le cas Assouline

Pierre Assouline publie 400 pages de commentaires, avec préface


Je vois déjà m’arriver les commentaires désobligeants d’amis qui ne l’aiment pas : quoi, il fait un billet sur Assouline (blog et Brèves de blog), il en attend quoi ? Bien rien, je n’en attends rien, sinon ce qui nous concerne nous : portrait d’Internet comme il se fait, comme on le pratique tous les jours, et, justement, comment l’expérience Assouline le déplace. Ou, encore plus précisément, comme nous-mêmes au jour le jour on le découvre et on l’apprend. En y marchant.

Les réticences (non, je ne vous nommerai pas, amis qui ne l’aimez pas), elles sont claires : l’expérience de Pierre Assouline, auteur de biographies qui ont déplacé le champ de notre perception concrète de l’histoire littéraire ou éditoriale, donc le statut du livre dans notre société, chroniqueur à Lire, donc dans la tradition de l’intervention critique écrite et digressive, nous rejoint dans le jardin étroit du Net littérature en 2004, mais porté par une machine de premier plan, l’édition électronique du Monde.

Ecrivant sur Internet, dans un premier temps il se contente de transposer ses pratiques de la presse écrite : quasiment aucun lien, indifférence au paysage Internet qui lui préexiste, indifférence aussi aux questions graphiques (l’éternelle « tasse de café » qu’il n’en finit pas de boire depuis 4 ans !).

Quelquefois, évidemment, ça nous énerve : au décès de Julien Gracq, je retrouve en illustration de son billet une photographie venue de mon propre site (prise sans savoir que c’était la dernière fois que je verrais Gracq) , mais reprise de Google ! – ou bien, alors qu’un débat est en cours, lancé depuis quelques jours sur nos propres sites, voilà le billet Assouline qui reprend la donne sans s’encombrer des traditionnels « via » que nous considérons depuis la fin des années 90 comme le principe de la « Netiquette », ou littérature en réseau, ce que d’aucuns nomment le « littéréticulaire ».

N’empêche qu’on le lit, et qu’en 4 ans l’expérience de Pierre Assouline nous concerne, pourquoi.

Déplacement de contenu, d’abord. Venu de la critique littéraire via sa forme écrite, Assouline parle d’abord, et souvent – ça paraît d’évidence, mais c’est cela qu’il faut déplier –, de livres. D’ailleurs, sur la page de Une de lemonde.fr, publicité dont nous autres ne bénéficions pas, son blog est mentionné (place d’honneur, en haut à droite de la page Culture : « L’écrivain Pierre Assouline nous dit sa passion de la chose imprimée. » Phrase qui n’est pas sans conséquence, légitimation de l’auteur (« écrivain », incontestable évidemment, mais un des enjeux d’Internet est aussi le déplacement des validations symboliques de cette catégorie, « passion » parce que reconnaissance que dans et via le blog il s’agit d’abord d’engagement subjectif, et, ô douleur, de la « chose imprimée », le mot « chose » étant sans doute représentatif d’une certaine impasse sémantique, et le mot « imprimée » parce qu’on voit bien que le mot « livre » ne suffit plus à définir cet espace.

Dans ce déplacement (je me souviens, lors d’un débat SGDL où j’avançais cette idée, son sourcil froncé, il croyait que j’allais dire une méchanceté, que non…), est-ce qu’il est exagéré de dire que désormais 1 billet sur 3 ou sur 4, dans La République des livres, parle précisément d’un livre ? Et c’est cela peut-être qui est le plus passionnant : là encore, probable que les sources d’accès et d’information dont le Monde fait bénéficier Assouline ne sont pas les nôtres : il est le premier à réagir au vandalisme de Lagrasse (les livres de Christian Thorel mazoutés, affaire non résolue, on met moins de zèle sur ce genre d’enquête qu’on en met à accueillir le pape à Lourdes… : double insulte, le vandalisme en lui-même, l’inaction qu’on pourrait croire en partie délibérée de gendarmerie et juges). Mais il est souvent le premier à rendre hommage à tel éditeur ou écrivain disparu, il se mouille dans les questions touchant à l’économie du livre (un des grands enjeux pour nous tous, dans les années à venir, c’est de ramener à 10 ans, comme chez nos voisins européens, le contrat d’édition qui court jusqu’à 70 ans post-mortem), il rapporte la polémique touchant le transfert des cendres d’Edgar Poe, il n’hésite pas à raconter sa soirée de la veille au théâtre, etc.

