ma génération, l’imaginaire, le sens de la langue, la perception du monde (nous savions lire avant qu’arrive la télévision), s’est faite par le livre. Par le livre, nous nous sommes construits.

Mais l’idée d’une stabilité du livre est aujourd’hui faussée par la recomposition intérieure de son industrie.

« Un grand éditeur vit sur dix à quinze livres », déclarait l’un de ces « grands » il y a quelques semaines. Moins de cinq cents titres couvrent les deux tiers du chiffre d’affaire. Le temps moyen de présence d’un ouvrage en librairie est de cinq à six semaines. Et, j’allais dire surtout, bien longtemps – si elle l’a jamais été – que la publication écrite ne coïncide que pour quelques centaines d’auteurs gros vendeurs à la rémunération de la création. Ce système est usé.

Le système français du droit d’auteur est né au XIXe siècle, dans un contexte où le théâtre et le feuilleton donnaient une dimension populaire à la littérature. Il est entièrement lié au transfert de propriété d’un objet matériel, le livre. Deux exemples : la France est le seul pays où le contrat d’édition, basé sur la durée de la propriété intellectuelle, fait exception au droit commercial qui limite cette durée à dix ans ; d’autre part, la France est le seul pays où la rémunération de l’auteur, selon les lois sur la propriété intellectuelle, est basée sur le prix de vente du livre, et non sur la recette variable de l’éditeur. Ce système est usé.

Comment lirons-nous demain : mais savons-nous assez que, dès aujourd’hui, les livres que nous lisons sont des sites web ? Il y a déjà dix, voir quinze ans, que l’édition s’est numérisée. Ce qu’une imprimerie moderne utilise, c’est un ensemble de fichiers textes, de métadonnées, et de grilles d’affichage css.

Comment lirons-nous demain ? Le livre imprimé était un objet à temps de diffusion long. Sa prescription se faisait dans la presse et les magazines, et créait une fonction spécialisée pour cette recommandation, la critique littéraire. Maintenant que le livre et la recommandation passent par le même support (notre écran), la séparation écrivain et critique n’a plus lieu d’être. Mais le mot « écrivain » lui-même a une histoire : il est né au XVIIe siècle, c’est très récent (il n’existait ni pour Rabelais, ni pour Montaigne), et a pris sa valeur symbolique (le « grand » écrivain) avec l’essor de l’imprimerie, au XIXe. Regardez l’écriture épistolaire au XVIIIe siècle : continuité directe d’une forme littéraire majeure (Les liaisons dangereuses de Laclos, la Nouvelle Héloïse de Rousseau) et d’un usage privé de l’écrit (non pas encore populaire, le peuple n’a pas encore accès à l’écriture). Autre cas singulier : les Lettres de madame de Sévigné, parce qu’on peut dire dans une lettre à sa fille ce qu’on n’oserait pas dire dans un livre – alors ses lettres étaient recopiées, puis chacun recopiait les copies, avant même d’être envoyées à leur destinataire. Exemple qui me tient à coeur, parce qu’il prouve – mais on pourrait le démontrer à toute époque – le lien des formes littéraires aux usages personnels de l’écrit. Quand chacun, sur son ordinateur, sa tablette, son téléphone, publie sur les réseaux sociaux, ces usages personnels nouveaux de l’écrit reconditionnent aussi les usages savants, ou artistiques, de l’écrit. Il n’y a pas à se demander : comment lirons-nous demain les écrits d’aujourd’hui. Il y a juste à se demander : sommes-nous assez attentifs aux écritures qui naissent aujourd’hui, et n’en appellent pas au livre ?

 

ce n’est pas lire qui change, c’est nos usages


Premier point, l’abonnement.

