Afrique | Cécile Benoist, Toumbo, le masque

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l’auteur

Originaire de la Venise verte, Cécile Benoist vit dans la ville rose et s’échappe de temps en temps sur une île africaine multicolore. Elle sonde les mécanismes de l’écriture en fabriquant des nouvelles et des micro-textes (1001 soucis d’insomnies, Kirographaires, parutions dans la revue Sang d’encre et sur le site de Monsieur Toussaint Louverture), des romans pour les grands (Occasions manquées, Le Félin, prix Premiers gestes) et les petits (Calamity Jane, une légende du Far West, Le Verger des Hespérides), des histoires pour enfants (« Un amour de Far West » et « La cavale des Dalton » dans Histoires de cow-boys et indiens, Milan) mais aussi des documentaires, imagiers, albums animés et livres-jeux publiés aux éditions Milan, des articles et autres trucs sérieux qu’on passera sous silence. Auteure tout-terrain, elle explore l’imaginaire et le monde réel en les tourneboulant sans ménagement.

La suivre sur son blog ccil.over-blog.net, ou via Facebook. Sur twitter @CcilBenoist.

le pitch

« Le débarquement d’un masque africain dans un village improbable où ne vivent que des vieux sans âme. Où il est question d’abandon, de renouveau et de rire, de stagnation et de voyage. S’inscrit dans une démarche globale d’expérimentations textuelles autour de l’Afrique. »

Non pas un auteur venu d’Afrique, mais la tentative d’écrire dans le mode même de narration africaine...

le texte

 

Une vieille, voûtée, scrute la rue vide. Les alentours étourdissent par leur silence filandreux mais la femme reste impassible, statique, prête à se craqueler. Le souffle du vent résonne en cognant contre les bâtisses délabrées et rebondit de pierre en pierre. Des herbes ont envahi les pavés, des herbes défraîchies, qui peinent à montrer la vigueur sauvage d’une reconquête des ruines par le végétal.

Un peu plus loin, Toumbo, fébrile, sort d’une cabane bancale. Il est un peu sonné et avance à tâtons en écartant les broussailles. Au-dessus des arbres tristes, le ciel grisonne. Toumbo respire les odeurs ternes dans cette ambiance maussade. L’être est né masqué. Il n’est pas fantasque, il tient à son masque. Même si la mélancolie le gagne lorsqu’il songe au visage qui aurait pu trôner sur son tronc. Mais il se ravise, considérant une tête à l’égal d’un casque. Toumbo ne sait pas comment il est arrivé là, mais il est bien là.

Il aperçoit un vieillard qui longe péniblement un champ en friche. Son corps ploie vers l’avant, manquant de se renverser à chaque pas. L’homme semble concentré, l’air impénétrable, inatteignable. Chaque pas relève d’une épreuve. Chaque mètre parcouru a l’air d’une victoire. Il atteint enfin l’entrée du champ, soulève laborieusement la barrière et disparaît.

Discrètement, Toumbo s’approche de ce qui ressemble à un village. Il n’y a aucun mouvement, les rues n’ont pas de substance. Toutes les âmes se sont enfuies. Y en a-t-il eu un jour d’ailleurs ? Il reste quelques vieux dont plus personne ne veut, pas même leur esprit qui les a délaissés pour cause d’ennui abyssal. Toumbo n’a jamais vu d’êtres sans âme. Il est terrifié. Leurs yeux sont éteints. Les corps, sans mobile, restent intangibles, inflexibles. Courbés, rien ne semble pouvoir les redresser. Chez lui, les vieux restent droits. Fatigués mais droits. On les taquine mais on les aime. Si un fils doit quitter sa mère à cause des circonstances de la vie, son meilleur ami se substituera à lui et viendra lui tenir compagnie. Ici, le reste du monde semble avoir oublié ces vieux. À moins que ce ne soit eux qui aient chassé le reste du monde.

Ils déambulent, tels des fantômes. Savent-ils seulement où ils vont ? Certains apparaissent derrière leur fenêtre, insipides, à demi dissimulés derrière des rideaux crasseux et des fenêtres dégueulasses. D’autres avancent à petits pas, tanguent doucement, comme des enfants qui apprennent à marcher. Mais aucun cri de bambin ne vient perturber le vide sidéral, aucun rire ne réveille la tristesse insondable.

Toumbo a fui. Il s’ennuyait ferme, il rêvait de voyage, il désirait profondément sortir au grand jour. Lorsqu’on naît masque, on doit demeurer invisible pour épater, étonner, effrayer, époustoufler à l’occasion des cérémonies. Car un masque doit tenir son rang. Il est réservé à une certaine société, en des circonstances particulières. Dans le village africain de Toumbo, le masque, c’est encore quelque chose. Ça confère au divin, ça investit le politique, ça participe aux rites sociaux, ça élève les temps agricoles, ça éclate pour les festivités. Et surtout, ça assure l’ordre cosmique et social, l’un n’allant pas sans l’autre. Toumbo était affecté aux réjouissances de toutes sortes, convoqué pour les divertissements musicaux et dansants consécutifs aux rituels sérieux. Pas trop de responsabilités – croyait-il –, ça lui allait bien. Tout allait bien. Exceptée cette envie de s’échapper, cramponnée à son être, qui le titillait de jour en jour.