Ce que dessine ainsi l’accumulation quotidienne, en 4 ans continus, c’est la définition d’un paysage transformé : ne change pas le territoire des pratiques littéraires (belle analyse de cette question dans sa préface à Brèves de blog), change que les anciennes médiations de publication, presse ou livre, établissaient une notion d’ « objet » littéraire dont le blog se dispense. Les journaux, correspondances et carnets d’écrivain existent de toujours, mais n’étaient publiquement accessibles qu’une fois l’auteur reconnu depuis l’œuvre publiée, et ce déplacement-là ne fait que s’amorcer. Le principe de publication est le même, la densité littéraire aussi (on commence à les voir s’assourdir, ceux qui parlent avec mépris de « l’écriture blog » selon le « tout et n’importe quoi », même dans le Monde – Francis Marmande m’en veut toujours d’avoir repris sur tiers livre son expression de toile cirée comme si ce n’était pas lui qui avait attaqué d’abord (Allez Francis, on fait la paix sur un air de contrebasse ?)….
Il a longtemps manqué une jambe au bog d’Assouline : nous autres consacrant une large part de temps et de travail à la veille informatique, même si nous ne sommes pas plus, et de loin, que des amateurs vaguement avertis sur ces questions. Ces derniers mois, Assouline a proposé plusieurs billets parlant de lecture numérique, il introduit plus facilement des liens (merci), et de plus en plus souvent utilise ses propres photographies numériques : il est indiscutable, et notamment depuis un an, que Pierre Assouline a quitté l’univers de la transposition pour celui d’une écriture nativement numérique, et là encore il est symptôme.

Ce déplacement nous concerne, je reviens sur le mot, pour deux raisons essentielles.

La première, parce qu’il réévalue le champ même de l’intervention littéraire. La marchandisation générale, l’industrialisation de la culture, le cloisonnement des champs annexes (la presse magazine, les suppléments littéraires) ont eu tendance à cantonner la littérature dans le champ loisirs, et le débat intellectuel dans une sorte de spécialité (c’est d’ailleurs le point faible de la préface d’Assouline : il ignore ses voisins du Net, mais surévalue l’agitation francecultienne de Finkelkraut et autres obsolètes).
J’ai souvent cité cette phrase que je trouve admirable, en tête de la Poétique d’Aristote : Qu’est-ce qui pousse les hommes à se représenter eux-mêmes ? Les grandes périodes de mutation concernant le livre et la littérature, celle du 16ème siècle, de Rabelais à Montaigne, et celle de la presse et du feuilleton au 19ème, ont été un rebrassage à neuf du temps dans la possibilité donnée à la littérature de s’immiscer dans les affaires du siècle : voir Bruno Rives sur Aldo Manuzio, la possibilité technique d’imprimer à 1000 exemplaires comme garantie de survivre soi à la diffusion d’une idée dangereuse, ou lire le 1er tome du Pléiade Nerval, son travail de presse au quotidien (idem pour Dostoievski, Dickens, et ce qu’on appelle faussement œuvres diverses de Balzac). Dans un lieu d’extrême visibilité et de haute teneur symbolique, lemonde.fr, Pierre Assouline rétablit le visage et la complexité de l’intervention littéraire : il le fait avec ses façons à lui, mais ce déplacement est significatif de ce qui se passe sur d’autres blogs qui comptent (poezibao, lignes de fuite…), et il l’a fait sans jamais renier ni dévier de sa propre position d’auteur : importance donnée à l’histoire contemporaine, réflexion sur la biographie, sans même renier le prof de sciences-po, même lorsqu’on peut considérer qu’il fait erreur (son intervention concernant la fiabilité de wikipedia).

