on compte deux survivants

le TGV parfaite machine à suicide : une incitation ?


Ce n’est pas fascination particulière. C’est il y a 2 ans, juste sous mes yeux, ce corps sans tête et le train qui défile au ralenti, la mère qui demande à son enfant « Tu n’as rien vu, hein » et le « Non » timide du gosse dans le parfait silence du wagon, et l’autre les gens qui ramassaient les morceaux, à Saint-Pierre des Corps, précautionneusement, un par un, avec des sacs.

C’est, l’an dernier, être resté deux heures à Saint-Pierre des Corps (ma gare) en attente de ces trains du dimanche soir chargés d’étudiants et lycéens, parce qu’un « accident de personne » venait d’avoir lieu à Vendôme, un pont qui avait déjà servi à même fonction, et qu’on apprenait le lendemain qu’il s’agissait d’une étudiante de première année à la fac de Tours, et que cette page insérée sur tiers livre me valait d’entrer en contact avec quelques-uns de ses proches. Mais, cette année, accélération. Rien que ceux dont je peux attester personnellement, quatre en six semaines, sur ma seule ligne Angoulême Paris. Hier, quatre heures pour rejoindre Paris, via Vendôme et Le Mans, et attente en Beauce. Au retour, avec les autres naveteurs, on parle. Et, ce matin aussi, avec les contrôleurs. On sait qu’il y a 12 000 suicides par an, en France, et que c’est la première cause de mortalité, désormais devant la voiture, pour les moins de vingt-cinq ans. Côté SNCF, c’est comptabilisé en interne : cinq par région et par mois (les grandes régions SNCF) . Mais on ne dit pas de combien ça a augmenté en un an.

Choses établies : les pics correspondent aux fêtes, fête des mères, fête des pères, Noël, aux avant vacances, et aux pleines lunes. Pourquoi la pleine lune ? Chose établie aussi, parce qu’on a pas mal de médecins dans les naveteurs : à l’autopsie, on les découvre complètement shootés aux barbituriques ou aux antidépresseurs. Ceux qui se balancent n’ont plus aucune idée de ce qu’ils font quand ils passent à l’acte. Plus curieux, en interne : que la plupart du cas on trouve la voiture juste à côté du passage à niveau, ou du grillage, ou du pont. On vient se suicider comme on va faire ses courses.

Est-ce qu’il ne vaut pas mieux raconter tout ça, histoire de s’y mettre pour inverser la pente ?

Les fréquents du TGV, on a idée de la boucherie : parce que, souvent, le soir, prolifération des animaux, et trous sous les grillages, on se prend des sangliers. C’est des bestioles coriaces. Comme les installations électriques du TGV sont en bas de châssis, dans la motrice, ça provoque fréquemment des pannes complètes du train. Alors, à l’arrivée, on voit les restes, sur le museau de la loco : c’est pas beau.

Mais voilà deux histoires de survivants, toutes récentes. Une moins de vingt ans, trop fine : le TGV produit autour de lui un matelas d’air. Jetée longitudinalement sur les rails, et pas en travers, les « brosses » de contact à la voie l’ont plaquée au sol. Le TGV rame double ça doit faire, vingt wagons de vingt mètres, quatre cents mètres ? Ça doit faire long, quand on est dessous, et moins de trente centimètres sous barrot. Le train s’arrête (il lui faut un kilomètre trois cents), les contrôleurs descendent, remontent vers l’arrière : et ils aperçoivent la silhouette, là-bas, groggy, qui s’éloigne en titubant. L’autre histoire, fin de l’an dernier : un bonhomme qui rate son coup, rebondit sur le côté, mais son bras arraché au niveau de l’épaule. Arrêt du train, on est en rase campagne, mais il y a un resto routier en vue : le bras est resté collé sur l’avant du TGV, on le met dans la glace, le bras et l’homme sont portés à l’hôpital, on le lui recolle – ça va.

Le taux de réussite reste quand même appréciable. Si on en parle, c’est parce que ça ajoute à cette rancœur qu’on a de la société aux ordres, de la société fric et paillettes, de la misère qui monte, de la solitude où on se débat.

On a parfois des scènes plus rigolotes, ainsi ce type l’autre jour qui avait voulu récupérer son téléphone portable tombé dans les cabinets : à l’arrêt Saint-Pierre des Corps, on avait dû démonter sur place le WC chimique, et emporter le gars à l’hôpital le bras toujours coincé dans le machin (on ne sait pas si le téléphone a été sauvé). Hier, dans l’attente rase campagne, ce jeune type qui pleurait dans le sien, de téléphone, parce qu’il loupait un entretien d’embauche et qu’il n’y aurait pas de rattrapage. Deux heures de retard, ça passait. Trois, non. Il y a quelques années, il aurait été possible de se dire : et en faire récit, nouvelle, de ce qui se jouait là, confrontation soudaine et arbitraire de deux destins. C’est ce qu’on aime chez Raymond Carver : mais je n’ai plus appétence à la fiction, et il me semble que c’est la tâche aussi de l’écriture, d’aller ici se coltiner au réel, d’apprendre à le dire. Et que peu importe le socle de la statue : c’est sur Internet que ça doit partir, la trace, l’exercice.

Qu’il y a aussi eu, ces dernières semaines, un suicide dans le train, ce 22h53 Austerlitz qu’il m’arrive souvent de prendre. La SNCF a dû bloquer le train à Blois, puisqu’un suicide est traité comme scène de crime, et a frété tous les taxis de la ville, à 150 euros la course par voiture, pour conduire au terminus les 40 personnes qui sont arrivées à 3h50 au lieu de 0h50, mais jamais rien dans les journaux, de tout ça.

Hier, j’étais dans le 8h03, mais ce matin, petit box des places de secondes au bout du premier wagon de première, on a nos habitudes, le monsieur à côté de moi était dans le 10h40, et je m’étonne qu’ils aient eu du retard aussi : parce qu’il y en a eu deux, de suicides, sur cette ligne droite Vendôme Paris, un à deux heures de l’autre, sans préméditation.

On garde le cap, dit Sarkozy.

TGV, zone d’impact
Photos : attente rase campagne cause suicide sur voie, jeudi 24 avril 208, entre Vendôme et Saint-Léger, et avant TGV, gare Montparnasse.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 avril 2008
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