prix littéraires : les 10 ans du Wepler

les prix littéraires amplifient le malaise, mais n’en sont pas la cause unique


Complément du 12 novembre : le 10ème prix Wepler a été attribué à Olivia Rosenthal, et j’en suis content pour elle. Je l’aurais aussi été pour Philippe Vasset ! Mais aussi si ç’avait été Marius-Daniel Popescu, roumain exilé en Suisse, où il est chauffeur de bus à Lausanne, et le livre publié par Corti c’est un grand flux très fort. Il faudra quand même bien proclamer un jour que toute cette diversité, cette santé et ce risque de la création littéraire (et je parle d’auteurs qui ont 20 ans de moins que moi) se portera encore bien mieux quand on aura eu le courage de fiche en l’air tout ce système à bout de souffle, et croupi dans sa sérénité de notable : le Wepler est une exception, mais ne sauve pas le système.

Et ci-joint en note [1] quelques réflexions, parallèles aux miennes, d’Eric Chevillard, que rapporte Aurélie Djian dans Le Monde, puisque aussi bien c’est elle qui m’avait sollicité pour ces réponses...

A l’occasion de son dixième anniversaire, le prix Wepler propose une suite d’affiches avec un texte de chacun des 20 lauréats (le lauréat a chaque année un second), et sera remis le lundi 12 novembre à la brasserie de la place Clichy.

Aurélie Djian, du Monde des Livres, m’envoie un message formulé ainsi : je prépare un papier pour les dix ans du prix Wepler, j’essaye de faire quelque chose qui ne soit pas de la pure promotion, aussi, pourriez-vous me dire quelques mots (ce que vous voulez) par mail : ce que vous pensez de ce prix dans la "vie littéraire", les incidences éventuelles sur votre travail, les ventes de livres, etc. ? Quelques mots, ça m’a toujours été difficile, mais voilà ma réponse.

 on peut télécharger via la librairie des Abbesses les textes rédigés à l’occasion de cet anniversaire par les 20 lauréats du prix Wepler.

 photos du haut : de la peur des livres morts.


réponse pour les 10 ans du prix Wepler, et quelques commentaires

 

Quand j’ai commencé à publier, dans les années 80, l’attention se portait quasi naturellement sur les nouvelles démarches, les collections d’expérimentation (de Digraphe à POL). Je me souviens de Jérôme Lindon estimant à 12 000 personnes le public de la littérature contemporaine (se basant sur les ventes de Claude Simon), et un premier roman s’installait en général dans un créneau d’entre 1500 à 4500 exemplaires.

Dérégulation de la critique, concentrations éditoriales, hiérarchie symbolique qui migre vers le cinéma, irruption de la consommation de masse (quand, début des années 90, telle grande surface culturelle a affirmé pour la première fois faire 60% de son chiffre d’affaire sur moins de 500 références), concept du « livre-produit » jusque chez l’éditeur (on en sort 10 et on voit celui qui marche)... Chaque fois que je publie un livre, en gros chaque deux ans, j’ai l’impression d’un univers plus chaotique, erratique, avec une sorte d’attention consensuellement portée sur un nombre de plus en plus restreint d’ouvrages, qui atteindront des tirages impossibles à imaginer autrefois (il me semble que, dans sa première année de diffusion après son Médicis, Cherokee de Jean Echenoz avait atteint les 24 000 exemplaires et on trouvait cela considérable), mais au détriment de l’ensemble des autres.

Les conséquences en sont multiples : combien de premier livre, ou de troisième livre d’auteurs n’atteindront pas le millier d’exemplaires, avec ce que cela suppose de frustration, de perte de confiance. Et quand bien même, heureusement, on sait tous que l’antidote est possible, qu’on peut se passer le mot de bouche à oreille, qu’Internet maintenant est là aussi pour signaler les exceptions, donner les pistes qui ne sont pas celles du bruit général.
Je constate par exemple que ceux de ma génération, une fois publié un premier livre, laissaient tomber leur boulot d’origine. Bourses, lectures, fictions radiophoniques (l’Allemagne a su entretenir cette tradition du Hörspiel qui fait vivre ses écrivains), on se débrouillait : on lisait, on écrivait. Depuis dix ans, je constate que les auteurs qui publient un premier livre gardent leur job. Tant mieux, peut-être, la littérature se nourrissant toujours mieux en dehors de ses jardins réservés, on n’arrête pas de le dire à ces étudiants qui veulent « écrire » : soyez mathématicien, toubib, cantonnier, voyageur, bassiste, tout sauf ce qui gravite autour des lettres… Ceux d’aujourd’hui gardent leur métier et c’est très bien, combien d’auteurs enseignants, d’auteurs bibliothécaires, d’auteurs libraires : mais à terme, pas sûr qu’on ne manque pas non plus quelque chose.

