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lieu


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1

En ce temps-là le charbon
était devenu aussi précieux
et rare que des pépites d’or
et j’écrivais dans un grenier
où la neige, en tombant par
les fentes du toit, devenait
bleue.
Pierre Reverdy

entrée proposée par Nathalie Holt

2

Quand je suis dehors je m’arrête souvent un peu n’importe où me reposer quand je suis fatigué. Il y a un banc public, une pierre, un muret, une borne, un vague rebord, n’importe quoi.

Avec quelque surprise, j’ai remarqué que, la plupart du temps, de ce « lieu » de pose, ou à sa proximité immédiate, je découvrais, en revenant en forme, en observant, une belle photo à faire. Et je ne parle pas de ces photos d’artistes qui shootent partout au motif qu’ils sont des artistes et qu’ils n’ont rien à expliquer. Non, je parle d’une vraie photo, de quelque chose d’encadré, avec un motif, une perspective, une composition, quelque chose de pensé.

Ce phénomène me rend perplexe. Est-ce moi, qui, à la suite du repos, ai l’esprit plus ouvert ? Est-ce que, pour me reposer, je choisis instinctivement un lieu préparé, donc qu’il y a partout des lieux qui encadrent, mais d’un cadre qui ne borde pas, d’un cadre qui ne tiendrait que de l’existence d’une disposition entendue des choses ? Ou est-ce qu’il n’y a ni repos, ni préparation, ni rien de moi, que le lieu existe partout, en quelque sorte, qu’il y a dans la matière de l’espace des concrétions, des tendances à un cristal ? Alors finalement, que les artistes qui shootent n’importe où auraient raison ? (Un petit peu.)

Et quand j’appuie sur le déclencheur, ça ne serait qu’une sorte de relevé, dans le cadre de mon cadre rectangulaire ? Donc, une publication ? Mon repos ferait occasion de publication ? Je serais, sans le savoir, un éditeur ? Venant d’un repos, relevant la tête avec un nouveau dynamisme de l’esprit, je serais plus sensible à une intention du paysage ? L’action de publication serait intérieure à ce qu’il y a de plus profond de ce qui est autour de nous ?

Pour en avoir le cœur net, j’ai essayé de m’arrêter n’importe où et d’épier une forme qui serait encadrée sans rectangle : les résultats sont décevants. J’ai essayé de me promener en méditant une prescience de lieux immanents : laborieux, pénible. Pourtant, presque chaque fois que je me repose, le phénomène se reproduit, et je peux assurer que je me repose à peu près n’importe où quand je suis fatigué.

Pour bien publier, il faut être attentif à la fatigue. Il faut aller dehors à ce moment-là (n’importe quel quartier, campagne, beau ou moche peu importe), au bout d’un moment s’arrêter juste parce qu’on est lourd, et observer quand on redevient léger, quand on s’éveille à nouveau. On dirait que le lieu est là.

entrée proposée par Hervé A.

2

La publication d’une œuvre artistique se fait en un certain lieu ; ce lieu porte le support de l’œuvre, il en abrite la matérialisation et la diffusion. La créativité peut voyager, vivre dans un avion, mais pour construire, pour transformer l’invention en acte, il faut un lieu. Même les nomades ont un lieu, l’espace contenant leurs déplacements, et l’art nomade, ou ce que les occidentaux appellent l’art nomade, est très beau. Si vous errez à travers le monde, migrantes et migrants sans terre ni loi, votre voix est perdue.

Un jour, un individu, sur un forum d’Internet, posa cette étonnante question : « Est-ce qu’une vallée sur Mars, c’est un lieu ?… Est-ce qu’un astéroïde, c’est un lieu ?… Est-ce qu’une poussière au milieu de l’univers, c’est un lieu ? ».
Encore plus étonnante, la réponse qui lui fut adressée : « Oui, ce sont des lieux. En effet, ces endroits ont un rôle social, et il y a un chemin qui permet de s’y rendre ».

Il est étrange qu’un cratère lunaire ait un rôle social, ou qu’il existerait une voie, même virtuelle, pour rejoindre un grain de sable dans je ne sais quelle nébuleuse, mais soit. Voilà qui ouvre d’extraordinaires perspectives de publication.

Si l’on se réfère à notre bonne vieille Terre, il est possible de publier un ouvrage littéraire dans un chalet de montagne, dans une ville ou dans une clairière. Dans une clairière, un panneau pourra servir de support à quelques traces préparées, immortalisant l’opinion réfléchie d’un universitaire par exemple. Mais il n’est pas possible de publier dans un brin d’herbe ou dans un nuage, ce ne sont pas des lieux : aucun brin d’herbe n’emporte un enjeu humain qui donnerait à une trace une tension d’où les hommes, les femmes, les enfants, les animaux même, tireraient, à la reconnaissance de ce signe, un désir ou un écho. Ou alors il faudrait être abeille, peut-être. Autant publier avec le support d’une goutte d’eau de mer envolée d’une vague se brisant sur une plage.

