Vietnam | Lan-Lan-Huê, Le passeur

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l’auteur

Lan-Lan-Huê, née en 1954, à Saigon (TPHCM.Viêt Nam). Psychiatre, psychanalyste, docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse, chargée de cours à l’Université Catholique de l’Ouest.

Écrire est devenu ma terre d’accueil. De cet entre-deux langues, amendé par l’inconscient, quel qu’en soit le lieu.

Articles sur la psychanalyse et le corps, sur la création ( du théâtre de marionnettes et de son usage thérapeutique), sur le réveil, sur la croyance. Essais : Le réveil dans tous ses états, L’harmattan, 2011. Le réveil, Laïus, 2010. Prose poétique et photos : De la Loire au Mékong, Le petit pavé, Oct 2013, à paraître.

Visiter son blog : Rencontres improbables, et contact sur Twitter : @LanLanHue.

le texte

Passeurs ou passants, la frontière est insensible. Mais où est le rêve ou est la réalité ? J’ai essayé de faire affleurer cette porosité. Ce texte m’est venu au fil de l’écriture. Il était sans doute là en moi, depuis longtemps. Cela m’a amusée de partir de photos de la « réalité » et de les doubler d’un propos tout décalé. Une phrase de Lévinas m’est revenue après-coup : « les hommes se cherchent dans leur incondition d’étrangers ».

 

Il a surgi comme ça, le long des arbres. Des yeux d’ombre sous le chapeau. Il godille. La barque, c’est une plate, comme on en voit partout, sur tous les fleuves du monde. Elle est bien usagée. Le bois est érodé. Les yeux peints à la proue se sont effacés. Le soleil, la boue, les éclaboussures les ont recouverts, comme en un glacis, couche sur couche. Puis les couches se sont asséchées, effritées. Les écailles sont tombées. Elles sont venues doucement se perdre dans la boue du fleuve. Le blanc des yeux. Fini. Le rouge du maquillage. Décoloré. À qui donc pouvaient-ils faire peur maintenant ? Esprits de pacotille devenus ombres d’eux-mêmes. Certainement pas aux esprits du fleuve. Et les uns observaient les autres, du coin de l’œil, hilares. Génies de la terre, génies de l’eau, en voilà d’autres, lâchés comme ça, en pleine nature. Avec des farces plein les poches. Comme des pétards à jeter sur les voyageurs qui passent. Et ça éclate, et ils piaillent, et ils sautent, et ils ont peur, et ils rigolent.

Il a surgi comme ça. Si ce n’était son chapeau, debout ainsi sur sa barque, aurait-on su où il godillait vraiment ? Dans quel coin perdu a-t-il amarré sa barque ? Il est passeur. Il fait passer d’une rive à l’autre. Il y en a par ici, tout le long, des passeurs. Pour quelques dôngs, ils vous font franchir le fleuve. On a l’impression de ne longer que des arroyos, car le fleuve par ici, fait une courbe. On n’a pas vraiment l’impression de passer de l’autre côté. C’est insensible. Le passeur godille. Et vous vous retrouvez de l’autre côté, sur la berge d’en face. Vous pouvez continuer le voyage, les rencontres, les conversations. Tranquillement. Le passeur est discret. Il ne parle pas. Il godille juste. Et on entend seulement le bruit régulier des cercles dans l’eau.

Ils l’ont hélé, tant il faisait chaud. Espérant rejoindre l’ombre sur sa barque, ils ont fait de grands signes de la main. Mais l’un d’eux a eu tout de suite un mouvement de recul. Comme reconnaissant à quelque détail qu’il y avait quelque chose d’étrange.
— On dirait un viêt công !
— Atterris, atterris, il n’y a que toi, en 2100, pour imaginer ce genre de choses !
— Je t’assure ! Je me méfie. C’est par ici qu’il y en avait tant. Ils se mêlaient aux villageois. Pour se fondre à eux. Pour qu’on ne les reconnaisse pas.
— Arrête ! Il fait chaud. J’en ai marre de griller comme ça, ici. On ne peut pas rebrousser chemin.

Ils ne pouvaient plus avancer. La berge finissait dans l’eau. Et les herbes semblaient se refermer, au fur et à mesure, derrière leur passage, tant elles étaient touffues.

— Il va nous amener de l’autre côté. Ça fait des heures qu’on marche. Avec ta manie de marcher pour être près des gens. T’es servi ! On n’a rencontré personne. Faut saisir l’occasion.
— Tais-toi !
— Attends, je l’appelle.