Conséquences aussi pour les traductions : les mêmes livres traduits dans toute l’Europe en même temps, mais toujours la même poignée restreinte de livres. Fini, dans les années 90, ces équipées allemandes, suédoises, italiennes ou danoises, dans les petites librairies où c’est le traducteur et ami qui fait le lien…

Les prix littéraires ne sont que l’amplificateur de tout ça. Il y a 20 ans, les mêmes étaient déjà là, avec les mêmes contradictions, mais on en tenait moins compte. Ils étaient à la jonction du livre et de l’industrie, mais à la périphérie du jardin littérature. Quand Jean Rouaud a eu le Goncourt en 1990, Jérôme Lindon a donné une « prime » à chacun de ses auteurs, tant était grande la surprise, et qu’il concevait encore ce travail d’édition comme maison commune — manière aussi, sans doute, de manifester concrètement cette solidarité qui est quand même la nôtre, entre auteurs : bien sûr, qu’à époque égale, on retrouve l’imaginaire des uns dans les livres des autres, on est quelques-uns à le manifester carrément par du sampling (j’insère par principe dans chacun de mes livres un cut-up d’Echenoz, depuis 20 ans), et le bec-de-cane du magasin Aux beaux cadeaux chez Rouaud était évidemment le même bec-de-cane que celui que je connaissais si bien, pour entrer dans le garage grand-paternel.

La cérémonie des Oscars généralisée qu’est devenue la vie culturelle (Césars, Molières, Victoires…) s’est propagée jusqu’à embaucher nos inamovibles jurys de prix (la moyenne d’âge des jurés Goncourt... mieux vaut aller relire la littérature à l’estomac). La comédie des prix s’avachit à mesure qu’ils se multiplient, finalement chacun finira bien par décrocher le sien, et ça compense le peu de sous qu’on gagne sur un livre.

C’est dans ce contexte qu’a surgi le prix Wepler : personnellement, je préfère les initiatives qui s’établissent à côté, comme les rencontres et festivals genre Manosque, le Marathon des Mots, les Petites Fugues et autres. Je ne crois pas aux contre prix qui sont encore des prix, même s’il s’en crée un nouveau tous les ans. Note pour la mise en ligne, et non pour Aurélie Djian : j’aimerais même tellement pouvoir considérer les blogs comme échappant à ce consensus, et combien de blogs se sentent tenus, à chaque sélection de prix, de la reproduire comme si l’information était si rare — et quel blog, au lendemain de la deuxième sélection du Goncourt, aurait plutôt eu le culot de crier fort : On n’est pas là pour disparaître d’Olivia Rosenthal exclu de la sélection Goncourt, c’est le moment de le lire (et c’est maintenant qu’il a besoin de nous) !

Au tout début, j’ai donc considéré le prix Wepler comme une réaction saine, mais qui ne me concernait pas, à un système chaque année plus rigide. Prix fondé par une libraire, et qui d’emblée affirmait qu’il s’agirait d’un jury tournant, renouvelé tous les ans, incluant des critiques, d’autres libraires, des auteurs, et tout simplement des lecteurs. J’ai correspondu, après avoir le prix, avec une personne détenue à la prison de Rennes.

Je me suis toujours reconnu dans la sélection initiale du prix Wepler : non pas les livres d’industrie, mais les voix qui cherchent, et la capacité à reconnaître les oiseaux rares. La plupart des premiers lauréats du Wepler sont des amis, en tout cas des auteurs que je lis.

Et cette année, dans la sélection 2007, est-ce que j’ai le droit d’espérer que Philippe Vasset soit l’élu (ou partage avec Olivia Rosenthal, déjà nommée) ? On verra bien : c’est la limite du système lui-même... Il y aussi dans cette sélection des livres qui n’ont strictement aucun intérêt, c’est la loi aussi, cercle pauvre.

Quand un appel téléphonique de Marie-Rose Guarnieri, libraire aux Abbesses, m’a informé que j’en étais moi-même lauréat, je peux garantir que je ne vois pas comment j’aurais pu, ni mon éditeur, appuyer par quelque biais une décision de cette sorte.

Le prix Wepler est confortablement doté par la Fondation La Poste. Je n’ai pas gaspillé cet argent, nous l’avons familialement utilisé pour quelques réparations pérennes. Cela ne m’empêche pas de penser que la Poste, si elle manifestait un intérêt vrai au livre, devrait – comme en Allemagne ou en Espagne – rétablir d’urgence un tarif postal pour les envois de livres qui permettraient à mes amis libraires de tenir avec moins d’inégalité la concurrence d’amazon.

