pour saluer henrimichaux.fr

lancement enfin d’un site Henri Michaux


On sait que, jusqu’à 70 ans après la mort d’un auteur, pas question de toucher ou de citer trop : et c’est un handicap à échelle globale pour notre culture, là où il faudrait le plus se battre pour dire et redire combien il est vital de lire, relire, approfondir et Gracq, et Simon, et Koltès, et tant d’autres.

On sait aussi que c’est une jungle très contrôlée : félicitons-nous lorsque autour de l’auteur disparu se crée une association des amis, association des lecteurs, en lien direct avec des ayants-droit qui savent bien pourquoi on estime utile de retrousser les manches et faire place, dans ce monde virtuel qui s’est définitivement imposé comme première ressource et lieu de travail pour les étudiants, les lycéens. On peut le déplorer et s’en prendre à wikipedia de monopoliser le terrain : on est quelques autres à penser que c’est à nous, en construisant ces ressources virtuelles, de venir à côté et plus en profondeur que wikipedia, dont ce n’est pas le rôle. Dommage pour l’université française (littéraire s’entend) de n’avoir pu ou voulu le comprendre : est-il encore temps ?
Dans ces associations d’amis ou lecteurs, citons celle – remarquable de vie, de liens tissés – qui concerne Georges Perec (le site de l’asso a disparu, mais la lettre fonctionne à nouveau, pour la recevoir écrivez-moi, je transfèrerai à Bernard Magné.

Des héritages plus problématiques, on a récemment donné un exemple...

Alors quelle bonne nouvelle : Micheline Phankim, légataire d’Henri Michaux et en charge de ses archives, lance avec Jean-Marie Gleize et Francl Leibovici un site, qui accueille déjà le bulletin, Plume.

Pour le saluer, qu’on me permette une petite balade tiers livre :
 ci-dessous, large extrait d’un texte mal connu mais qui me semble un de ces infinis fictionnels de Michaux ;
 et la façon dont nous nous réunissons une fois par an, en petit comité, pour le lire : lecture annuelle du Document D.9 ;
 une piste de lecture nécessaire : sur des peintures énigmatiques (extrait)
 un texte de jeunesse explosif, un de mes préférés pour la lecture en public ou pour faire découvrir Michaux à une classe : L’époque des illuminés (extrait) ;
 le colloque Michaux de la Roche-sur-Yon en décembre 2006, compte rendu image ;
 enfin, dans mon Tumulte (Fayard, 2006), cette échappée à partir de l’homme sur l’armoire.

Il y a des tas de chantiers à ouvrir. On évoquait récemment dans des discussions Internet combien serait précieux, par exemple, une intégrale Michaux en numérique : et que, pour ma part, je serais prêt à payer cet outil le même prix que j’ai dépensé pour mes trois Pléiade...

Rappeler quelques indispensables : la biographie de Michaux par Jean-Pierre Martin, qui démultiplie nos lectures, les trois textes de Maurice Blanchot sur Michaux publiés par farrago (diffusé désormais par Verdier, indispensable), les Cahiers de l’Herne sous la direction de Raymond Bellour, les études de Bernard Noël, Jean-Michel Maulpoix (liens ci-dessous), Jérôme Roger...

Et, pour finir, pensée pour ce que Michaux appelait sa journée de silence, une fois par semaine, dans une pièce toute blanche meublée d’un seul tabouret, et que c’est là, dans cette concentration, sur le soir, brièvement, l’écrire sauvage. Ou cette image de la table nue, avec pour seule machine un broyeur à papier. On n’est pas si loin de notre rapport d’aujourd’hui à l’écran...

Et donc, à suivre dès maintenant :

henrimichaux.fr

 

Autres liens :
 aller aussi saluer Michaux du côté de Lignes de fuite
 ensemble de 5 études chez Jean-Michel Maulpoix
 le dossier Michaux de Cultures France
 l’improbable
 photo du haut : personnages pour la Grande Garabagne, Henri Michaux, British Museum.

Henri Michaux | Document D.9, extrait

 

On ne l’avait pas entendu. Je ne le vis pas entrer. Soudain nous nous croisâmes. Comment s’y prit-il pour sortir ? Je ne perçus ni lui ni son ombre. D’un coup il était dehors.
D’origine simienne vraisemblablement, mais « trafiqué » dès la conception et pendant la gestation, et encore à la naissance et même plus tard. Il venait d’être homme (ou presque). Nous n’avions pas encore l’habitude. On se trompe souvent. Notre ancienne fierté nous trompe. Et ils sont incroyablement lestes.