Ils ne savaient plus où ils étaient. Ils se pensaient sur une boucle du fleuve, en train d’errer. Nul ne les aurait retrouvés. À vouloir se fondre dans la population, se perdre dans la nature, la vraie, ils avaient cette fois-ci, vraiment perdu leur chemin.

Il a surgi comme ça, de nulle part. Enfin, âme qui vive ! Il a continué à godiller mais la barque ne semblait pas avancer. Ou peut-être qu’ils l’attendaient tant, qu’elle n’avançait pas assez vite à leur goût. Il était élégant. Une chemise simple, sombre, droite, tombant sur le pantalon. Un pantalon large, bleu. Ils voulaient le dévisager d’abord, pour voir s’il était bien recommandable. Mieux vaut ne pas traverser avec n’importe qui. Les gens vous détroussent pour un rien. Arrivés au milieu du fleuve, ils vous braquent. Et même si vous savez nager, avec le courant, la berge est inatteignable. Ils sont pauvres. C’est vrai.

Eux, depuis la berge, cherchaient son regard. Mais leurs yeux n’arrivaient à voir que ce bleu turquoise qui les attirait comme un puits de lumière. Un bleu rehaussé d’un brin de cobalt peut-être, une toute petite noix de cobalt oui, avec un fond de Prusse dans le pli de la jambe. Et cela rehaussait l’ensemble. Cela donnait un peu de relief à tous ces bleus juxtaposés. L’ensemble en devenait complexe, changeant, trouble. Étrange pantalon bleu en ces lieux. Élégant. Étrangement élégant. En ce coin à l’ombre des arbres. Dans cette proximité avec l’eau, la terre et les alluvions.

Derrière sur une autre barque, il ou elle ? Au vu de sa position, ceux qui attendaient la barque, sur la berge, pensaient tous, en toute logique, que c’était elle. Elle le suivait ainsi, assise, dans sa barque. Une autre barque. De secours ? Pour traverser aussi, au cas où il y aurait trop de monde ? Ou qui transportait quelques fruits à vendre au marché ?

Ils avaient surgi tous les deux, comme de nulle part. Doux couple de l’eau, des arroyos, des chansons doubles, des interpellations qu’on se jette comme on jette un harpon, de barque en barque. Et ces chansons d’un amour éternel, tellement chanté, tellement ressassé, voient leurs phrases, soudain, se vider de leur sens. Ne restent que les mélopées. C’est cela. Des sons. Des airs. On se les fredonne. Sans paroles. Amour mutique, mutin des habitudes, mais pas sans musique. Et les notes qui s’en échappent retombent sur la barque, déliquescentes, défaites, épuisées par la chaleur.

Deux barques, et lui, et elle, sur l’eau. Puis la lumière, blanche, plate, sans ombre aucune, le soleil, une acédie qu’on n’attendait pas, là, l’humidité, l’étuve chaude, tout leur est tombé dessus à la sortie de la boucle du fleuve. Et sont apparues comme par surprise, d’autres silhouettes. Sous leurs yeux médusés, effarés, ironiques deux barques arrivent.

Sorties de l’ombre, deux barques ont surgi. Des sacs de plastique, attachés sur des perches, droites, debout, rigides sur elles. L’une d’elles était comme une nasse, mise à l’envers, flottant au vent. C’était donc elle qu’ils avaient prise pour un chapeau conique ? Et ce sac gris pour un pantalon au bleu turquoise ?
— On avait bien vu un type dessus quand même !
— Oui, oui ! C’est sûr il y avait un type dessus. Il godillait. Elle, elle était assise sur l’autre barque derrière. Je l’ai vu comme toi et moi !

Le troisième rajoutait mi narquois, mi terrorisé :
— C’est comme ça, par ici. Je le savais bien. Ils vont, ils viennent, ils reviennent. On a fini par cohabiter avec eux. On n’y fait plus attention ! Mais quand même là, c’est un peu fort cette fois-ci. J’aurais juré qu’ils étaient deux.
— Mais peut-être qu’il n’y avait rien du tout ! Ni personne ! Comment voulez-vous savoir !
— Oh, faut bien de la place pour tout le monde ! On peut bien vivre ensemble quand même !
— Ben oui. De ce côté ou de l’autre de la berge. C’est du pareil au même. Comment veux-tu savoir ce que sont vraiment les autres de l’autre côté ? T’as vu quand ils vieillissent de ce côté du rivage, t’en as déjà vu un qui change ? Ben non ! Ça s’aggrave plutôt ! Tout ce qu’ils sont déjà s’aggrave… Ça devient des caricatures à la fin ! Des masques qui se contractent, on dirait du cuir racorni, asséché qui desquame de leurs visages.
— Arrête enfin ! Trêve de plaisanteries à quatre sous ! J’arrive plus à dormir avec ça moi !