La seconde, parce que le support de son blog, donc lemonde.fr, se déplace en retour, et que c’est aussi un indicateur. Assouline en donne l’histoire dans sa préface : l’idée au départ d’une « lettre confidentielle » diffusée par mail, et c’est Jean-François Fogel, de retour d’un voyage aux US où il découvre les blogs de quartier à Manhattan, qui fait bifurquer le projet : « Je m’y suis lancé sans soupçonner ce qui m’attendait. » A l’époque (mais sur remue.net l’ajout du module blog c’est 2001...), lemonde.fr suggère à Pierre Assouline une intervention le lundi, jour de grosse lecture et reprise, et le jeudi, jour de parution des suppléments littéraires, et c’est lui (autre page importante de la préface, sur l’écriture à flux tendu), qui décide de la contrainte journalière. A l’époque, le supplément du Monde est encore de 12 ou 16 pages, inclut un éditorial en place de l’ancien et prestigieux feuilleton, et c’est le modèle du supplément « prescripteur », conservé dans les bibliothèques, et là où on coche les achats à faire. Quatre ans après, c’est le blog d’Assouline qui a pris le statut de l’ancien feuilleton, le supplément s’est réduit à 2 doubles pages : le loup dans la bergerie ? Gageons qu’il ne s’agissait pas d’une expérience délibérée. Mais elle est signifiante : le nombre des lecteurs en ligne, payants ou gratuits (je suis abonné payant depuis la première heure) est bien supérieur au nombre de lecteurs papiers. Le Monde lui-même a changé : dans la petite fenêtre en haut à droite qui indique le blog Assouline, la fenêtre jointive indique « les meilleures ventes » (dans leur les livres dont on parle : qui est on ?), ç’aurait été inimaginable il y a encore 4 ans.

Significatif au regard de ce paysage Net, le nôtre : dans la première grande expansion de l’Internet, le Matricule des Anges s’était lancé dans cette expérience d’intervention permanente en ligne, avec agenda, tribunes. Les ventes papier n’y résistant pas (et pourtant, ils ne s’offrent pas gros salaires, Guichard & Co), le Matricule a coupé les ponts. Des sites plus généralistes prolifèrent pour occuper le terrain : mais, sans boussole littéraire, le plus consensuel a tendance à passer devant, une sorte de bruit général, où le prix d’un manuscrit de Harry Potter sera considéré comme relevant du fait littérature, et où la mort de Julien Gracq fait qu’il sera mentionné comme si, autrement, on se serait intéressé à lui. Quant au Matricule des Anges, on remarquera dans le denier numéro (bel interview d’Emmanuelle Pagano), une tentative accrue d’échapper à la seule critique des livres parus, place plus grande donnée aux nouvelles et tribunes.

Comment s’étonner alors que la prescription change aussi ? Il y a beaucoup de travaux sur ces questions : un des phénomènes discrets de ce qui se passe en ce moment, pas encore vraiment analysé, c’est que le livre publié sert toujours de déclencheur au blog, mais pourquoi se donneraient-ils la peine d’inciter à son achat (ni l’édition ni les libraires ne se sont jamais vraiment préoccupés de nous relayer sur ce point précis, malgré 3 ans d’insistance...). On estime que 40% des acheteurs d’un livre en librairie ont préalablement consulté Internet au sujet de ce livre : on commence enfin, côté producteurs et diffuseurs, et très vaguement, à porter attention portée à notre univers du web littérature. Mais trop tard ? L’exemple du blog de Pierre Assouline est là pour prouver que l’écriture numérique se constitue peu à peu en sa propre finalité, perception du monde depuis la pratique littéraire, et non pas médiatisation de livres dont le circuit resterait inchangé. La lecture blog est devenue lecture, sans autre détermination.