Il y a quarante ans, j’étais fier de mes premiers disques 33 tours, c’était l’arrivée du rock. Il y a presque 25 ans, début des années 80, je rachetais sous forme de CD mes anciens disques. Depuis au moins 5 ou 6 ans, je n’ai plus acheté aucun disque, mais j’écoute la musique depuis mon ordinateur. Depuis 1 an, je ne télécharge plus de musique sur mon iTunes, mais j’écoute directement de la musique en ligne avec un abonnement à Spotify.
Cela veut dire, même avec une longue histoire – j’ai été curieux de musique toute ma vie –, que j’écoute différemment. Je passe d’une musique à l’autre par analogies, extensions, arborescence. J’écoute autant que je veux, et j’écoute parfois ce qui ne me plaît pas, je découvre des choses rares auxquelles je n’aurais pas eu accès sinon. En retour, j’exige du fournisseur d’abonnement qu’une part conséquente de sa recette sera loyalement reversée aux créateurs, même s’il s’agit de musiciens d’une grande rareté. La somme annuelle correspondant à cet abonnement équivaut à 8 CD, bien plus que je n’en achèterais.

Pourquoi ce détail : cela signifie qu’il y a moins de deux ans – pour la musique –, que nous acceptons l’idée de n’être pas propriétaire de ce qu’on écoute. Comment prédire aujourd’hui ce qui va résulter de cette idée, quand elle commence tout juste de s’appliquer aux textes ?

Deuxième point : éduquer la curiosité.

Vous savez la vieille expression française, venue du monde paysan : « chercher une aiguille dans une botte de foin ».

Si on cherche une aiguille dans une botte de foin, les moteurs de recherche vous la trouvent en une fraction de seconde, où qu’elle soit, quelle qu’elle soit.

La question, désormais, c’est de savoir ce qu’on cherche.

Quand un client de bibliothèque, ou l’usager d’une bibliothèque, expriment une demande, même très vague, l’intuition du libraire ou du bibliothécaire saura décrypter la demande, en fonction de la personne. C’est ce que fait Amazon à partir de vos recherches dans ses moteurs, et de vos précédents achats.

Personne n’a besoin de littérature, de textes ou de poèmes qui sont une prise de risque. Et encore moins quand ils n’ont plus la validation symbolique que leur conféraient les revues savantes, la répartition intérieure des librairies, l’organisation même de la société.

Nouvel axiome : l’ordinateur concentre une masse d’usages de confort, d’usages utilitaires, et c’est à travers le même cadre qu’on va devoir créer l’appel à des contenus qui dérangent, qui exigent la lecture dense, l’écart de pensée, sans fournir de récompense en échange.

Notre outil : la sérendipité (serendipity) – ou : comment trouver ce qu’on ne cherche pas. Le livre numérique inclut avec lui des métadonnées qui permettent de l’associer à une requête qui n’est pas formulée. Mais le système standard international de classement des livres, BISAC, utilisé par Apple et les autres, est en anglais uniquement : un livre de poésie sera classé en « continental european », rien d’autre. Plus de catégories pour la religion que pour la fiction. Plus de catégories pour les animaux domestiques que pour la philosophie. Comment lirons-nous demain : c’est organiser la résistance sur les outils d’aujourd’hui.

 

Internet n’(existe pas

Internet est voué à disparaître.

Le numérique disparaît, en tant que tel, parce qu’il s’insère dans la totalité la plus fine de notre rapport au monde, incluant nos usages les plus privés ou intimes.

Chacun lisait autrefois son journal préféré. On reconnaissait en général facilement un lecteur du Figaro d’un lecteur de l’Humanité. Les intellectuels achetaient le Monde des Livres dès qu’il arrivait dans les kiosques, le jeudi après-midi. Chacun aujourd’hui se fabrique ses vecteurs d’information, en organisant une « veille » constituée de flux qui vont pour chacun associer des sources très générales à des sources très spécialisées.

Pas de semaine sans qu’on relève encore et encore une phrase méprisante pour les blogs. « Internet c’est n’importe quoi. »

Mais la littérature a toujours connu ces poumons : petites revues, réunions littéraires (et même les « salons », du XVIIIe siècle jusqu’à celui de Mallarmé). Il lui faut en permanence de quoi être le brouillon d’elle-même. Dans les années 50, jusqu’à la fin des années 70, les revues littéraires avaient ce rôle. Il est maintenant entièrement passé dans le web.

