Andrzej Stasiuk | Fado dans les Carpathes

aux frontières sud-est de la Pologne dans la voiture d’Andrzej Stasiuk


Est-ce qu’il y a un imaginaire propre à l’Europe centrale, qu’il serait dû à la façon d’occuper l’espace, d’y vivre, au brassage des guerres, et à l’histoire récente du communisme et après ? Une façon de rêver qui évoque ce qu’on aime, très loin, chez Anatole Le Braz : à cause de la nuit ?

Écritures de nuit, dans un paysage qu’on arpente, qui superpose sans cesse les frontières mais sans laisser percevoir de limite ?

C’est ce que j’aime chez Kadaré. C’est ce que j’ai découvert il y a deux ans dans l’extraordinaire Sur la route de Babadag d’Andrzej Stasiuk.

Allez savoir pourquoi, en trois lignes, vous pouvez vous sentir en pleine confiance avec la façon de tenir phrase d’un écrivain que vous ne connaissez en rien. Mais c’est un mystère où chacun on sait les noms qui correspondent (Raymond Carver m’a pris comme ça).

Pourtant je m’étais bien juré de ne plus jamais parler sur ce site d’aucun livre qui vienne de chez Christian Bourgois éditeur. À cause de Stasiuk, justement : cinq bons mois après avoir mis en ligne cette page, à propos de ma lecture de Babadag, dans l’éblouissement et le choc où j’étais, la façon dont ces paysages s’obstinaient mentalement après le livre, je reçois par la poste, transmise via Fayard, une lettre dactylographiée de madame Bourgois en personne (je l’aurais pensée requise par des activités plus gratifiantes), disant que le livre ayant eu une double page de recension dans le Point, et un grand article dans la Quinzaine littéraire, ils n’avaient pas besoin qu’on parle de leurs auteurs sur Internet (et que, comble, ma page sur Stasiuk ne mentionnait pas l’article du Point...). Pas compris. Ça ne m’était jamais arrivé. Compliqué, le rapport des éditeurs à Internet : plutôt crever debout que tolérer qu’on parle de vos livres sur un site...

Donc tant pis pour Jean-Christophe Bailly et tant d’autres, pas se replacer sous les foudres de la maison Bourgois, qui ne tolère pas qu’on fasse écho à ses livres (ni même qu’on les lise ?). Mais ce nouveau livre de Stasiuk est trop beau, et je me dis qu’un livre n’appartient pas à son éditeur.

Comme d’habitude, chez une grande partie des éditeurs, une IV de Couv bien débile « La nostalgie se transforme peu à peu en célébration de la mémoire... » « Stasiuk célèbre la diversité ethnique et linguistique de ces territoires » (ah oui, il y a des Tziganes dans un des textes), [Stasiuk] « donne une aura métaphysique à la banalité apparente des choses », etc.

la gare de Stroze (lien site ci-dessous)

Fado est un grand livre, parce que Stasiuk reprend le récit en mouvement de Babadag : il roule en voiture. Non pas dans cette contrainte de Babadag, d’aller aux limites de l’ancienne zone socialiste, partout où le russe était devenu la seconde langue obligatoire, mais d’explorer ce coin sud-est de Pologne où il habite, les vieilles Carpathes (magnifique texte sur la ferme des grands-parents, le rapport aux objets et au temps), passer les ponts sur les fleuves qui font les frontières, s’ancrer dans ces lieux qui ont toujours été des lieux de passage.

Alors qu’est-ce qui est géant, dans Stasiuk : le samedi soir, des gamins – qui ont pu racheter de vieilles Volkswagen Golf éculées, se rassemblent sur le parking d’une station-service et cela dure deux heures. Il se passe quoi, on fait quoi : lisez le livre. Mais c’est là que sont les signes. Et les conflits du monde : non pas le leur, après tout c’est leur problème. Non, c’est bien les signes du nôtre, musique, consommation, travail qui débarquent. Sauf que soudain c’est toute notre identité qui est mise sur le vide : c’est sur nous-mêmes qu’on réfléchit. Et Stasiuk, quoi qu’en dise la IV de couv, ne le fait pas à notre place, il est écrivain.

Ah si je n’avais pas cette lettre postalement adressée par madame Bourgois, protestant contre le fait que je parle de livres sur mon site, je vous en recopierai un passage, de la station-service de son patelin.

Ou du chapitre qui précède, six pages aussi : cette fois, la gare de Stróze, le vendredi en fin d’après-midi. Il y a tout, ce qu’on y boit, ce qu’on y mange, comment on y attend, les lumières de la ville et les inscriptions sur les tee-shirts, et même une réflexion sur la photographie (pourquoi on n’en fait pas).

Ou le chapitre qui suit : même double chapitre, puisque c’est deux variations de Stasiuk sur ces cimetières militaires à l’abandon depuis la guerre 14-18, avec parfois des noms (il nous les donne : Franz Soliwarz, Franz Kocbek, Johann Cerveny, Gottlob Odvarka, Anton Trkan...). Dans ces cimetières à l’abandon, au 1er novembre, des inconnus viennent cependant allumer les traditionnels lumignons des morts, et c’est ce que fait aussi Stasiuk.

Rien de plus. Un des plus beaux textes du livre, c’est un matin d’automne, sortir devant sa porte, face aux champs, et attendre que la brume s’éclaircisse. À cela tient parfois tout un imaginaire géographique, celui qui nous avait emmenés aux bouches du Danube, où est Babadag.

cimetière rural en Pologne, lien site ci-dessous

Assez. On peut consulter sur le site des éditions Christian Bourgois (si je reçois une deuxième lettre, sûr que je mets en ligne un scan de la première) la fiche du livre. Voilà ce qui s’appelle utiliser les ressources du Net pour aider un de ses auteurs à trouver ses lecteurs.

Moi je me suis balladé un peu sur le Net, après lire. Ce n’est pas si difficile, il suffit d’entrer dans Google le nom des villes citées, et choisir images.

Ainsi, immense merci à M Czapkiewivcz, dont je ne sais rien, sauf qu’il nous donne ici toute une série de ces gares à proximité immédiate de chez Andrzej Stasiuk, dont celle de Stróze.

Ainsi, encore plus fabuleux après la lecture des deux textes de Stasiuk sur les morts, ce magnifique site sur les cimetières ruraux de Pologne, et lorsqu’on clique sur la région de Stasiuk, voici qu’apparaissent les cimetières cités dans le livre.

Ne le manquez pas. C’est du grand.

Liens concernant Andrzej Stasiuk :
 le site d’Andrzej Stasiuk est en rade, mais quand on voit sur la vidéo où il habite, on comprend le problème.
 sur retors.net : Le calme, traduit par Monika Prochniewicz (ce texte fait partie de ceux qui sont repris dans Fado, donc dans nouvelle traduction, mais celle-ci est remarquable). Et surtout, dans retors.net, qui propose aussi une bibliographie complète, vous avez aussi la version polonaise originale, et ce beau script de Julien Kirch qui permet d’afficher en transparence l’un ou l’autre...
 ne pas manquer : vidéo YouTube avec Andrzej, on voit la maison dont il parle dans Fado (et même sa fille), et surtout on entend cette magnifique langue polonaise... (reprise plus haut dans la page, et ci-dessous la suite : on y voit la prison auberge évoquée dans Fado).
  page de son éditeur polonais Czarne publishers et ici
 une page en anglais

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1ère mise en ligne et dernière modification le 12 avril 2009
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