mais qu’est-ce qu’on fait là

les Bergounioux, Emaz, Markowicz en lecture à Tours


C’est moi qui ai ouvert le bal lundi soir, au Centre dramatique régional de Tours, dans notre belle salle de deux ans d’existence. Toute la semaine, on a été enfermé là l’après-midi (pour moi, sauf mardi), et le soir une traversée de deux heures, avec pour au moins des trois séances un public de plus de cent personnes.

Lundi, j’avais demandé à Dominique Pifarély de venir. J’avais préparé un parcours dans les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, d’après la récente édition Champion, faite selon la ponctuation originale : presque pas, de ponctuation, en fait, des vers d’un seul jet, une rythmique où on comprend ce que Baudelaire a pu puiser.

Dominique Pifarély est un improvisateur aguerri, entretenant des dialogues, parfois sur des années, avec des musiciens comme Louis Sclavis, François Couturier, Didier Levallet, Gérard Marais et bien d’autres, passant de Berlin à l’Afrique, mais toujours dans ce dialogue qu’impose l’improvisation, se laisser aller où l’autre vous déstabilise, réaffirmer ici sa propre voix, proposer un nouvel espace mental.

Alors c’était ça ma question, tout ce lundi : on fait quoi là ? On n’est pas dans un lieu de musique (le club de jazz local, le Petit Faucheux, une vraie institution, a repris notre ancien théâtre, la salle de 240 places), on n’est pas dans un lieu de littérature (et d’ailleurs : est-ce que c’est de la littérature que chanter Agrippa d’Aubigné, le racler dans la syntaxe, le décomposer, le crier, sous prétexte de suivre le violon qui vous occupe la totalité du corps et du cerveau), et, sur le plateau de théâtre, on ne fait pas de théâtre.

Et pourtant, la sensation partagée qu’on rassemble le meilleur de ce que chacune des trois disciplines propose, et que cela a du sens, parce que restituant la parole, le corps, la musique dans ce rituel d’origine qui selon Nietzche les confondait.

Dominique / François Bon

Nathalie Holt (qui a fait la photo ci-dessus), a conçu pour chaque soir un dispositif différent : pour Agrippa, un large écran, et derrière, cachés, deux vidéo projecteurs, un qui nous reprenait en image croisée, répétant l’écran dans l’image, et un autre installant une suite de vers particuliers de d’Aubigné, que j’avais rassemblés le matin même en diaporama.

Comme cet été à Longeville quand Jacques Béchieau avait organisé notre première rencontre, la fascination avec Dominique Pifarély c’est la montée lente vers le concert, le moment qu’on passe ensemble le midi, et puis l’arpentage de la scène, et puis que lentement il se met à jouer de son violon, mais n’arrête plus jusqu’au soir et la nuit. Alors on essaye, on mêle, on repère. J’avais mon propre micro (Rode statique) et deux boucleurs, Boss RC20 et Headrush + delay, Dominique un micro HF invisible dans les cheveux, dont la capsule vient juste alors au-dessus du chevalet, son acoustique parfait dans la discrète amplification.

On sera à nouveau ensemble fin juillet avec Dominique à Melle, et puis j’espère en novembre à Besançon, et d’autres pistes se dégagent enfin pour qu’on puisse vraiment travailler ensemble : et sur tumulte en particulier. Quand il nous a fallu laisser le plateau, Dominique s’est installé dans la loge aux miroirs. Je l’y ai retrouvé : il avait sur son violon une partition de Telemann. Et juste avant l’entrée public, lorsqu’il reviendrait sur le plateau, c’est du Bach que j’entendrai... On a un autre partage, plus discret : c’est lui-même qui fait son site, et gère le html. Là, sur son téléphone, c’est ses e-mails qu’il lisait, à propos des prochains voyages et enregistrements. Un secret : il y a deux ans, une voiture l’a renversé, à Paris, il a été plusieurs mois sans poignet gauche, donc sans la musique qui fait sa vie et son temps depuis l’enfance. Il a bâti son site dans cette période-là, d’une seule main... Au fait, on peut discrètement y télécharger, depuis quelques jours, trois morceaux de violon joués solo... J’aime beaucoup en particullier Khan-el-Franj’.

Dominique Pifarély

Tout en haut de cette page j’ai placé la silhouette de profil d’André Markowicz. Parce qu’on était à côté de lui sur la scène, et qu’André ne cessait de se lever, debout face public, et s’adresser ainsi à la nuit. Il disait en russe des poèmes, en fait, ce second soir, il a parlé longtemps de Pouchkine.

André est revenu sur la notion d’universel, à quoi appelait la poésie, et que depuis Rimbaud elle n’appelle plus. Pour lui, sa poésie c’est ce dépli éphémère du temps, ce partage instauré dans l’instant même qu’on dit le poème. Il le dit en russe bien sûr. Etranges et graves sonorités de Pouchkine. Et puis André nous parle des voyelles, des étymologies, des consonnes, des rythmiques, des assonances et concaténation de sens. Enfin, il nous dira à nouveau le poème, et il semble que sa mémoire soit infinie. Et dans ce second moment qu’il dit, on a l’impression de connaître du dedans la langue, de tout comprendre alors qu’on n’a rien de russe dans la tête...

