que reste-t-il de Led Zeppelin ?

concert de led Zeppelin à Londres le 10 décembre (si tout va bien)


Ajout du 17/12 : Led Zep à l’O2 Arena, pari gagné. Lire ici ou ici...

Il faut bien faire tourner la boutique : le silencieux Jimmy Page lance dans le commerce, pour nos cadeaux de Noël, un nouvel ensemble "remastérisé" de l’inamovible Led Zeppelin, les mêmes 24 morceaux qu’on réécoutera dans ce que les techniques d’aujourd’hui leur extorquent, plus ce film naïf et maladroit, The song remains the same, impossible à croire de la part de quelqu’un qui a joué (la scène du duo de uitare avec Jeff Beck) dans Blow up, mais avec la prestation du Madison Square Gardens en 1973.

Et puis, il y a 2 mois, l’annonce : ils donneraient ensemble un concert à Londres le 26 novembre. Tirage au sort des places, plusieurs millions de demandes pour 3000 élus (à 300 dollars quand même), ils achètent illico billets de train, d’avion, et seconde annonce : Jimmy Page s’est cassé le doigt, on ne jouera que le 10 décembre.

Led Zeppelin, c’est le marqueur des années 70. Depuis longtemps, j’essaye de rassembler cette histoire, mais pas facile de percer les carapaces. Mon travail sur Dylan s’est intercalé au milieu, parce qu’au moins, là, je retrouvais la langue, et la sensibilité au monde.

N’empêche : Led Zeppelin c’est encore une de ces voies miracle, chantier d’archéologie documenté de milliers d’images, par où explorer comment des gamins des bords d’une grande ville de province (tout tourne autour du batteur, John Bonham), peuvent catalyser sur eux un événement à taille du monde. Le strict opposé de leur contemporaine Gina Pane, qui viendra dans mon livre comme un contrepoint : mais elle seule donnant la clé.

Merci à Yann Plougastel, du Monde 2, qui m’a demandé un texte reprenant brièvement ces données, mais puisse être lu par quelqu’un qui n’aurait jamais entendu parler du Zeppelin (oui, ça existe, j’en connais). Le texte est paru en version raccourcie, le voici intégral.

Je rappelle quelques liens :
 le site Py Zep et son forum, le lieu d’autorité francophone
 la nouvelle mouture du site Zeppelin officiel (1300 photos, vidéos etc).
 le Strange Sensations de Robert Plant ou ce carnet de voyage sur ses traces
 Vincent Segal parle de Dazed and Confused, extrait de mon feuilleton Chiens noirs des seventies (France Culture 2004, réalisation Claude Guerre), et merci ne pas trop communiquer version pirate hors sol ici.


Que reste-t-il de Led Zeppelin ?

 

Que reste-t-il de Led Zeppelin ? D’abord, le tout premier moment : on vient de passer mai 68, on a bousculé les règlements intérieurs du lycée, il souffle dans les journaux et la ville une parole neuve, et cet automne on a repassé jusqu’à usure le Beggars Banquet des Stones et le Double blanc des Beatles. Cream, à peine formé, se disperse : la guitare électrique devenue culte. Et nous entendons à ces émissions de radio de nuit, avant même d’avoir le disque, cette musique compacte et sombre, comme portée sur un abîme. Dès que nous tenons le disque gris monochrome, nous savons qu’une claque de plus a été mise au vieux monde : non pas un disque rock de plus, mais l’avancée même du rock. Et nous sommes prêts pour l’explosion, six mois plus tard, quand vient le deuxième : je m’en souviens avec précision parce que Whole Lotta Love est le premier morceau que j’écoute en stéréo. Ça existait avant, mais nous n’étions pas équipés.

Qu’est-ce qu’on savait d’eux ? Bien sûr Jimmy Page, maître manipulateur en six et douze cordes, ou six cordes mais deux manches. Silhouette maigre, allure de crevette (ses copains l’appelaient comme ça, adolescent, quand il gagnait les courses de haies). Cheveux longs tombant sur la figure : finalement, un anonyme. On nous disait qu’il avait joué avec les Yardbirds, mais les Yardies étaient restés un groupe de second plan. Qu’il avait beaucoup joué en studio, y compris avec Johnny Halliday : le riff de Whole Lotta Love est déjà dans A tout casser. Mais Led Zeppelin pour nous était un alliage neuf, et pas un supergroupe : un blues lent et épais, et les instruments acoustiques mis en avant des déchirements électriques.