C’est dans ce contexte que Pierre Assouline publie ses Brèves de blog, voir site des éditions Arenes. Le concept même de rétropublication fait question : la publication sur blog ne permet pas l’accès raisonné et synthétique, édité puisque c’est cela la fonction, à des achives devenues massives.

Le livre était annoncé, on nous avait prévenu qu’il intègrerait des « commentaires » de la République des Livres, je m’attendais à une reprise des billets de Pierre Assouline, assortie de ces « commentaires » : non. Assouline donne une préface consistante, analysant le véritable phénomène qu’est devenue la part cachée de son blog. Les insultes, les injonctions, les variantes de pseudonymes, les écrivains masqués, mais aussi ceux qui viennent à sa rencontre dans les festivals et le remercient d’une bouteille de vin ou d’un livre rare. Là encore, manque criant : le reste de l’Internet est absent – disons que c’est par discrétion, Assouline commentant depuis son jardin et s’en tenant là ? Autre silence : la publicité sur la colonne de droite – gérée par lemonde.fr ? Et est-il vraiment besoin de préconiser chapitre.com plutôt que les librairies indépendantes ? On sait après lecture qu’il ne tient pas obligé de répondre, et c’est légitime. Mais une question sous-jacente : de plus en plus, pour nous autres, Internet devient une activité à part entière. Nous l’assumons bénévolement, certains en conjugaison avec leur métier d’enseignant ou de journaliste, ou autre, d’autres, mon cas, sans revenus réguliers, alors que le site devient l’intervention esthétique principale, au même lieu et fonction que le livre – aurons-nous longtemps la possibilité de tenir, à côté des machines lourdes de la presse ? (Ce n’est pas vraiment une inquiétude, d’ailleurs, et encore moins une quelconque revendication : la force, sur Internet, c’est la pertinence des contenus, et le reste, serveur, etc, on peut toujours faire avec le libre... N’empêche qu’il y aurait comme une concurrence un peu disproportionnée...)

Et directement après la préface, non pas une compile ou un parcours des billets Assouline, mais directement un répertoire d’interventions des lecteurs de son blog, sur plus de 300 pages.

Si je lis au quotidien les billets de Pierre Assouline, c’est bien rare que j’ouvre la porte au monde bruyant de ses commentateurs. Dans sa préface, d‘ailleurs, beau passage sur le fait que la densité littéraire d’un billet est inversement proportionnelle au nombre de commentaires suscités.
Ces commentaires sont une coupe à vif dans l’usage aujourd’hui du Net, et l’intersection du Net et des pratiques littéraires. Ils en constituent un témoignage qui vaut largement aussi pour nos blogs, même pour ceux (mon cas), qui ont supprimé les commentaires directs en bas des articles (il y a cependant sur tiers livre le forum et le petit journal qui fonctionnent sur ce mode.

Mais, et ce sera le terme de mon propre commentaire, et si ce livre construit après blog faisait rêver à une édition élecrtronique ? En amont, le blog. Au centre, l’objet livre, la sélection éditée et choisie, plus la préface (tiens, c’est marrant : composé par Dominique Guillaumin, le même qui a composé mes Rolling Stones et Daewoo, un salut !). Mais pourquoi pas, en aval, le texte rassemblé de l’intégralité des billets, et l’océan des commentaires, trié ou pas : et tout ça accessible sur l’ordi ou la Sony, pour tous ceux qui auront acheté le livre ? Alors on quitterait le concept du « livre d’après blog » pour une autre dimension, où la question de l’éditeur retrouve sa pleine fonction. J’ai souvent eu recours à la petite case de son moteur de recherche pour retrouver tel ou tel billet ou intervention de Pierre Assouline : le texte édité électroniquement de l’ensemble des billets, je serais prêt à me le procurer.