La barque a dérivé et plus loin, en se frottant les yeux à cause du soleil et de l’humidité, tous les voyageurs ont alors vu les yeux de la barque, cette fois-ci. Ils étaient devenus plus nets. Ils regardaient le ciel. Ouverts. Sans question ni réponse. Juste là, dévisageant. Présents au monde.

La barque s’est arrimée maintenant. Attachée. Tranquille. Entre ombre et lumière, selon le mouvement des feuilles qui s’agitent au gré du vent. Elle attend ses passagers. Oui c’est vrai, il y a des passeurs tout le long de la rive. On l’avait presque oublié. Ils amènent tous, pour quelques dôngs, de l’autre côté du fleuve. Pour arrondir les fins de mois, quelques dôngs, puis vient l’autre côté du bras du fleuve.

Ils ont continué leur chemin, marchant le long des arroyos. Les berges s’étaient dégagées. On retrouve des traces d’homme maintenant tout le long, petits pontons, petits remblais. La photographe parmi eux fit cette remarque :
— Je prends pas. C’est pas distinctif. On se croirait en Europe ou en Amérique. C’est pareil. Des photos qui disent rien, qui n’apportent rien de plus…
— C’est vrai, pas d’êtres humains à l’horizon. Ni bêtes. Ni habitations. C’est vrai. Rien de distinctif. Pas de photos typiques, étranges, avec des paysages et des visages dépaysants. De ceux qui vous donnent le sentiment que l’altérité, on l’a enfin rencontrée. De celles qui font mentir celui qui a dit qu’il haïssait les voyages et les voyageurs.

Face à ce paysage, eux sur la berge, se sentent désormais plus rassurés. Ils se sentent chez eux, partout, à nouveau. C’est du pareil au même. On pêche. On fait du feu. On cuit. On se baigne à la belle saison. On s’adapte. C’est du pareil au même le long des fleuves. Le long des berges, ils hument l’air, ils admirent la végétation. Luxuriante. C’est comme ça qu’on dit. Ce sont des voyageurs amoureux de la terre. Ils avaient pu boire un peu d’eau. Cela les avait réhydratés, requinqués, ragaillardis. Du coup, ils se sentaient davantage les pieds sur terre, l’esprit plus à propos, le vagabondage en moins.

Puis elle a surgi, elle aussi, comme ça. Son sourire était banal. Presque commercial. Avec des phrases banales. Elle vendait un peu d’eau, en bouteilles fermées. Des boissons sucrées, encapsulées aussi. Un peu de cannes à sucre, vite débitées, à mâcher. Pas de glace pilée non, elle n’a pas de machine pour ça. Et puis aussi des marque-pages en forme de poupées, habillées de sages ao dai. Le soleil est toujours là. L’autre berge du fleuve aussi. Toujours à atteindre. Tout est redevenu banal. Le passeur n’est plus là. Nul ne dit mot. Mais tout le monde pense en silence encore à lui. À ses yeux d’ombre, à son chapeau conique, couleur paille. À sa chemise sombre. À son pantalon bleu turquoise.

Mais elle est là. Elle fait passer elle aussi. Elle a un sourire badin. Neutre. Assise comme ça, les jambes pendantes avec son hamac dans le dos. Avec l’autre berge pour horizon.
— Pas chère, la traversée. Ça fait une balade en même temps qu’on traverse. Pas chère. Pas chère. Pas chère.

Ses mots résonnent sur l’eau comme les chansons des marchands ambulants. Et eux, voyageurs encore abasourdis par leur rencontre, lui racontent alors l’histoire du passeur qu’ils ont croisé plus haut. Un passeur. Sa femme assise derrière. Ce qu’ils croient avoir vu. Et la nasse et les sacs de plastique.

Elle sourit. Elle dit seulement qu’elle aussi fait passer de l’autre côté du fleuve.
— Pas chère, la traversée. Ça fait une balade en même temps qu’on traverse. Pas chère. Pas chère. Pas chère. Pas chère avec moi.