Toumbo entend des pieds qui se traînent. Il reste en retrait, toujours dissimulé, pour laisser passer le cortège funeste : un petit groupe de vieillards parcourt la rue. Chacun est séparé des autres par une bulle invisible opaque et insonorisée. Ni échange de regards, ni geste quelconque, ni dialogue, pas même un mot prononcé. Eux aussi, leur regard est inconsistant, leur volonté n’est plus qu’un souvenir frelaté. Si l’un de ces corps branlants vacille, il entraînera sûrement les autres dans sa chute. Des dominos humains.

Le désir d’exil est sacrilège pour un masque car comment maintenir l’ordre par l’absence ? Toumbo savait qu’au-delà des frontières du village, son sort serait incertain. Dans les grandes villes, dans de nombreux villages, les masques n’ont plus leur place, ils sont tout juste de l’art pillé, du folklore pour touristes en mal d’exotisme. Et à l’étranger, qui sait encore ce qu’est un masque africain ? Mais Toumbo n’y tenait plus : il a marché, marché et marché encore et encore. Il a vogué, vogué et a même eu l’impression de voler. Et puis, il est arrivé dans ce lieu sans âmes. Sans hommes. Sans femmes. Sans enfants. Seulement des vieillards laissés là. Abandonnés… ou retirés volontairement du monde.

– Que fais-tu ici, être étrange ?

Une voix au ton ricaneur s’est élevée mais Toumbo ne sait pas d’où elle provient. Le moment est arrivé : il doit se montrer en dehors d’une cérémonie. Difficile de se révéler après une vie cachée. Mais il le faut bien. De toute façon, il semble qu’on l’ait déjà vu. Toumbo se retourne et se trouve face à une vieille, petite, aussi inclinée qu’un roseau.

— Alors, vas-tu répondre ? Ou est-ce que ton accoutrement t’empêche de parler ? C’est quoi d’ailleurs ce machin ? Ça s’enlève ou pas ?
— Bonjour Madame ! Je m’appelle Toumbo et je suis un masque africain.

L’aveu est difficile mais libérateur. Toumbo se penche en une révérence extravagante et exagérée. Devant tant de déférence inhabituelle, la vieille se redresse doucement et éclate de rire. Ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Quand était-ce d’ailleurs ? Impossible de s’en souvenir.

— Moi c’est Angéline, arrive-t-elle à glisser entre deux gloussements. Oh… ton truc là, plus la courbette, qu’est-ce que c’est drôle ! Quelle allure !

Toumbo se vexerait presque mais le rire d’un vieux est si précieux ! Et si rare par ici, semble-t-il. Angéline a un fou rire, elle ne peut pas se retenir, elle ne veut pas s’arrêter d’ailleurs.

Au bras de Toumbo, Angéline, droite comme un I, vadrouille dans le village. Son hilarité résonne au fil des rues. Revenu de son champ, Xénophane s’esclaffe en les voyant, il manque même de choir mais retrouve son équilibre. Il sent ses poumons s’élargir dans un mouvement qu’ils n’avaient pas effectués depuis une éternité. En un grand souffle libérateur, il lâche un rire géant et rattrape les deux autres aussi vite qu’il peut.

— Attendez-moi ! Toi la vieille et toi le bidule, attendez-moi !

En le voyant arriver avec ses ricanements effrénés, Toumbo laisse sa susceptibilité s’envoler. Il commence même à s’amuser de la situation.

Entendant des sons inhabituels, Fridolin écarte le rideau crasseux et aperçoit le trio à travers les traînées grasses sur les vitres. Il ne peut s’empêcher de rire et il sort de chez lui pour voir l’énergumène de près. Léonizia, sa voisine, lui emboîte le pas. Elle progresse difficilement car elle se tord de rire. Éléosa ne résiste pas non plus et se gausse haut et fort à la vue de cet être excentrique à tête de masque. Toumbo sent que le moment est venu pour exécuter les danses qu’il maîtrise si bien. Il enchaîne les mouvements saccadés, les sauts époustouflants, les cris détonants et les chants invraisemblables. Les vieux l’accompagnent en tapant en rythme dans leurs mains.

Le petit groupe atteint le cortège de vieillards qui se transforme en troupe euphorique. Les rires fusent de toutes parts. Sous l’impulsion de Toumbo, les corps se redressent et exécutent des mouvements d’antan. Et puis, les rires se transforment en chants, les mouvements deviennent danse, le duo initial s’est mué en une ribambelle de vieux joyeux et bruyants.

Alors que la nuit tombe, le village est en fête. On improvise un festin gargantuesque, on sort les bouteilles oubliées des caves poussiéreuses, on met en marche les archaïques lecteurs de musique. Au clair de lune, le tapage nocturne bat son plein. Les voix retrouvent leur utilité et leur puissance, les estomacs reçoivent des mets succulents, les gosiers se délectent de liquides savoureux. Les têtes se réchauffent et les idées jaillissent. Les gestes s’accélèrent et se métamorphosent en gesticulations élaborées puis les corps se trémoussent et dansent jusqu’à épuisement. Les réjouissances glissent vers une étrange transe et, dans l’euphorie générale, insidieusement, les esprits réinvestissent les corps des vieux.

Sentiment familier pour Toumbo le masque. Étrange impression de déjà-vu : expulser le désespoir, la solitude et l’abandon pour libérer le rire, la joie et la légèreté tapis dans l’ombre. À croire qu’on n’échappe pas à son destin. Un voyage pour rien ?



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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 juillet 2013.
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