Ils se reforment donc. Du moins, on l’espère : voilà que Jimmy Page, à peine en répétition, se fracture un doigt. Ça lui était arrivé, déjà, en 1973 : cela n’avait pas empêché les concerts. Juste, pendant trois semaines, on ne jouait plus Dazed and confused. A l’époque, il s’était pris le doigt dans une porte de train de banlieue, à Londres, puisqu’il n’a jamais eu le permis de conduire, et qu’il est paraît-il assez avare pour avoir continué le train de banlieue quand les copains roulaient Rolls Royce.

Pourtant, ces deux ans, on n’y aurait pas cru : on l’a vu épaissi, Jimmy, décoré par sa reine – mais elle a fait cela de tous ces immenses payeurs d’impôts que sont les seigneurs du rock. Et sa dernière apparition publique, c’était Whole Lotta Love joué à la bourse de New York, et pas bien, en plus.
Celui qui tenait le coup, c’est Robert Plant. Un gars qui à dix-huit ans faisait le cantonnier près de Birmingham, et ses copains le surnommaient Elvis. Une suite de petits groupes et 45 tours, une carrière qui tarde à se faire, et quatre ans de moins que Page, le très connu Jimmy Page, qui le recrute comme chanteur. Le fauve torse nu à crinière blonde et voix rugissante, qui se mettra à écrire ses textes, emmènera Page à Bron-Yr-Aur, une ferme sans électricité du pays de Galles pour composer aux chandelles, et restera fidèle à ses fermes et ses moutons. Après Led Zeppelin, il trouve lentement son propre chemin de chanteur : on le voit avec des musiciens du désert. Il porte lourd sur son visage, Percy (comme ils l’appellent), mais à soixante ans il a une posture digne : quand il repend les vieilles antiennes du Zep avec son groupe, Strange Sensations, il a le culot de tout réinventer.

Pour la reformation, on s’est réconcilié avec John Paul Jones. La basse, c’est un digne quart de la pulsation Zeppelin : refus de faire l’équilibre en haut du manche, juste de solides accrochages des deux doigts à la fois tout en bas des cordes. Son père et sa mère faisaient la musique d’ambiance dans un yacht club, à six ans il accompagne son père, orgue et piano, pour les bar-mitzvahs (il s’appelle James Baldwin). A 15 ans, il s’en va jouer pour des groupes : on ne peut pas transporter un piano, il se met à la basse. A Londres, il est un des meilleurs arrangeurs, pour Donovan, ou même les Stones. Il a deux petites filles, il rentre un soir chez lui et dit à sa femme qu’il en marre de faire la musique des autres, alors que Page va se faire tellement d’argent avec son nouveau groupe : – Pourquoi tu ne lui téléphones pas ? Et, dans les douze ans de Zeppelin, quand l’héroïne mange progressivement la vie de Jimmy Page, c’est Jones qui s’occupe de la machine, fait les concerts et les disques, jouant l’orgue avec les mains, et la basse via un clavier à ses pieds. Black Dog, c’est son invention. Et lui qui apporte, aux répétitions, le banjo, la mandoline. Il est venu souvent, à Uzès ou par là, dans ce discret festival de mandoline en France. Quand c’est le tour de Led Zeppelin, en 1985, d’accéder au rock’n roll hall of fame, il revoit Page et Plant : – Ils se sont souvenus que j’avais le téléphone, a-t-il déclaré… Il compose depuis lors de sages musiques de films, écrit des chansons pour sa fille.

Led Zeppelin, c’est deux dates : 1968-1980. Plus précisément, le 26 septembre 1980. On ne s’est pas vus depuis longtemps, on a une tournée américaine au programme, on se retrouve pour répéter dans la nouvelle maison que vient d’acheter, à la campagne, avec de grands murs, Jimmy Page. Bonzo n’a pas envie de repartir en tournée. Bonzo fait arrêter son chauffeur dans tous les bistrots de rencontre. Quand on répète, Bonzo est soûl. Plus tard, on le couchera là-haut, la tête calée par un coussin, trente-sept vodkas dans le nez. Au matin, ce n’est pas beau à voir Etouffé dans son vomi. Avec la mort de leur batteur, 33 ans, c’est fin obligatoire pour l’aventure Zeppelin.

