avec des images qui bougent toutes seules

atelier d’écriture sur Henri Michaux en lycée professionnel


L’an dernier, à Tours, nous tentions de faire atelier commun avec deux classes "bac pro vente" du lycée professionnel Victor-Laloux, et un groupe d’étudiants master et thésards géographie et urbanisme.

Le Centre dramatique régional de Tours, dirigé par Gilles Bouillon, accueille depuis 3 ans 5 jeunes acteurs (c’est la 2ème "promo"), diplômé de leurs conservatoires ou écoles, pour 2 ans d’activité professionnelle continue. Nous avons voulu tenter cette conjonction : si les acteurs (et qui sont tout près de l’âge des lycéens, mais sont déjà de l’autre côté du choix professionnel), sont présents aux séances et se saisissent des textes juste écrits, est-ce que l’atelier d’écriture lui-même n’en sera pas affecté, les textes étant d’emblée intériorisés pour la mise en espace et en voix ?

Nous avons prévu une dizaine de séances. Ce vendredi, j’apporte les Nouvelles de l’étranger, un court chapitre de Face aux verrous de Henri Michaux. Je donne quelques éléments biographiques, Ecuador avant les inventions de pays en prose dans Ailleurs ou La Grande Garabagne. Je lis un fragment du Sportif au lit.

Dans la séance, on bute sur deux obstacles :
 au lieu que l’écriture soit transcrire du réel, comme nous l’avions fait jusqu’ici, on part d’une forme écrite pour fabriquer une illusion de réel, et — de plus — une illusion qui se sépare ou s’oppose aux pratiques ordinaires du réel ;
 la forme brève est frustrante, on a l’impression d’écrire peu, de manquer d’inspiration (j’ai beau faire et dire, le mot revient, préjugé lourd) — on ne peut pas anticiper mentalement la nature ou l’impact du texte qu’on écrit.

Après avoir présenté Henri Michaux, j’essaye de donner quelques exemples, pris à mon expérience personnelle. Plutôt une base de recherche : remonter les derniers jours, en tout cas pas plus de la semaine, et repérer quelques scènes quotidiennes qui, mentalement, nous apparaissent comme tableau, instants séparés, suspendus. En transcrivant ce moment, il devient une scène étrange, autonome.

Je n’ai pas encore pratiqué suffisamment cet exercice, moi-même je cherche le bon appui. L’incipit de Kafka pour Une étrange coutume judiciaire... est un bon déclencheur, on s’en servira. Avec les enseignantes, le travail se fait en deux phases : rassurer l’élève sur la brièveté de la scène. Le texte qu’on écrit, et qui fera théâtre, c’est de porter la totalité des histoires brèves sur le plateau, chacun produisant un élément de cette totalité. Surtout, à partir de la première transcription écrite de la scène, et qu’elle ait choisi ses symboliques, se poser la question de qu’est-ce que sait le narrateur : la distanciation tiendra au fait qu’on retranche de l’énonciation ce qu’on pourrait savoir déjà de la scène, voire des mots.

En recopiant les textes, ce matin, plaisir de voir la même scène écrite en trois versions successives : l’écriture devient multiplicité de couches, couches qu’on enlève successivement, plutôt qu’allonger le texte.

Intérêt de la séance : ce qui est symbolisé ici, par ces garçons et ces filles qui à 17 ans se destinent aux emplois commerciaux des grandes surfaces, ne nous serait pas autrement accessible. Les objets contemporains, téléphone portable, mp3, cinéma et télévision, ordinateurs affleurent vite. Les rituels sociaux, vêtements, raid centre-ville, boîte du samedi soir, suivent.

Avant les textes de la séance, un court extrait du texte de Michaux utilisé comme déclencheur :

De N...
... On n’a plus le droit de voir hors de la chambre de vision. Vous comprenez, il y avait trop de monde dehors. Comment les surveiller ?
Ils allaient partout. Il devenait pratiquement impossible de les tenir et puis, forcément, ils recevaient par les spectacles de la rue et de partout des impressions diverses.
Alors ? L’Unité d’un peuple, nous n’allions quand même pas la laisser partir en miettes...