Et donc, ce serait possible sur la planète Mars ou sur une galaxie ? Car, comme nous venons de le voir, un lieu est la matrice de la publication d’une œuvre. L’artiste par sa créativité tord, énerve, relève, branche, coordonne, mouvemente, des matières que le lieu, par une opération de mobilisation, peut faire aboutir, multiplier, publier, souvent à l’infini, ou sacraliser comme pièce unique.

Prenons des exemples. Il existe des lieux de l’espace qui peuvent être familiers pour l’artiste. Un anneau de Saturne pourrait recueillir au long de son cercle une bande dessinée qui recommencerait tout le temps, un filament d’étoiles pourrait dialoguer avec une dentelle, ou alors un étudiant des beaux-arts pourrait mettre dans le Soleil une musique qui teinterait chaque fois qu’il se lève.

Un cas plus difficile. Imaginons publier dans un lieu « trou noir ». Comment cela se passerait-il ? Tout s’échapperait de nous pour plonger dans l’attracteur irrésistible. On éprouverait l’impossibilité de retenir des idées qui viennent, qui seraient aspirées par le trou noir, pour y disparaître à jamais. Nous nous transformerions en un cerveau mis en demeure d’avoir des pensées qui lui seraient immédiatement arrachées. Écrire une histoire ? Elle ne parviendrait pas sur le papier, mais se ferait siphonner par notre lieu de publication. Il mangerait les parcelles d’impression d’un merveilleux. Il provoquerait, avalerait toute sensation d’un autrement. Il exciterait sans cesse notre inspiration, pour aussitôt faire disparaître ses fruits à jamais. Nous resterions dans l’état d’une pensée jamais développée. Le trou noir est ainsi : une œuvre artistique géante, avalant tout public, toutes pensées, tous génies, toutes bêtises, intimement mêlées, écrasées, enchevêtrées dans une pièce unique, où un coup de pinceau fait sonner une note de harpe, où une série américaine se regarde en montant les chevaux de Lascaux traversant la galerie des glaces.

Après avoir essayé de comprendre ce qu’était un lieu spatial pour publier une œuvre artistique, reste la question principale : quel est cet étrange « chemin » qui permet d’y arriver ?

Si vous êtes dans la société d’un village sur la Lune, vous connaissez le chemin qui y mène, mais nous, les artistes ? Nous n’en avons aucune idée. C’est comme si nous devions aller chez un éditeur, un galeriste, un musée, que nous ne saurions ni comment joindre, ni en quelle langue il parle, encore moins ce qu’il vend. Vous, vous connaissez les cinémas sur la Lune, mais nous, nous ne savons même pas s’ils sont en couleurs ou en noir et blanc.

Par exemple disons que notre idée artistique est de colorier en bleu une poussière du vide, dans une sorte de portée de notre ciel terrestre. Nous espérons que les oscillations quantiques reprendront cette poussière bleue, et la multiplieront, et que ainsi des images de notre ciel terrestre seront publiées dans le noir. Mais, cette poussière, quelle est-elle ? Une poussière terrestre ressemble à une autre poussière terrestre, mais dans l’espace ? Imaginons que au cours de notre voyage vers cette poussière nous n’avons vu que du vide pendant dix ans, et, soudain, la voilà ! Elle nous apparaîtra merveilleuse, comme une île au milieu des abysses. Elle ne ressemblera à aucune autre, et nous serons reconnaissants à l’égard de qui nous aura amené à ce lieu unique. Notre idée originale, de bleu du ciel, sera transformée au-delà de ce que nous pouvions imaginer.

Mais alors, quel soin donner à notre première idée ?

Peut-être, la concevoir pour être une graine, qui éclora arrivée au lieu de publication ? Mais non : il n’y a pas de fécondité dans une œuvre d’art. Peut-être en faire une proposition générique, un plan, une recette, réalisée à l’arrivée ? Mais non : il n’y a pas d’art universel. Peut-être, espérer être le réceptacle d’ondes astronomiques ? Comme c’est être pédant !

Face à ce lieu trop lointain, nous, artistes, pouvons faire un simulacre, de ce lieu que nous ne pouvons atteindre. Si vous, vous savez l’atteindre, notre simulacre vous donnera-t-il l’idée de nous y emmener ? Faire un fétiche ? Essayons avec la première idée qui nous passe par la tête, ou bien regardons ce qu’il y a derrière nous, ou construisons quelque chose qui n’a rien à voir avec quoi que ce soit. Voulant colorier une poussière de l’espace en bleu, nous pouvons, par exemple, nous mettre à descendre un escalier, faire un tas d’herbes, ou aller vider une poubelle. Vous, à la suite de ça, vous prendrez un moyen pour nous emmener dans le ciel et tous ses lieux incroyables.

Dans notre société sur Terre il y a une jonction qui relie notre œuvre et sa publication. Il y a une continuité qui nous reste compréhensible. Mais dans l’espace immense, il y a une disjonction. Il faut enchanter cette disjonction si nous voulons une voyageuse pour aller publier notre art sur Neptune.

entrée proposée par Hervé A.


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1ère mise en ligne 11 avril 2021 et dernière modification le 29 avril 2021.
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