Avec Pierre et Gabriel Bergounioux, autre moment de grande dérive dans la nuit du langage. Celle-ci ancrée dans la pierre grise de Corrèze. Pierre est un frère, un double, pourtant on se ressemble peu. C’est comme une confiance ou une conscience, pour moi, un de ces rares êtres avec lesquels il vous semble qu’il n’y ait pas vraiment
de frontière extérieur intérieur quand on lit, quand on échange. Lors de ces moments publics, pourtant, on accepte l’exposition, une sorte de risque de parole. Je voyais, à mesure des deux heures, son visage changer, d’abord se détendre, et puis, dans la fatigue, dans ces soulèvements aussi où il nous emmenait, un côté un peu irréel. Gabriel, son frère qui a mon âge, et moi-même, en fait c’est comme si on était rassemblé pour cela, au cirque être les assistants qui tendent la toile pour l’acrobate.

Bizarre d’avoir ensuite fini la soirée au Chinon, avec Eric Beaumatin qui est un des piliers des Amis de Georges Perec, et que du coup Perec semblait avec nous compléter la table, avec Pierre Bergounioux les morts s’invitent facilement auprès, mais celui-ci était plus inattendu...

Pendant cinq ans, avec Gilles Bouillon, Bernard Pico et Karine Rohmer, chaque premier lundi du mois nous avons proposé, dans le théâtre ou d’autres lieux singuliers de la ville, des lectures de littérature. Cette année, cette semaine de 4 lectures faisait une pause, un virage. Mais nous avons accueilli chacun de nos 3 invités par un moment où nous-mêmes lisions. Par exemple, Aimer la grammaire de Pierre Bergounioux ferait un magnifique moment de théâtre, à promener dans les écoles.

Notre outil fétiche : une de nos premières lectures, lors du bicentenaire Balzac, c’était aux Beaux-Arts de Tours, et nous avions lu sur des sellettes de sculpteur. On les leur a empruntées pour la suite. Et puis, lourdes qu’elles étaient, nous en avons fabriqué de fausses, mais à l’identique, en bois léger.

Pour terminer avec Antoine Emaz, on s’est lancé dans Lichen, lichen, ses notes d’écriture, en même temps qu’il avançait dans Os. Investir l’atelier du poète, son quotidien de travail, avant de lui laisser la place. Emaz a lu quanrante minutes, avec cette voix comprimée, mais où toutes les lettres s’entendent, et qu’on traverse comme tirés le silence. Parfois je fermais les yeux. On se demandait où il prenait son souffle, ou comment il s’y prenait pour ne condescendre à dire ces mots que dans une extrémité de souffle. La notion d’air est pourtant centrale chez Emaz (citant par exemple René Char : "écrire est acte de survie contre l’asphyxie").

Antoine Emaz

De l’instant où nous avons accueilli Antoine Emaz à la gare de Tours, à 16h47, jusqu’à 0h47 où nous l’avons laissé à son hôtel, j’ai l’impression aujourd’hui d’un seul bloc de temps dur. Où chaque facette, l’échange de fin d’après-midi tout en haut du théâtre dans la grande pièce vide, la lecture de Lichen, lichen puis sa propre lecture, puis l’échange en public où avec Bernard Pico nous le faisions parler de son travail, de sa bibliothèque, de ses carnets, du travail du vers (sa "menuiserie"), puis le tajine dans cette cour ouverte du vieux Tours, un seul découpage de son énergie toute ciselée et sans graisse. Peut-être que pour moi, et peut-être aussi pour lui je ne sais pas, c’est plus clair, un tout petit peu, comment on peut être aussi semblable mais que les chemins d’écriture soient aussi séparés.

Par exemple, si Antoine Emaz fait surgir sa poésie du paysage théorique et formel ébauché par les Reverdy, Char, Dupin, on traversera avec lui les ombres de Pascal. Quand il digresse sur Proust et Nerval, je m’y retrouve. Et quand il reprend à Rimbaud (dont nous avait aussi parlé Markowicz) l’idée de la réalité rugueuse à étreindre, c’est aussitôt chez Saint-Simon qu’il va en choisir l’exemple, et Bergounioux aussi avait parlé de Saint-Simon, qui serait un peu comme notre salle de musculation d’écrivains, presque notre ligne de partage, notre signe de reconnaissance.

Seule bizarrerie : Markowicz, les Bergounioux, Emaz, c’était comme chaque fois venir à la même énigme, avec la même densité et le même mystère, et qu’on mettait cela en partage, avec chaque fois l’autre mystère d’un moment très libre et non prémédité, où quelque chose parlait à travers eux (aucun des trois ne connaît les autres), sans plus de temps ni durée. Une sorte de sentiment intime que cela n’aurait pu se produire, justement, sans l’armature, le soutainement : en plein centre de la ville, l’espace ouvert du théâtre, les techniciens (Alex au son, Nanou aux lumières, et celle qui vend les livres, et celui qui vient nous dire qu’il est temps d’entrer sur scène), et puis les gens aussi, ceux qui sont venus plusieurs fois, voire les 4 fois - voire aussi la rémunération versée aux auteurs, établissant la prestation dans sa nature physique - mais la suspension qu’installe le temps du théâtre, et que, surtout des surtout, là d’où on parlait n’était pas un lieu neutre, mais la scène, ce "bord de plateau" que Gilles Bouillon et Bernard Pico avaient choisi pour titre. On convoque un rituel, et c’est dans ce rituel restitué qu’on invite le poète (oui oui, Pierre Bergounioux aussi poète).

Allez, et pour finir petit hommage spécial à Bernard Pico, depuis 10 ans exactement qu’on travaille avec lui et Gilles Bouillon depuis notre premier stage "Au théâtre d’écrire ses textes", puis la conception de "Au buffet de la gare d’Angoulême", et d’autres stages, d’autres lectures, encore un petit saut en avant cette semaine dans la communauté de travail.

Bouillon Pico Emaz

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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 mai 2005
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