De V...
Enfants franco sur demande.
Sans doute, mais il y a, quand ils ne plaisent plus, la question du renvoi de l’adopté, qui devrait être aussi simple et qui, étant donné le goût toujours grand de la paperasserie, reste une chose compliquée, qui à l’avance, au moment même de l’adoption, vous agace déjà et vous préoccupe avec raison. il arrive, dans l’état actuel, que vous demeuriez quatre ou cinq jours et même davantage avec un enfant sur les bras, dont vous ne voulez plus, avant qu’ils vous le reprennent.

De Il...
Certes, la durée de la vie humaine est chez nous bien augmentée mais le ralentissement des réflexes avec l’âge reste préoccupant.
Nos vieillards, nous les prolongeons aisément jusqu’à deux cents, deux cent cinquante ans, mais ils se font presque, tous écraser dans la rue à cent trente ou cent quarante.

De R...
On n’a pas encore réussi la transplantation des rides, Mais déjà les jeunes, se sentant menacés, fuient dans 1a campagne, cachant sous la malpropreté, leur barbe inégale, et l’air hâve que donnent la faim et l’anxiété, leur visage trop pur qui attirerait l’attention et le scalpel.
Heureusement, ils ont encore de bonnes jambes et une partie de la population secrètement pour eux.

De V ...
Le gouvernement ne renouvelle plus les contrats de chaleur. Les dettes de corps ont été augmentées. La psychologie des réduits a été étudiée de façon qu’il n’en reste, plus.
Les Officiers de l’Oreille du Cadre veillent.

On cherche à guérir le peuple de l’obsession vitale. Un grand pas a été fait déjà. Le corps des volontaires de la Mort absorbe une grande partie de la population.
Mourir avec simplicité, si c’est utile, dès que ce sera utile, en n’importe quel temps, ne doit pas pourtant empêcher de vivre en attendant avec soumission et zèle, tant que la présence du citoyen est profitable, pas au-delà naturellement. Y tenir davantage serait un vice, le vice d’un obsédé et non plus un juste devoir, envers la communauté... qui ne veut pas être trahie, à aucun moment : Défense de mourir.
A chaque décès sans permis de décéder, la famille paie l’Etat des dommages.

Henri Michaux, © Gallimard, Face aux verrous

Cette année, je ne ferai que très peu d’ateliers d’écriture. Pourtant, je les considère, pour ma propre expérience du réel, un poumon nécessaire. J’ai quelques stages au programme (Rome, université Sapienza, le mois prochain, on reprendra cet exercice !, Normale Sup rue d’Ulm, Arts Déco de Strasbourg, médiathèque Lisieux en formation de formateurs....). En quinze ans, aucun progrès côté éducation nationale pour thésauriser ces démarches, les soutenir institutionnellement. Rien qu’hostilité. L’écart est désormais trop grand entre la France et les pays voisins. D’autre part, en 5 ans, la dégringolade des budgets formation enseignants, des classes à projets artistiques. Je reçois chaque semaine des demandes d’enseignants, cherchant à savoir où ils peuvent se former, ou comment procéder dans l’expérience concrète qu’ils mènent : quoi leur dire ? Quant à se présenter en atelier, comme on me l’a proposé à plusieurs reprises ces dernières semaines, auprès de publics laissés pour compte par le système, comment parler dignement art lorsque le même système continuera avec cynisme à rendre encore plus précaires ces situations, plus nombreux les laissés pour compte ? Là, c’est moi qui bloque.

Pour le lycée Laloux, merci à Laurence Vet, proviseur adjoint, et aux deux enseignantes, Karine Debats et Michèle Gauer. La coordination pour le Centre dramatique est assurée par Bernard Pico.


avec des images qui bougent toutes seules

à partir des « Nouvelles de l’étranger » de Henri Michaux

 

1
Chaque matin, dans cette allée, je vois les gens d’ici bouger leurs lèvres, mais que font-ils ? Je demande, on me répond : « Ils mâchent. Du chewing-gum. » Mais pourquoi, et comment font-ils ?

2
Dans ce pays, les week-ends, le peuple se réunit devant cette immense page blanche, qui à une certaine heure s’anime en faisant place au silence dans la salle, tous les gens assis se figent cet écran et se taisent.