Fin sur un petit détail : la couverture du livre d’Assouline ressemble à la couverture d’un livre « normal ». Sauf, juste, une petite flèche de souris qui se promène sous le titre, et aussi sur la tranche du livre. Au début d’Internet, les icônes des logiciels se basaient sur l’image d’objets réels (la plume d’oie pour les traitements de texte !). De plus en plus, maintenant, dans les magazines et, ici, même dans le livre, l’image prise aux pratiques numériques s’impose à rebours sur l’objet traditionnel.

Amis, qui m’enverrez un message surpris parce que je mets en ligne un billet concernant Assouline, lu 10 fois plus que nous tous réunis, qui n’a pas besoin d’ascenseur et ne les renvoie pas, juste pour en arriver là : il ne s’agit pas, dans ce livre, de sociologie des blogs. C’est le chantier mis sur nos tables, pour étude in vitro, plein de mines, d’ouvertures, d’une dispersion statistique allant de la pure littérature à la franche rigolade, de ce qui change et bascule dans la littérature comme pratique.

Tout cela, donc, en respect.

FB

Images : étuis de contrebasse d’un orchestre symphonique, Arte Belgique, ce 11 septembre 2008.


Pierre Assouline | Brèves de blogs (extraits de la préface)

 

Il y a l’embarras du choix, pour donner la couleur de ce dont témoigne ce gros livre. Par exemple, p 250-256, la discussion sur Bartleby. Ou, dans la toute fin, le chapitre consacré aux requêtes étranges…

Je viens de relire en ligne les 149 168 premiers (soyons optimistes- commentaires de La république des Livres et, pour être franc, je ne me sens pas très bien. La quantité n’y est peut-être pas étrangère, mais moins que la densité et l’intensité.

Tous ceux qui ont pignon sur Toile en conviendront : si l’Internet est une poubelle, on y trouve le meilleur et le pire. Mais outre le fait que le pire recèle aussi des pépites, le meilleur a ceci de particulier qu’il se trouve là et nulle part ailleurs. Si c’est désormais en ligne que ça se passe, c’est aussi là que passe l’essentiel de la conversation, là qu’elle se déploie, comme veulent en témoigner ces Fragments d’un discours blogueux.

Dès lors que son animateur y active la fonction « commentaires », tout blog ouvre de facto un forum de discussion appelé à susciter dans le meilleur des cas un dialogue platonicien, et dans le pire le trou noir de la pensée en action. Mais il a ceci de particulier que public et privé s’y confondant, l’Agora étant redevenue la place du marché, les sophistes y côtoient les disciples de Socrate, les citoyens et les esclaves. Il faut voir le blog comme un vigoureux banquet et considérer qu’il y a un orateur en tout internaute. Il participe d’une manière de révolution, et tant pis si le terme est galvaudé. Il n’y a pas eu rupture lorsqu’on est passé de l’incunable à l’imprimé alors qu’il y en a une lorsqu’on est passé du livre à l’écran. La vraie révolution de l’écrit, ce n’est pas Gutenberg mais le numérique, car on change radicalement de support au lieu de glisser du papier au papier.

[…]

L’anonymat libère parfois une humeur bridée, parfois des forces sombres. Il dilue la peur. De grands bavards du virtuel se révèlent être muets dans le réel. L’anonymat nous autorise à explorer des pans de notre personnalité comme nous n’aurions jamais osé le faire sous notre propre nom. Il permet toutes les expériences et même à un écrivain de tester quelques pages de son prochain roman, juste pour voir si les lecteurs apprécient son texte pour lui-même et non pour la légende qui le précède via la seule vertu du nom de l’auteur.