On avait trop compté sur le papier à respirer. Il ne suffit plus.
On en avait pourtant des stocks. Mais toujours comme complément.
L’air, même avec ce qu’on ajoute, cet air que nous respirons, par moments de passe plus, nous laissant à demi étouffer

Là où je suis maintenant, c’est souvent la tête en bas. On a été amené à vivre ainsi. Il fut un temps où on n’aurait pas pu. Suspendus pieds liés on se balance. Sur une file, une très longue file on en voit dans les faubourgs, appendus comme seraient des fruits sur la branche d’un arbre en espalier étirée interminablement.

C’est lancé. C’est au point. C’est l’avenir. Moyen qui plaît, plus simple que les navires, plus dans les mœurs, dans les goûts d’à présent pour l’égalité, pour la plus parfaite indépendance et absence de grade.
Qui à l’heure actuelle oserait encore commander comme capitaine ?

On repêche dans le Passé ceux dont l’humanité a eu particulièrement à se plaindre. Punition-retard, on les attrape pour les châtier exemplairement. De même ceux dont la conduite par trop bête avait provoqué de grands malheurs. Ces inconscients (innocents comme souvent les brutes) on les rend enfin conscients.
Cet imbécile de soldat romain qui de son glaive de militaire assuré transperça Archimède qui traçait des lignes et des figures de géométrie sur le sable, faisant par cette mort prématurée perdre des siècles au savoir humain, on lui fait son affaire maintenant. Et à bien d’autres.
L’évêque Cauchon, qui fit condamner Jeanne, la fille d’Arc, après l’avoir ignominieusement soumise à la « question » et à la torture d’interrogatoires hypocrites, à quoi elle répondait avec une merveilleuse simplicité… il n’avait rien perdu pour attendre. Son procès à lui voilà des mois qu’il dure. A son tour dans des labyrinthes de questions dont on ne sort pas, s’accusant, se reniant, à son tour faisant un serment, à son tour interminablement, insidieusement. Il vient de finir, – grotesque, avec ça – sur une sorte de bûcher, moderne et très étudié. Ah ! il se mordait les doigts d’avoir agi comme il avait fait. On ne l’a pas écouté. Il avait eu tout le temps autrefois.

Des spécialistes – des amateurs aussi et passionnés – recherchent dans les siècles passés les hommes à la conduite criminelle qui s’en étaient tirés à bon compte, repartis dans l’anonymat et qui se croyaient sauvés.
Des rafles sont pratiquées dans les nobles époques exemplaires, dans les ran gs des « justes » durs comme fer, qui avaient fait illusion.
A eux maintenant de subir des peines, de passer en jugement. A eux d’entendre, avec une kyrielle d’ « attendus », leur condamnation et celle-là pas secrète. Pas du tout. ?
On sait les faire souffrir. On y est arrivé.
Les procès publics impitoyables sont une des grandes distractions actuelles. L’assistance est intraitable.
A part, quelques personnes attardées écoutent, la gorge serrée, les Grands d’autrefois se faire petits, tâchant de passer inaperçus.
Viellles gens attachés à de vieux noms.

La Terre s’est réveillée.
Depuis les explosions une lumière est née, inégale, étrange, interne.
Chaude à l’œil, merveilleusement colorante, ce n’est pas du ciel qu’elle nous vient, mais du sol. On la voit – mieux le soir – sourdre de plusieurs endroits, en foyers autonomes dispersés, lesquels ne sont pas toujours indépendants l’un de l’autre. Il arrive que l’un s’éteigne presque ou du moins perde beaucoup de sa vie au profit d’un autre situé à un quart de lieue plus loin et qui alors s’exalte, tandis que plus près, un troisième jusque-là assez obscur hésite encore, puis émet de commençantes rougeurs.
Etranges éclairements inattendus qui apparaissent hâtivement comme pour faire signe (on a cette impression), hâtivement, furtivement ou maléfiquement.
Lumière de ce monde inquiet, en nouvelle gestation. Lumière comme si, atteinte, la Terre elle-même méditait.

La sérénité a disparu.
On a cessé d’être à part, devenus comme des herbes. Où est la différence, une année, ou vingt fois une année, ou même trente, ou même quarante fois, et puis plus jamais.

Auparavant nous étions soutenus. Nous n’étions pas livrés à nous-mêmes.
Fini à présent. Nous n’avons plus nos bienfaiteurs cachés.
On n’est plus aidés, ou si peu, si confusément.
On n’est pas soutenu. Tout est détaché. Il faut constamment veiller à rattacher, à relier ensemble.

 

© éditions Gallimard, Pléiade tome III, à vous faire offrir obligatoirement...


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 12 avril 2008
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