3
Dans ce pays, chaque soir, après leur enseignement, on retrouve des milliers de jeunes enfermés dans une pièce afin de se fixer sur cet étrange carré lumineux, alors ils voyagent à travers le monde.

4
Dans ce pays, chaque samedi, on voit des filles se bousculer, se taper et même pire, s’enfermer dans une cabine fermée. J’ai posé la question : « Pour avoir des fringues, plein de fringues. »

5
Jour de grève, dans ce pays : un monde fou, les files qui ne finissent pas, les trains ne partent pas, j’ai fait la queue en ayant l’espoir que je finirais par partir avec ce train. On m’a dit : « Jusqu’ici c’était une fois par an, maintenant ce sera plus fréquent. »

6
Devant la télé hypnotisé par les images sordides croyant communiquer avec les personnages (de la télé).

7
Dans ce pays, les enfants naissent avec un téléphone dans leurs poches. Quand ils sont ados, ils disent : « Où est mon portable ? » Leurs parents leur disent : « Pourkoi tu nous fais mal avec tes hors forfaits ? »

8
Dans les autres pays, ils ont droit d’avoir leur mp3 allumé dans les couloirs, ici non. Dans les autres pays ont lieu toutes les manifestations sportives, ici non.

9
Dans ce pays, tous les mains les habitants se renferment dans la cafet’ avec leurs journaux et un café à la main.

10
Dans ce pays, chaque jour les habitants sortent en débardeur. Ici, les gens sortent avec une écharpe et des gants.

11
Dans ce pays, chaque week-end, des hommes accompagnés de leurs femmes se rejoignent dans un stade. Ils se respectent et s’encouragent mais ne cessent de se faire du mal à base de contact très brutal et dangereux.

12
Dans ce pas, tous les 5 ans, des hommes et femmes assoiffés de pouvoir et d’argent font des promesses qu’ils ne tiendront pas.

13
Dans ce pays, on n’a pas le choix. Si on veut un copain, ce sera un roux, car 90% de la population il n’y a que des roux. Mais, si on a de la chance, il ne sera pas pêcheur.

14
Dans ce pays, il y a toujours une heure où toutes les voitures se retrouvent bloquées au même endroit, tous les jours, à la même heure, et ils y reviennent, tous les jours à la même heure. « Dans les embouteillages… » : mais le pire, c’est qu’ils adorent.

15
Étrange, on se balade dans la rue, d’innombrables boîtes de conserve sur roues passent à côté de nous. A peine traverse-t-on, on manque de passer sous ces monstres de métal. Que de sadisme dans la création de pareils engins de mort.

16
Dans ce pays, ici le soir tous les jeunes restent fixés les yeux devant un écran d’ordi, les yeux hypnotisés, tout en rêvant et regardant des images décalées de la réalité en espérant toucher un peu de liberté.

17
Dans ce pays, l’étrange coutume de se peindre le visage le matin.

18
Dans ce pays, chaque week-end, cette foule de jeunes s’enferme dans des boîtes grandeur nature, usent leurs tympans à force de projeter cette bruyante et forte vibration insoutenable. Ces gens se déferlent tels des brûlés vifs.

19
Dans ce pays, les gens payent leur nourriture dans de grandes boîtes grises abec plein de gens qui sourient et qui disent bonjour. Puis, à peine fini, ils se dirigent vers la sortie pour empiler les aliments sur tapis bizarres qui roulent, roulent.

20
Dans ce pays, on crie en pleine rue, pour rien.

21
Dans ce pays, tous les jeunes habitant près de ce grand parc sortent de leurs gros rectangles et se précipitent tans un seul rectangle. Puis ils ressortent petit à petit par un trou qui s’ouvre et se ferme : ils disent qu’ils sont allés recharger les batteries.

22
Dans pays, des gens meurent, souffrent, agonisent et agonisant toujours c’est toujours la même chose, tout est monotone. Pourquoi un tel monde : ce monde n’a pas le droit d’exister.

23
Dans ce pays, les gens font la queue pour entrer dans leur bus. Quelle débilité. Il y en a souvent un autre qui emmène à la même destination derrière et est beaucoup moins rempli. Quelle connerie banale.