Et son visage clair, son chapeau familier, son hamac aussi, ont donné confiance aux voyageurs. Seul, celui qui croyait voir un viêt công, a susurré à sa voisine.
— C’est quand même bizarre ce bleu turquoise de sa chemise. Ça te fait penser à rien ?
— On va, on vient, on traverse, mais tu sais bien, c’est jamais les mêmes qu’on voit.

Eux ont alors dit oui qu’ils voulaient bien faire la traversée avec elle. Certains ont dit non. Ils préféraient continuer à pied. Lui se disait qu’ils avaient peut-être un peu peur. À cause de cet étrange bleu turquoise. Pourquoi ce même bleu. Ici.
— C’est peut-être toujours les mêmes qu’on voit par ici.

Et voilà qu’ils voient du bleu partout. En silence, au fond d’eux-mêmes, sans se l’avouer, ils ne voient au fond que le passeur. Son pantalon s’est désormais déplié, il a retrouvé la largeur d’un rouleau de tissu, du un mètre quarante, celui avec lequel on fait des pantalons. Le tissu s’est déroulé. Il s’est mis à faire des paravents, des parasols, des protections diverses et variées. Et dans son ombre, ils entendent maintenant des conversations, des rires, des cris sous son bleu défraîchi. Ils se sont installés sur les chaises en rotin. Elle a démarré le moteur, la barque s’est éloignée, elle a suivi le fil de l’eau. Il faut suivre le courant ici. On ne peut pas le couper comme ça et franchir n’importe comment le fleuve. On se ferait renverser par le ressac. Elle a pris le temps. Elle s’est installée. Elle leur a proposé des fruits aussi. Il ne sait pourquoi il est devenu méfiant. N’osant goûter à ces fruits posés là comme en un tableau sorti de nulle part.

— T’as trop d’imagination, hein ! Réveille-toi ! Mange un peu, ça fait du bien !
— Non non, j’ai pas faim. Qui sait comment ils sont lavés !
— T’as qu’à les éplucher ! C’est délicieux ! Un peu velus, d’un poil de végétal qui cache une chair blanche, transparente, rafraîchissante. On les appelle les fruits du dragon. Frais, blancs, délicieux aussi !

Une fois qu’elle eut tout disposé sur le plateau de bambou, elle dut juger que la traversée allait être longue. Elle a souri. Puis s’est allongée sur son hamac. Le vent. Le chapeau. Le même ? Elle l’a posé sur son visage. La voilà partie pour une sieste. Cela les rendait à moitié inquiets.
— Mais où est-elle passée ? Elle était là, à l’instant !
— Qui dirige la barque ? Oh ! Et s’il y avait du courant, de l’imprévu ? Elle nous laisse comme ça ? On a payé quand même !

Soudain le long de la berge, une barque. Une autre. Banale. Avec une vie banale. Des nasses devant. Une famille à ses affaires. Normale. Elle préparait à manger. Tiens, plus de bleu…

Et là dans l’eau, faisant corps au fleuve boueux, limoneux, pris dans les nasses, poissons parmi les poissons, ils étaient là en train de barboter, de s’ébrouer, de se battre contre d’invisibles partenaires.

Et toujours la barque. Une plate. La même peut-être. Au bois érodé. Les yeux perdus, aveugles dans la terre de la berge, cette fois-ci. Et c’est vrai, là au moins, il y a des bananiers, des cocotiers. C’est distinctif là. La photographe peut opérer ! Plus de bleu là non plus.

Ils avaient beau chercher le bleu turquoise du passeur. Plus de bleu turquoise. En tout cas, pas exactement le même. Ils se mettaient à le chercher dans tous les bleus qu’ils voyaient. Celui des jerrycans d’eau. Celui des bâches. Celui de la cuvette délavée au bord de la berge. Celui de l’écope de la dormeuse dans son hamac. Bleu par ci, bleu par là. Bleu profond. Délavé. Mélangé.

Partout et nulle part. Invisible. Polymorphe. Le même et si différent à la fois. Il semblait jouer avec eux. Il s’éclipse puis ressurgit. Et les yeux qui le regardent, sont devenus à force, bleus eux aussi, à force certainement d’être traversés par les bleus des barques. Passants devenus passeurs.

Il faut suivre le courant. On ne peut pas traverser comme ça le fleuve. Il faut se laisser déporter doucement, progressivement, par le cours de l’eau, pour franchir le passage. On ne peut pas décider du comment on franchit le passage ni de l’heure du passage.

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 septembre 2013.
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