Malcolm Lowry, par Olivier Rolin

et si cet été vous partiez à Gabriola ?


note du 17 juin 2013
Maurice Nadeau, l’éditeur qui fit découvrir Au-dessous du volcan en France, est disparu hier soir. En hommage, et pour inciter à relecture, ce texte d’Olivier Rolin mis en ligne en août 2008, à propos d’un voyage à Vancouver et du récit de Lowry, En route pour Gabriola.

Ce texte est téléchargeable au format eBook dans le recueil d’articles Littérature, politique d’Olivier Rolin sur publie.net.

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Malcolm Lowry à Vancouver

 

Olivier Rolin | Cabane au Canada


Deux détroits (Georgia et Juan de Fuca), au sud et à l’est à peu près, séparent la grande île du continent. Au bord d’un de ces détroits que dominent les hauteurs des Pacific Ranges s’étend la ville de Vancouver. Elle se trouve juste au nord de la frontière américaine, pour être exact sur le quarante-neuvième parallèle, presque à la même latitude qu’à l’ouest, dans le Pacifique, l’île d’Onékotane ou, encore plus à l’ouest, le port de Sovietskaïa Gavan sur la côte sibérienne, et à l’est la ville de Medicine Hat dans le Saskatchewan ou, beaucoup plus à l’est, la ville de Saint-Denis dans la banlieue parisienne.

Lowry n’aimait pas Vancouver. « Cité des peurs c’est Vancouver / Où les bars ne servent plus de bière » (Noble cité grouillant de pigeons où tous, y compris moi, sommes des hypocrites, in Poésies complètes). Dans En route vers l’île de Gabriola, elle apparaît comme une ville de bien pensants, enclins à dénoncer les suspects de « dangereuses tendances gauchisantes anticanadiennes ». « L’argent était leur seul langage intelligible ». A ce propos, on peut se demander si ce qui, dans Gabriola, déplaît si fort au très moralisant Douglas Day, auteur de la seule (à ma connaissance) biographie de Lowry disponible en Français (« des personnages empotés, un mouvement nul, une œuvre de débutant »), ce n’est pas le côté fortement anticonformiste du livre, et notamment les pages passionnées contre la peine de mort : Ethan Llewelyn, le double de Lowry comme l’était le consul du Volcan, se reproche de n’avoir pas plaidé la cause d’un jeune homme de quinze ans condamné à être pendu pour tentative de viol et meurtre (« Les citoyens de la Colombie britannique sont-ils donc uniques en leur genre qu’ils n’aient jamais ressenti les affres et l’abasourdissement de la puberté ? »). Rappel : dénoncer comme « une barbarie » le fait de balancer un adolescent, au bout d’une corde, « dans une ancienne cage d’ascenseur peinte en jaune vif », ça a l’air d’aller de soi à présent, mais ça ne l’était aucunement au tout début des années cinquante.