L’univers des blogs de création est étonnamment complexe. Blogs géants d’un seul auteur, et certains ont 12 ans d’âge. Revues collectives. Pour l’art numérique, la base du laboratoire NT2, à Montréal, en recense 3000 : au moins les 2/3 d’entre elles incluent des usages du texte. Mais aussi les principes d’échanges entre blogs : en France, le « convoi des glossolalies », le « général Instin », « les 807 » sont des créations littéraires collectives, dont chaque auteur a son propre blog. Autre exemple : le premier vendredi de chaque mois, les « vases communicants » – chacun écrit dans le blog d’un autre. Cela existe depuis 2 ans, et regroupe souvent une soixantaine de blogs. Chacun écrit en fonction du lieu de publication qui l’accueille, et de son partenaire : nous sommes des centaines à lire, une fois par mois, l’objet web qui en résulte – ce n’est pas un livre, mais c’est évidemment une interaction très forte de la littérature et du web.

Est-ce qu’on lit plus « faiblement », ou fragilement, sur un écran ? On lit sur plusieurs fenêtres simultanément, et alors ?

Ce qui compte : notre usage du langage, vers les autres, vers nous-mêmes, notre possibilité de faire récit du monde, de nous représenter le lointain, passe par ces écrans multiples, que bientôt nous n’apercevrons plus. La littérature, selon Maurice Blanchot, c’est « le langage mis en réflexion ». Dans ce lieu multiple et diffus du langage qu’est l’écran, la littérature est ce qui interroge ces langages – codes, récits, représentation – en tant que tels. Nous n’avons pas besoin d’y transporter les formes et objets qui matérialisaient cette interrogation avant le temps de l’écran.

 

a-t-on besoin du livre numérique ?


M’intéresse cette frontière entre la grande fluidité du web, qui est notre maison, là où nous inventons. Et la magie résistante de ce qui pour moi symbolise le livre : petit paquet dur, susceptible de faire son chemin seul, et de se réveiller dans un rapport qui m’exclut, ne le concerne que lui et un lecteur au loin, inconnu et anonyme.

Il me semble que là serait pour moi la magie qui justifie encore ce qu’on appelle « livre numérique » : comment un petit bout de mon site web, qui est mon atelier d’artiste, peut se séparer – et du site, et de moi-même – pour aller se réveiller dans le rapport intime d’un autre à sa lecture ?
Alors évidemment nous en assumons la technique : diffusion, distribution numérique, standards de formats, capacité à ce que le lecteur seul définisse l’usage qu’il en souhaite, avec l’appareil qu’il en souhaite.

Nous assumons le présent : plus besoin de facteur des postes pour nous apporter le courrier, plus besoin de journal ou magazine acheté au kiosque de la gare, plus besoin d’aller à pied à la bibliothèque de la ville (ou alors, si : pour y travailler à plusieurs, avec nos propres ordinateurs). Et pourtant jamais nous n’avons été aussi passionnés de textes, d’images, de récits et de fables, de singularités – de voix aussi, puisque la radio nous la programmons pour nous-mêmes en différa via le web. Alors jamais, dans cette profusion, l’attention n’a été soumise a telle pression, et telle poussée consensuelle, la culture normalisée, les « majors » dominantes.
Mais jamais les outils n’ont été aussi pertinents pour résister, et propulser le singulier.