24
Dans ce pays, à la boulangerie un client demande du pain sans rien donner en retour, si ce n’est un morceau de papier gris clair triste, à part une petite bande brillante qui le rendait plus beau à l’une de ses extrémités. Il attend que la boulangère lui donne de belles pierres couleur et rondes bien polies bien taillées, quelle est bête cette boulangère d’accepter d’échanger du si bon pain et de si belles pépites de métal contre un papier tout froissé. Je me disais qu’elle devait être aveugle, le client a abusé de son handicap.

25
Dans ce pays, les gens payent pour rentrer dans une salle où il fait nuit. Ils restent tous assis immobiles, les yeux rivés sur l’écran ce pendant deux longues et interminables heures. Tant de choses pour si peu.

26
Dans ce pays, il fait froid, et elles portent toutes des manteaux courts.
Dans ce pays, certains hommes se serrent la main, d’autres se font la bise.
Dans ce pays, tu montes dans le bus, tu les vois tous contre la fenêtre et personne à côté.
Dans ce pays, les jeunes conducteurs mettent la musique à fond, la fenêtre ouverte et se les gèlent.
Dans ce pays, à l’heure du repas ils deviennent agressifs et se poussent alors qu’uls savent qu’ils mangeront quand même.
Dans ce pays, on te fait comprendre qu’il faut plein de diplômes, et quand tu en as, on te fait comprendre que tu en as trop.

27
Dans une ancienne vie, tous étaient blonds aux yeux bleus pour empêcher les différences physiques.

28
Etrange coutume : tous ces gens qui le matin donnent des coups d’épaule pour commencer la journée dans cet accordéon à roues.
Attitude bizarrd que la plupart des gens ont de parler seuls dans la rue à une boite rectangulaire fixée à leur oreille droite.
Bizarrd bizzard de voir tous ces gens qui restent assis sr un canapé à regarder un cadre avec des images qui bougent toutes seules.

29
Il y a des gens tellement malpolis que quand ils nous bousculent dans la rue ils ne se retournent même pas pour dire pardon.

30
Dans ce pays, tellement les vêtements ne durent pas longtemps qu’ils en mettent plusieurs sur eux, pour tous les avoir mis.
Dans ce pays, tellement ils ont peur de ne pas avoir de vêtements qu’ils en achètent plusieurs chaque samedi.
Dans ce pays, même pour faire pipi il faut payer, pourquoi ?

31
Dans ce pays étrange où tout est possible, j’ai vu une fille avec des cheveux si crépus qu’elle avait posait sur chaque mèche des barres grises qui les rendaient si lisses, si lisses.

32
Dans ce pays, ce sont les hommes qui vivent tout habillés. Pourquoi ont-ils besoin de se couvrir ? La nature ne les a pas faits ainsi, pourquoi les vêtements existent-ils ? Il faut savoir qu’il ne faut pas avoir honte de son corps : la nature est magnifique !

33
Dans ce pays, les gens rentrent dans des cubes métalliques avant d’aller travailler.
Dans ce pays, ils parquent les enfants dans des pièces aux portes fermées : les pauvres, ils ne le méritent pas ?
Dans ce pays, les jeunes prennent le bus en premier et après c’est au tour des personnes âgées. Pourquoi ne s’aiment-ils pas ?
Dans ce pays, les gens ont payé plus ou moins cher pour mettre un tuyau dans leur cube métallique : quelle drôle d’idée.

34
Etrange pays où les personnes s’obstinent à ne pas mettre de manteau alors qu’il fait très froid dehors.
Etrange pays où les gens dans le bus écoutent les mp3 au lieu de discuter entre amis.
Etrange pays où on préfère discuter sur MSN ou avec les portables plutôt que de se voir en vrai.
Etrange coutume où les adolescents préfèrent vivre la nuit plutôt que le jour.
Etrange coutume : les gens préfèrent boire ou fumer pour s’évader dans leurs pensées et s’éloigner de la vie réelle.
Etrange pays où les bâtiments sont tellement grands qu’on n’en voit pas le bout. Afin que les personnes se croient plus importantes que d’autres.
Etrange pays qui nous vend des cigarettes et de l’alcool et nous pousse à moins en consommer.
Etrange pays qui crée des voitures puissantes pour aller vite alors qu’il nous impose des limitations de vitesse.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 novembre 2007
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