Au Vancouver Writers Festival, on m’avait fait parler de la mort devant des enfants des écoles. Comme je demandais à l’institutrice pourquoi elle emmenait ses chers petits écouter un écrivain français inconnu parler d’un sujet manifestement hors programme, elle m’avait répondu que c’était juste parce qu’elle n’avait pas trouvé de place dans les autres salles. Je lui avais demandé si elle savait où se trouvait Dollarton, l’endroit où Lowry avait habité, mais elle ne voyait pas où c’était, ni de qui il s’agissait. A la librairie ils avaient entendu parler de Malcolm, mais pas de Dollarton. A l’aquarium où par désoeuvrement j’étais allé traîner, l’octopus ressemblant à « une cornemuse hors d’usage » devait savoir ça (les poulpes ont une mémoire prodigieuse), mais on avait du mal à communiquer, lui et moi. Enfin, j’avais fini par repérer le lieu sur une carte. Pour s’y rendre, il fallait franchir le Burrard inlet, le bras de mer séparant Downtown de North Vancouver, par L’Ironworkers Memorial bridge. Des essaims de petits hydravions vrombissaient, allant et venant entre la ville et Victoria ou Nanaimo, sur l’île de Vancouver. Au bout du pont il fallait tourner à droite, vers Roche Point, puis, après un petit supermarché, continuer à pied à travers Cates Park. La pluie n’y allait pas de main morte. Des sentiers s’enfonçaient sous des arbres hauts comme des piliers de cathédrales, cèdres noirs, pins « verts comme des tessons de bouteille », érables sang et or, troncs moussus, ruisselants : paysage de rain forest souvent décrit dans les Poésies, dans Gabriola, et qui est aussi le motif obsédant des tableaux d’Emily Carr. Cette artiste légèrement cinglée, née en 1871 à Victoria, peignait dans sa caravane, entourée de ses many pets, des voûtes vertes portées par des troncs violets assez phalliques, et des mâts totémiques indiens qui ne le sont pas moins : œuvres qui évoquent à la fois Edvard Munch et Gaudi. Je ne sais pas si Emily, qui est morte en 1945, a jamais rencontré Malcolm, mais cela serait plausible. Elle écrivait aussi des livres dont l’un, Klee Wyck, publié en 1941, obtint le Governor General’s Award (une espèce de Goncourt canadien), tout comme Under the volcano

Des remorqueurs tiraient des barges, un cargo grec qui s’appelait « Nuage », Néféli, remontait l’Indian Arm. Des cargos métaphysiques naviguent à travers tous les écrits de Lowry, dans le sillage de l’Oedipus Tyrannus du Volcan et d’Ultramarine. « Des pensées de fer prennent la mer le soir sur des navires de fer » (à ce propos, on signale à l’éditeur que le fait –judicieux- de rééditer de vieilles traductions ne devrait pas dispenser de les toiletter : le mot anglais derricks, sur un bateau, ne se traduit évidemment pas par « derricks », mais par « mâts de charge ». Merde alors !). Souvent ces cargos ont des noms de philosophes grecs, Epictète ou autre. Dans Gabriola, il s’appelle Aristotélès. Celui de La Traversée du Panama est baptisé Diderot. En vérité, le liberty-ship français sur lequel Malcolm et Margerie avaient quitté une première fois Vancouver pour l’Europe, en 1947, s’appelait Brest. Il y a vingt-trois ans (hum…), j’avais réussi à retrouver, pour les pages livres de Libération, quelques survivants de cette odyssée. D’après leur témoignage, sur ce bateau, on ne se ruinait pas en eau minérale. « Le second était noir tous les jours », m’avait dit le radio. Lowry ? « Il avait une bonne tête d’Anglais. Costaud, rouquin. Des mains deux fois grosses comme les miennes. En général, le matin et le début de l’après-midi, ça allait encore. Mais quand venait le soir, il était sous pression. Elle aussi, d’ailleurs. Il lui filait des trempes, il faut bien le dire. Elle l’appelait my lion. Une fois, elle avait l’œil au beurre noir, elle a prétendu qu’elle était tombée de la couchette supérieure. »