Des incidences sur les ventes et tout ça, je ne crois pas que cela ait été déterminant. Le bandeau « prix Wepler », c’est un peu comme ce verre qui est gravé à notre nom par la brasserie de la place Clichy (en fait, quand il m’arrive d’y avoir un rendez-vous, je n’ose pas le demander, le verre !) : une accolade qui vient de la famille, parce que libraires, parce que ceux qui l’ont obtenu avant vous, parce que justement le jardin de littérature [2].

Quelque chose seulement fraternel, hors tripatouillages, et qui vous permet d’être fier. Comme cette fête de la librairie, au printemps : une rose offerte avec le livre. Comme par hasard, à l’initiative de la même libraire.

[1

Wepler, le prix de la découverte

LE MONDE DES LIVRES | 08.11.07

A côté des grands prix à haute visibilité médiatique, un prix hors jardin-réservé-de-la-littérature, qui émane de la librairie indépendante, fêtera ses 10 ans lundi 12 novembre. Créé à l’initiative de la Librairie des Abbesses, le prix Wepler-Fondation La Poste, doté de 10 000 euros (3 000 euros pour la "mention spéciale"), entend bien mettre son grain de sable dans la machine des lettres.

L’impératif est la découverte plutôt que la confirmation des talents : on élargit l’éventail des lectures, on soutient les livres qui inventent des formes, bref une littérature exigeante, à enjeux multiples, qui ne se contente pas de raconter une histoire, plus ou moins bien. Comme le rappelle sa fondatrice, Marie-Rose Guarniéri, le prix Wepler récompense "une audace, un excès, une singularité résolument en dehors de toute visée commerciale".

"Je me suis toujours reconnu dans la sélection initiale du prix Wepler : non pas les livres d’industrie, mais les voix qui cherchent, et la capacité à reconnaître les oiseaux rares, affirme François Bon, lauréat en 2004. La plupart des premiers lauréats du Wepler sont des amis, en tout cas des auteurs que je lis."

LECTEURS PASSIONNÉS

Notons, parmi les treize livres de la sélection 2007, Couronnes boucliers armures, de Louise Desbrusses (POL), L’Agent de liaison, d’Hélène Frappat (Allia), On n’est pas là pour disparaître, d’Olivia Rosenthal (Verticales), A ciel ouvert, de Nelly Arcan (Seuil), La Symphonie du loup, de Marius-Daniel Popescu (éd. Corti), Un livre blanc, de Philippe Vasset (Fayard).

Si, par ailleurs on consulte la liste des précédents lauréats, on croise Antoine Volodine (Des anges mineurs, Seuil, 1999), Marcel Moreau (Corpus Scripti, Denoël, 2002), Eric Chevillard (Le Vaillant Petit Tailleur, éd. de Minuit, 2003), Richard Morgièvre (Vertig, Denoël, 2005), ou encore Pavel Hak (Trans, Seuil, 2006). Au regard de ce panorama, le sentiment de dépaysement se confirme.

C’est le parti pris d’une bande de lecteurs passionnés, professionnels et amateurs confondus, réunis au sein d’un jury tournant (renouvelé chaque année). Eric Chevillard salue de son côté cette "liberté de jugement qui garantit au moins leur honnêteté à défaut de leur lucidité". "La liste des écrivains récompensés dessine un tableau de notre littérature moins sinistre que l’idée que l’on pourrait s’en faire en consultant celles des prétendus grands prix. Je préfère en tout cas me trouver dans cette compagnie", dit-il.

En définitive le prix Wepler s’adresse d’abord aux écrivains, comme un engagement dans la durée, au service d’une littérature de création, dont on connaît les difficultés de diffusion : "Quelque chose de seulement fraternel, hors tripatouillages, et qui vous permet d’être fier, dit François Bon. Comme cette fête de la librairie, au printemps : une rose offerte avec le livre. Comme par hasard, à l’initiative de la même libraire."

Aurélie Djian

Article paru dans l’édition du 09.11.07.

[2à la remise du prix, l’année où je l’ai reçu, en novembre 2004, un disc-jockey avait installé brasserie Wepler tout son matériel, et une musique si forte que pour discuter avec les amis ou éditeurs présents on s’était tous retrouvés sur le trottoir, tandis que ceux qui venaient pour la musique, donc sans invitation, entraient par la porte de derrière : je l’avais dit (plus par étonnement amusé que par récrimination) sur mon blog, que je croyais suffisamment discret, mais MRG m’avait demandé de supprimer cette page, qui aurait pu gêner ses mécènes : affaire close maintenant ! Du coup j’ai aussi effacé les quelques photos que j’en avais…


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 12 novembre 2007
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