Un des grands malheurs de l’industrie traditionnelle du livre, c’est le cloisonnement de ses métiers : les récents outils de ré-éditorialisation de flux (depuis Instapaper, FlipBoard et ainsi de suite) ne sont pas une « médiation » de l’écriture, ou le service de presse de la maison d’édition – de la même façon que l’ergonomie de la page, avec l’epub, fait partie du récit lui-même (c’était déjà le cas avec le livre traditionnel, mais c’était devenu invisible), le flux fait partie de ce que nous nommons livre. Encore un étonnant exemple de l’imprévisible : la fonction technique qui permet de s’envoyer d’un clic, depuis une consultation web, tel article sur son Kindle ou son iPad, ou bien de lire confortablement ses documents personnels en se les envoyant par e-mails, ne sont pas simplement des « plus » de la technique. Ils affectent et le contenu de nos lectures, et ce que nous souhaitons proposer de notre écriture – comment aurions-nous pu l’envisager il y a seulement six mois ?

 

explorer, inventer, avancer, mais pas conclure ni prédire


a

assez du discours de protection (droits d’auteurs, copyright, piratage), mais une économie neuve dans la profusion et le partage : d’abord essayer, et puis voir en quel lieu, pour quelles formes, se recompose une éventuelle stabilité – mais nous en sommes loin, puisque les supports eux-mêmes ne disposent pas de cette stabilité. « Nous inventons les dinosaures du futur », cet axiome aussi reste pertinent.

b

pour la première fois dans l’histoire humaine, la bibliothèque est une bibliothèque généralisée, films, musiques ou textes, il faut bien se dire que le basculement est irréversible : on a, de partout, accès à tout – comment cet axiome ne vaudrait pas aussi, à rebours, pour la création de contenus eux-mêmes, et la définition même de l’artiste, ou de l’écrivain ?

la médiation technique qui permettait de financer l’artiste (vente de la toile, du livre), basé sur processus de mise à disposition matérielle des oeuvres, ne peut plus s’imposer en tant qu’elle-même, mais par le service qu’elle propose, insérant les fonctions de recommandation dans une communauté (réseau social), proposant les mises à jour, des informations

événementielles liées à l’artiste, et ainsi de suite : micro écosystème lié à l’oeuvre.

pour les auteurs, à nous d’entrer résolument dans un nouveau pacte – le tissu de l’activité littéraire est en lui-même une redéfinition vivante et constante – la présence sur le web, quand elle n’est pas seulement une vitrine ancrée sur le monde ancien, genre où acheter mes livres, quelles critiques de presse et trois photos, est un formidable incitateur à expériences,

c

en finir avec le discours catastrophiste, toujours le web comme « menace », ou le livre qui doit « se défendre » du numérique : la culture industrielle de masse est une invention récente, moins de quarante ans pour la musique, encore moins pour le livre 

que nous ayons à recomposer notre art dans une relation au monde qui ne soit pas associée à une industrie de la culture, ce serait seulement, du point de vue de l’histoire de la littérature et des arts, un retour à la normale
réjouissons-nous au contraire que les outils du web, live-stream, réseaux d’ateliers d’écriture, oeuvres collectives, nous offrent de nouveaux vecteurs de rémunération : la figure de l’écrivain « professionnel » n’a jamais été une figure dominante, ni importante, dans l’histoire de la littérature – acceptons de nous en débarrasser 

non pas une approche économique depuis la mutation spécifique d’un objet, mais la redistribution générale des tâches et des formes sociales de ces tâches :

partir du texte, ne penser qu’au texte – mais au merveilleux texte qui naît de nos usages personnels du web : quand nous écrivons sur notre ordinateur, nous écrivons avec tout notre ordinateur, ses possibilités d’images, de son, de documentation, les courriers reçus, les messages réseau transmis – il n’y a pas de « livre enrichi » (enhanced book) : le livre traditionnel était une projection dans un univers technique à dimensions réduites, de par sa propre contrainte industrielle

nous ne pouvons pas savoir « comment lirons-nous demain », mais nous pouvons en confiance nous risquer dans « comment écrire aujourd’hui » , le reste en découlera – and the hell of the rest


responsable publication _ publie.net, édition numérique © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 21 juin 2011 et dernière modification le 30 janvier 2012
merci aux 5318 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page