Les nuages semblaient jaillir des arbres, certains vaporeux, gris pigeon, d’autres en barres très basses d’un blanc de céruse. Les sirènes-orgues des trains retentissaient dans la brume, sur l’autre rive. En aval, la petite raffinerie qui est souvent décrite dans Gabriola et dans les Poésies : « Les marteaux rouges du couchant frappent / Les touches xylophone d’un alignement de cornues / La plus belle des raffineries de pétrole. » C’était là l’Eridanus de Sombre comme la tombe…, de Gabriola, d’Ecoute notre voix ô Seigneur. Vissée à un rocher, une plaque de bronze le disait : MALCOLM LOWRY, AUTHOR, LIVED WITH HIS WIFE IN A SQUATTER SHACK NEAR THIS PLACE, 1940-1954. Malcolm et Margerie squattaient une cabane au bord du fjord, avec sa jetée de bois, construite de leurs mains, qui permettait de fréquentes purifications-baptêmes dans l’eau glacée : « Ethan plongea, cheville foulée et tout, Jacqueline le suivit dans la vaste roue turquoise. Ils en émergèrent rénovés. Nés une nouvelle fois. Pour cinq minutes au moins. » C’est là que Malcolm, inlassablement, récrivit le Volcan, jusqu’à ce jour d’avril 1946 où Jonathan Cape l’accepte enfin (et, le soir même, Raynal & Hitchcock pour les Etats Unis). « Oui, c’était là leur place en ce monde, et ils l’aimaient. Avec une passion joyeuse, Ethan lui eût sacrifié sa vie. Mais qu’était-ce donc qui lui rendait cette vie si libre et précieuse, qui leur fournissait plus que la paix, qui faisait de cette maison plus qu’une arche de bois. Ah, leur arbre, leur porte, leur nid, leur rosée, leurs neiges et tonnerres, leur feu et leurs journées. Leurs nuits sidérales et le vent de mer. Leur amour. » Image du jardin d’Eden, symétrique de l’enfer du Farolito. Eridanus, c’est le zénith d’un monde moral dont Quauhnahuac est le nadir : la lumière, « le soleil au premier printemps, d’abord bulle de lumière, puis flèche, puis forêt de flammes blanches », opposée à « la ville de la terrible nuit » ; « l’onde la plus limpide, la plus profonde, la plus régénératrice », contre l’alcool infernal ; la rédemption en face de la damnation, la paix dissipant l’horreur de la culpabilité. D’un côté, les « montagnes bleues enneigées » d’un poème appelé Bonheur (titre bien peu lowryien !) ; de l’autre, le « paysage de téquila, mégots, cols de chemise crasseux / Perborate de sodium, page griffonnée / A l’adresse des morts » de Délirant à Vera Cruz .

Titre bien peu lowryien, oui : car bien sûr cet Eden devra être quitté. ¿Le gusta este jardín que es suyo ? ¡Evite que sus hijos lo destruyan ! Mais le jardin sera détruit, saccagé. La foudre rôde au ciel, la « roue de feu » menace la roue turquoise de lumière et d’eau, la cabane brûlera (« L’incendie qui s’est / Nourri de notre lit de mariage / A tout juste laissé une bouteille de gin »). Malcolm sauvera le manuscrit du Volcan mais In ballast to the White Sea sera perdu. Reconstruite, la cabane devra de nouveau être abandonnée, cette fois par mesure administrative : la ville des deathscapes, des « mortespaces du futur », ronge inexorablement le territoire de l’innocence. La raffinerie SHELL, dont les lumières brillant sur les sombres sapins évoquaient « une inoffensive cité-jouet sous un arbre de Noël », voici qu’elle crache une nappe de pétrole dont la puanteur empoisonne le parfum des fleurs sauvages, voici que dans la nuit une lettre de néon rouge s’éteint, laissant lire son vrai nom : HELL, l’Enfer. Le Paradis est toujours perdu.

Plus tard, de l’autre côté de Vancouver, face au détroit de Géorgie, je suis allé visiter le très beau musée ethnographique. « Brumes et buées mâchuraient les îles ». Les cartels burlesques des mâts totémiques me parurent avoir quelque mystérieux rapport avec Lowry. « Ours avec être humain et grenouilles dans les oreilles ». « Ours avec grenouille dans la bouche et loup entre les oreilles ». « Otarie avec oiseau et être humain à coiffure de chaman dans sa queue, corbeau portant lumière. » Un rapport, mais lequel ? Lowry, il y avait du Milton et du Blake en lui, bien sûr, mais aussi du farfelu à la Lewis Carroll. C’était un type capable d’inventer un titre comme ça (dans Gabriola) : « On peut donner du whisky et de l’eau chaude en quantité limitée aux éléphants qui effectuent un voyage en mer ». Bien sûr qu’on peut leur donner ça ! Allons, à ta santé, Malcolm, vieil éléphant-otarie-chaman avec un lion entre les oreilles, cher vieux totem !

 

© Olivier Rolin, texte diffusé par www.publie.net.