Le nom déjà, c’était une histoire : un moment où Jimmy Page et son copain de lycée, celui avec lequel il a tout appris, Jeff Beck, partagent un numéro de duo de guitares dans les Yardbirds (voir Blow Up), mais Jeff est un instable, un caractériel. C’est la même chose chez les Who, trop d’excès, de tension. On parle d’un groupe qu’on ferait ensemble, Page et la rythmique des Who, Keith Moon propose comme nom : Lead balloon. C’est une expression de foot. Ballon de plomb, ballon loupé, d’où concert manqué, ces trucs qu’on voudrait faire bien et puis ça rate. Et Keith Moon, qui lui aussi mourra tôt, en rajoute : Lead Zeppelin, encore le plomb qui vole, mais en rajoutant le danger, la guerre, le bombardement. Jimmy Page est né en 1943, toute sa petite enfance près de l’aéroport militaire (ces sons qui tournent au-dessus de votre tête, il dit que c’est ça qu’il cherche, à la guitare). Page garde l’idée. Parce que les Américains prononcent autrement, et que le groupe c’est d’abord pour aller gagner de l’argent en Amérique, on transforme Lead en Led, et voilà. La vraie comtesse Zeppelin, en 1971, leur fera un procès, ça n’aura pas de suite, sauf qu’un concert ou deux ils jouent sous le nom The Nobs (les roustons).

Donc Bonzo. John Bonham, dit. Père charpentier maçon, il quitte l’école à 16 ans et apprend le métier. Mais père fou de big band de jazz, emmène avec lui le gamin, voit le batteur là derrière, qui lance ses baguettes en l’air et les rattrape. Et puis, quand il est né, le cœur ne voulait pas battre. Les docteurs ont cru qu’ils ne le ranimeraient pas. Sa mère le lui a souvent raconté. Alors boum boum, son cadeau pour ses 11 ans, une caisse claire. Fait l’accompagnement et les trucages pour les pièces de théâtre aux fêtes d’école. Dans la cour, une caravane. Y installe sa batterie, travaille un solo. Un seul solo. Mais toute sa vie. Va frapper chez un batteur de bal, qui vit dans le patelin à côté. Refusera de jouer à trois temps, ou avec des balais. Perce ses peaux. Mettra longtemps à comprendre qu’avec de la souplesse on peut jouer aussi fort. Se fait virer des boîtes pour ça. Se marie à dix-huit ans, premier enfant, Jason. Promet à l’épouse de dix-sept ans qu’il arrête la batterie, puis évidemment non.

Quand Page recrute Plant, tous les batteurs sollicités sont pris. Plant parle de son copain des petits groupes de Birmingham, Page écoute par politesse. Mais il y a urgence : les New Yarbirds ont un reliquat de concerts à donner en Suède. Bonzo joue son solo pour un américain en tournée, le compositeur du fameux Hey Joe. Mais un autre Joe, Joe Cocker, lui a promis un engagement : ça décolle pour lui, alors pas question de s’embaucher dans les Yarbirds, des has been. On fait quand même une répétition. C’est dans Soho, une petite salle capitonnée de dix mètres carrés. Page leur a demandé ce qu’ils savaient jouer, parmi les morceaux des Yardbirds : aucun d’eux n’en connaît un seul. Alors Page fait deux accords : – Ça part en sol, après c’est fa… Ils ajoutent chacun leur instrument, Plant chante, et cinq minutes plus tard ils se regardent stupéfaits et éclatent de rire : jamais ils n’auraient supposé ça.

Bonzo, ce n’est pas le genre de batteur que cherchait Page. Il voulait une musique plus près du folk, de Joni Mitchell. Il a fait des essais avec Nico ou Marianne Faithfull (a enregistré avec elle Baby I gonna leave you, version Joan Baez). Et, pour le premier disque, il convoquera un moment un joueur de tabla indien. Pas complètement confiance ? Mais Bonzo, c’est le dessous de Led Zeppelin. Une frappe unique. Personne n’a réussi à refaire. On connaît des ingrédients : le travail fait avec Page pour jouer sur des batteries plus grosses, aux peaux détendues, avec des micros posés très près (par exemple, de chaque côté de la grosse caisse), et d’autres micros, un au plafond, un très loin à l’autre bout de la pièce. Le disque IV est enregistré à Headley Grange, un manoir à la campagne. On enregistre chacun dans une pièce, et Bonzo au milieu dans le hall d’escalier. Seulement Bonzo c’est des poings, une peur panique de l’avion, et l’alcool tout le temps. L’héroïne, aussi. Et pourtant, quand il revient au pays, sa ferme, ses vaches, baby-foot et collection de voitures. Plus donner des leçons de batterie à Jason, dès ses 5 ans…

