Jean Giraudoux / Suzanne et le Pacifique

chaque dimanche, une page singulière de littérature


C’était pourtant un de ces jours où rien n’arrive, où, comme les poules quand la pluie va durer, sentant que jusqu’au soir la vie sera monotone, les astres occupés d’habitude à la varier sortent sans emploi et voisinent. Il y avait de tout dans le ciel. Il y avait le soleil ; il y avait, sous une housse, la lune. Nuit, matin, tout était servi sur les mêmes nappes radieuses. Le vent du sud tombait sur le vent d’est, perpendiculaire, et des souffles nord-ouest-sud-est vous caressaient dans l’angle droit. Les cloches sonnaient ; quand le battant frappait leur côté oriental, déjà tiède, le son était moitié plus tendre. Tout le monde était sur les portes, on mettait son ombre au soleil. Le facteur allait en zigzag d’un trottoir à l’autre trottoir ; il semblait ivre de beau temps, la rue n’était pas assez large. Il ne se hâtait guère, il regardait décacheter chaque enveloppe, et chaque nouvelle passer du secret à un jour aveuglant. Puis il me fit avec le bras ces signes défendus dans les Postes depuis Morse, agita vers moi une lettre dont je vis le timbre australien...

Je rougis...

Car je rougis toujours quand on me parle d’un pays étranger...

J’avais dix-huit ans. J’étais heureuse. J’habitais, avec mon tuteur, une maison toute en longueur dont chaque porte-fenêtre donnait sur la ville, chaque fenêtre sur un pays à ruisseaux et à collines, avec des champs et des châtaigneraies comme des rapiéçages..., car c’était une terre qui avait beaucoup servi déjà, c’était le Limousin. Les jours de foire, je n’avais qu’à tourner sur ma chaise pour ne plus voir le marché et retrouver, vide de ses troupeaux, la campagne. J’avais pris l’habitude de faire ce demi-tour à tout propos, cherchant à tout passant, au curé, au sous-préfet, son contrepoids de vide et de silence entre les collines ; et pour changer le royaume des sons, c’était à peine plus difficile, il fallait changer de fenêtre. Du côté de la rue, des enfants jouaient au train, un phonographe, la trompe des journaux, et les chevreaux et canards qu’on portait aux cuisines poussant un cri de plus en plus métallique à mesure qu’il devenait leur cri de mort. Du côté de la montagne, le vrai train, des meuglements, des bêlements que l’hiver on devinait d’avance au nuage autour des museaux. C’est là que nous dînons l’été, sur une terrasse. C’était parfois la semaine où les acacias embaument, et nous les mangions dans des beignets ; où les alouettes criblaient le ciel, et nous les mangions dans des pâtés ; parfois le jour où le seigle devient tout doré et a son jour de triomphe, unique, sur le froment ; nous mangions des crêpes de seigle. Puis le soleil se couchait, de biais, ne voulant blesser mon vieux pays qu’en séton. On le voyait à demi une minute, abrité par la colline comme un acteur. Il eût suffi de l’applaudir pour qu’il revînt. Mais tout restait silencieux... Illuminés de dos, toutes les branches et les moindres rameaux semblaient se lever, tous les arbres se rendre à merci... On les rassurait... On faisait malgré soi un demi-geste pour les rassurer...


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 16 janvier 2005 et dernière modification le 16 janvier 2005
merci aux 1874 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page