Le fait est que l’Internet désinhibe comme aucun média de masse avant lui. L’usage des faux noms et des fausses adresses y est pour beaucoup. L’interlocuteur n’ayant pas de visage, de regard ni de gestes, il est privé de l’éloquence du corps ; il ne peut être jugé sur son apparence ; le grain de sa voix nous étant inconnu, on ne peut rien tirer de cet écho d’ordinaire si expressif. Tout passe par l’écriture ; encore celle-ci s’avance-t-elle dépourvue de ce qui renseigne tant en elle, la graphie.

[…]

L’avantage des lettres anonymes, c’est que l’on n’a pas à y répondre. Sur le blog, même pas ! En fait, l’Internet est le seul lieu où l’on peut répondre à celui qui nous envoie une lettre anonyme. On y est même sommé de le faire. Bien sûr, sous l’Occupation, la dénonciation avait d’autres répercussions. L’arrestation, la déportation, la mort. Là, l’enjeu est moindre ; sans commune mesure, il n’en est pas moins dangereux, autant qu’il peut l’être en période de paix ; mais les gens ne peuvent en juger car le plus souvent, cette violence est évacuée de la Toile par les modérateurs. Il y a dans les corbeilles un concentré de haine d’une nature insoupçonnée. Celle que je laisse en ligne pour la vigoureuse santé du débat d’idées donne une petite idée de celle qui en a été bannie.

[…]

Certains font découvrir des livres et des auteurs. D’autres se contentent de révéler une phrase oubliée, ce qui est déjà beaucoup, puisque citer, c’est ressusciter. Rien à voir avec les citateurs professionnels qui sont les assommoirs de la conversation. Il ne s’agit pas de lancer des bons mots pour éblouir, divertir ou séduire mais de féconder une pensée par celles qui l’ont précédée sur la même voie. Comme disait Borges dans Éloge de l’ombre : « Que d’autres se targuent des pages qu’ils ont écrites ; moi, je suis fier de celles que j’ai lues. »

[…]

Tant d’écrivains écrivent car ils n’ont d’autre moyen, de parler sans être interrompu. Et s’il n’en était pas autrement pour les commentateurs ? Au fond, ils ne se parlent pas, ils s’entreglosent, comme disait Montaigne. Parfois je me sens en trop, j’ai l’impression de déranger tant ils ont oublié jusqu’au sujet du billet qui a suscité leur échange. Alors je me retire sur la pointe des pieds de ce petite théâtre, jusqu’au prochain. […] Ils s’inscrivent dans une histoire, celle de la conversation. Encore faut-il s’entendre sur le mot. Longtemps, l’échange de lettres fut tenu pour une conversation. Avec un absent, certes, mais conversation tout de même, au sens le plus large. Mais de quoi s’agit-il, depuis la conversation jusqu’à l’entretien, en passant par la disputatio et le colloque ? D’être ensemble ? En chair ou en ligne on y revient toujours sous une forme ou sous une autre. Briser la rumination en solitaire, confronter sa vérité à l’arc-en-ciel des vérités. Dans les temps les plus reculés comme à l’âge technologique, ce sentiment de la convivialité héritée du banquet philosophique, fût-elle nettement plus rude, implique l’appartenance à un groupe, à une tribu, un club, toutes choses qui se retrouvent aujourd’hui contenues dans le terme ambivalent de « réseau. Tous dans les Essais de Montaigne ne parle que de cela, d’uen manière ou d’une autre ; ils en sont traversés de part en part, même si c’est naturellement vers le chapitre « De l’art de conférer » que le regard s’attardera. Cet éloge de la conférence devrait irradier tout échange en ligne : « « Si je confère avec une âme forte, et un roide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre : ses imaginations élancent les miennes. La jalousie, la gloire, la contention, me poussent et rehaussent au-dessus de moi-même. » Montaigne pourrait être le saint patron des internautes si ceux-ci n’oubliaient pas que la quête de la vérité pour elle-même est la finalité de la dispute.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 septembre 2008
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