Il n’y aurait pas eu Led Zeppelin à eux quatre, sans Peter Grant. Dix ans de plus, mais une guerre entre. Un géant, et obèse. Orphelin de père. Gagne sa vie à 13 ans, coursier. Puis videur dans une boîte de nuit, et le patron est impresario de catcheurs, il le prend pour les remplacements. Double aussi Anthony Quinn dans Les Canons de Navarone, puis, à force de petits rôles, passe à la logistique, convoie les acteurs. Puis prend en charge des tournées de musiciens, passe à la production avec les Animals. Il rachète les Yardbirds, et veut jouer gros. A peine on se connaît, qu’on enregistre en dix jours ce premier disque, Grant prend les bandes et s’envole à New York, propose à Ahmet Ertegun, des disques Atlantic, l’idée suivante : payer le groupe tellement cher que ça suffira pour lancer le bruit. Contrepartie : le groupe fera pendant six mois, quasi gratuit, les premières parties d’Iron Butterfly ou Vanilla Fudge. Seulement, deux mois plus tard, les copains d’Iron Butterfly (In a agadda da vida, vous vous souvenez ?) préfèrent jouer avant le Zep qu’après.

Grant qui décide de refuser les 45 tours pour imposer les albums tout entiers. Grant qui décide de prendre 90% de la recette des concerts, mais en contrepartie s’occupe de tout, location, sécurité. Grant qui fait le service d’ordre à poings nus, y compris contre Bonzo lors d’une tentative de viol d’une journaliste du New York Times égarée. On a beaucoup glosé sur Page et l’occultisme : dans sa vénération pour le douteux mage Aleister Crowley, dont il achètera les manuscrits et éditions rares d’abord, les maisons ensuite, puis même, aux enchères, les robes et lunettes, il s’est trouvé un modèle pour apprivoiser sa propre condition, les foules, l’adulation, et le mystère de ce qui vous arrive sur la scène, quand on tient tout un stade avec six cordes. Mais le vrai sorcier obscur derrière Jimmy Page, c’est l’ancien catcheur, Peter Grant (il meurt en 1995, laisse une enveloppe marron cachetée à son fils avec ses secrets, le fils la dépose sans l’ouvrir dans la tombe).

Tournée de légende, l’été 1969, mais légende noire : on n’a pas la presse sur le dos, on est jeune, on s’amuse. La cocaïne y aide. Alors il y a cette histoire de fille sodomisée avec un poisson devant caméra Super 8, puis la fille qui fait l’amour avec son chien (noir), ou bien le fouet que Page trimbale soi-disant dans sa valise. Dès ce moment-là, Grant boucle tout : les photos, les accès. Du coup la légende grossira encore, et pendant dix ans on n’entendra que ça. Plant essayera bien de rectifier : – Alors que nous à l’hôtel on réécoutait les bandes du concert et on lisait Nietzsche… Et ces riffs que Page amasse par petits morceaux sur magnéto-cassette, les vieux blues ou les chansons des autres rebricolées puis estampillées de leur nom : pas des tendres, pas des anges.

Une carrière en monolithe, qui fait comme le chronomètre des années 70. Le monde de l’art contemporain (les performances de Chris Marker, le body art), on dirait qu’ils font la même chose, mais sans rien en savoir. La politique ? Ils préfèrent le retour à la nature, ou la vie de famille. Mais les disques sont majeurs. Le IV, sans nom ni titre sur la pochette : un bloc. Le double album Physical Graffiti, un laboratoire, des tunnels, enfoncements sombres, et des miracles comme Kashmir : le disque que je pourrai toujours réécouter, réécouter.

Après la mort de Bonham, on arrête. Les chemins se dispersent. Page et Plant sauront retrouver pour une tournée chemin l’un vers l’autre, mais une fois, c’est tout.

On n’y croyait plus. Page ne se teint plus les cheveux : ils sont blancs et courts. Plant semble toujours sorti du désert de la veille (ou du bistrot d’à côté ?), et Jones de son bureau d’homme d’affaires. On a demandé au fils, Jason Bonham, de battre le tempo binaire. Auront-ils la liberté intérieure, pour traverser le temps, de s’éloigner des fantômes, de ne pas chercher les vingt ans disparus ?

Le mystère de Zeppelin est pourtant là : Stairway to heaven est toujours le disque le plus diffusé par les radios américaines. Les tablatures de Zeppelin toujours ce par quoi les gamins de quinze ans abordent la guitare électrique.

Et la légende noire de tous les excès, toujours un programme pour nous tous.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 décembre 2007
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