disparition de Monsu Desiderio

Internet n’assure pas encore la survie du patrimoine civilisationnel


Tout est compliqué, avec Monsu Desiderio.

A commencer par le fait qu’on ne sait pas vraiment ce qui se passe, derrière le nom. On sait seulement qu’un jeune lorrain, François de Nomé, né à Metz en 1592 (cette ville où Rabelais en exil était venu se faire médecin, en 1551, appelant parfois au secours et buvant de l’eau claire, comme sçavez qu’ai toujours faict), serait, vers ses 18 ou 20 ans, parti à Naples pour peindre, ou apprendre à peindre. De lui-même, par passion déjà de peindre, par goût de voyage et compagnonnage ?

Herman Hesse a exploré cette part de l’initiation, dans Narcisse et Goldmund, et tellement de récits de genre. Moi, là, je travaille sur les publications de voyage d’un piéton de l’époque, Martainn a’Bhealaigh, dit Martin Martin, mais lui c’est les Hébrides qu’il arpente. Je serais écrivain, j’écrirais le voyage de Metz à Naples d’un jeune apprenti peintre, vers 1612 ou 1615...

François de Nomé reste à Naples. En tout cas, sa présence y est attestée jusqu’en 1634. Meurt là-bas, revient à Metz ? En 1640, le comte Aloys Thomas Raymund von Harrach (vice-roi de Naples de 1728 à 1733) lègue cinq tableaux qu’il lui avait achetés, paysages avec ruines.

Complication parce que Nomé ne signe pas ses toiles. Et cela aussi, à cause de quoi, dans sa tête ? Parce que, au lieu de faire du baroque à ornements comme c’est la mode pour tous ceux de son âge, et c’est ça qui se vend, il s’obstine à ses constructions monochromes, sur fond de catastrophe ?

Complication aussi parce que Nomé, arrivant à Naples, trouve Barra : Didier Barra a deux ans de plus que lui, vient de Metz aussi, mais Barra a un atelier, Barra s’est spécialisé dans les vues (vue de Naples, vues de Venise, paysages avec villes) et les deux travaillent ensemble : Nomé intervient dans les toiles de Barra, Barra probablement ébauchant les « mythologies » qu’on lui commande, Nomé et d’autres assistants y insèrant le détail de ces architectures détruites ? Ou simplement parce que Nomé travaillant dans l’atelier de Barra, participant à la réalisation des toiles de commande, Barra en retour l’aide à vendre son travail personnel, ces réalisations fantastiques sans origine ? Indémêlable.

Ou bien même Barra, qui était à Naples bien avant Nomé, revenant à Metz, emmenant avec lui au retour un ami d’enfance, ou l’invitant parce qu’ayant appris qu’il savait peindre ?

Fin de l’histoire. Les deux hommes n’auraient jamais eu la bonne idée, un dimanche matin, comme je le fais à parler d’eux, de poser leurs chevalets l’un en face de l’autre et de se peindre. Ou d’envoyer une fois par an aux archives royales une lettre attestant de ce qu’ils ont fait, peint, vendu, leurs inquiétudes, leurs fréquentations, leurs colères. Et pourquoi, pour Nomé, l’obsession du noir.

Puis oubli. Oubli jusqu’à Breton. Fichu André Breton, qui ressuscite Lautréamont, Rimbaud, Forneret, achète des petites cuillères en bois, ramasse des galets du Lot, rapporte des masques indiens, et nous réinvente Monsu Desiderio.

J’ai découvert Monsu Desiderio, nom convenu désormais pour l’oeuvre fantastique de Nomé et Barra, lors de mon séjour à la villa Médicis en 1984. La Villa Médicis, ça sert à ça. A l’époque, on trouvait un peu partout un livre écrit en 1961, mais les livres d’art étaient de rotation lente. Les livres d’art étaient chers, je l’ai feuilleté bien souvent en bibliothèque ou en librairie, et ne l’ai pas acheté.

Tous les vingt ans environ, quelqu’un s’y colle. Après ce livre de 1961, rien moins que Pierre Seghers, en 1981. Puis Michel Onfray, édité par la librairie Mollat, en 1995.

Je viens de vérifier : amazon, abebooks, chapitre, rarebook et tous les autres. Indisponible, épuisé. Un exemplaire du 1961 est passé dans eBay, parti à 26 euros le 25 mars... Il n’existe plus, hors bibliothèque, en anglais, italien ou français une seule monographie consacrée à Monsu Desiderio. Pourtant, le Onfray, Métaphysique des ruines allait bien plus loin que le peintre : ça ne s’épuise pas en quinze ans, ce genre de travail.

Puis Internet. Tout est sur Internet. Google pour "monsu desiderio" : 7300 occurrences. Mais chaque fois 10 lignes et au revoir. Les mêmes sempiternelles 10 lignes avec variation. Pour une expo, pour un curieux du fantastique. Des images ? Quelques-unes, des vignettes. Basse résolution.

Parce que François de Nomé m’a toujours accompagné. Et surtout cette image, qui pour moi symbolisait tellement bien l’Internet : rue ouverte avec travées transverses, passages à différents niveaux. Pays qui n’existe pas et qu’on invente.

Dès mon premier site Internet, cette image en a été le fond, l’emblème je m’en servais graphiquement pour les différentes parties du site. Je n’ai découvert que très récemment qu’elle était au musée des Beaux-Arts d’Orléans, à 120 kilomètres de chez moi.

Vers 1998-2000, un Japonais avait construit tout un site sur Monsu Desiderio : il y avait 18 grandes planches, on naviguait de l’une à l’autre. J’avais recopié les 18 planches sur mon disque dur, dans un dossier du répertoire /images/ nommé /peintres/ où j’avais Hopper, Rothko, Daumier, Friedrich, Munch, bien d’autres, des photographes aussi. J’allais souvent voir ce dossier. En 2003 j’ai acheté un premier appareil numérique, et progressivement le dossier /images/ est devenu plus volumineux : il fait plus de 40 Go maintenant. Alors, de mon précédent ordi, j’ai enlevé le dossier /peintres/ et l’ai mis sur le disque dur de secours. Puis j’ai changé d’ordi, me suis assuré d’un second disque dur pour synchroniser les archives en alternance. A quel moment j’ai effacé mon dossier /peintres/ ? Vers octobre, probablement. Il n’est sur aucun de mes 3 supports en activité. Le vieil ordi, confié aux enfants, marche impeccablement, mais on l’a reconfiguré le mois dernier : effacement et départ à neuf. J’ai pu retrouver ce matin ces housses noires avec inserts transparents où on stockait les CD-ROM : un vrai cimetière, applications, défragmenteurs, archives datées, scrupuleusement reportées sur CD – mais j’y retrouve les sites Internet et les documents, puis les photo numériques, mais le dossier /peintres/ rien. Donc voilà : je ne suis plus en possession, dans mes archives numériques, de Monsu Desiderio que j’aimais feuilleter plein écran. Et le site japonais a disparu depuis longtemps.

Tout ça parce qu’hier, une fois de plus, on m’a demandé quelle était cette image, en haut de la page forum... L’idée simple de mettre en ligne ces 18 planches de l’ordi, et s’apercevoir qu’ici aussi, Desiderio passait son destin posthume à balayer ses traces.


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1ère mise en ligne 6 avril 2008 et dernière modification le 26 octobre 2019
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