Antoine Maine | La perdition

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l’auteur

Antoine Maine vit à Amiens / Picardie. A étudié les Beaux-Arts, observé les animaux, enseigné un peu de tout, été graphiste. Dirige une agence de communication. Parcourt les montagnes. Dessine, peint, écrit. De la poésie, des nouvelles. N’a jamais publié.
Sur twitter : @antoinemaine. Sur tumblr : depassage.tumblr.com.

le pitch

« Un homme perdu. Confronté à une nature qui ne devait être qu’un simple décor haut en couleurs et qui se révèle bientôt être inhospitalière pour ce corps étranger. Un va-et-vient continu entre l’instinct de survie et le désir d’anéantissement. Mais peut-on vraiment disparaître ? La fuite est-elle possible ? »

le texte

 

Il marcha longtemps. Si longtemps que le lieu même de son départ dans l’aube froide, avait disparu de sa mémoire, englouti quelque part sous les brumes grises qui enveloppaient encore à ce moment-là le sommet. La journée avait passé. Un pas et puis l’autre. Une jambe qui allait et l’autre qui traînait comme si la terre voulait la retenir encore un peu, la garder pour elle. La douleur s’était peu à peu atténuée. Elle jouait maintenant en basse continue une sourde mélopée qui engourdissait l’esprit. Un pas et puis l’autre. Et recommencer. Pourtant il fallait garder une vigilance de chaque instant. Cela faisait longtemps que le sentier avait disparu, alors à chaque pas, il devait guetter la pierre qui se dérobe, les graviers instables sur lesquels le pied glisse et le corps bascule, la branche au travers du chemin ou le serpent endormi qui peut se réveiller agressif, gueule ouverte, prêt à se jeter sur l’intrus. Un pas et puis l’autre.

Le soleil venait de plonger derrière les cimes. Rapidement la nuit s’était installée et le froid l’avait suivie. Les étoiles semblaient ici bien plus nombreuses que chez lui dans son pays tant l’air était transparent dans cette région du monde. Son regard parcourait l’immensité glacée, s’enfonçait toujours plus loin, sautait de galaxies en constellations, cherchait un point où se poser, n’en trouvait pas. Cette longue contemplation ne savait pas pourtant lui apporter la tranquillité qui l’aurait mené jusqu’au sommeil que son corps épuisé réclamait. Le silence de cette nuit semblait irréel. Ce n’était pas tant l’absence du moindre son qui frappait qu’une présence palpable, physique du néant. Il s’imaginait que cela avait peut-être à voir avec ce qu’on appelait l’anti-matière et qui était pour lui un concept bien obscur. On avait l’impression que toute vie s’était retirée de cette partie de la planète, comme aspirée dans l’au-delà. Il en venait même à se demander s’il y avait encore un monde vivant hors de ces montagnes. Qu’en était-il donc des routes et des aéroports, des foules qui envahissaient les rues dans le brouhaha et la lumière blafarde des néons. Franchissant l’espace, des souvenirs lui revenaient, une haute maison au milieu des pommiers, le visage de cette femme et l’enfant qui courait en pleurant après le cerf-volant qui lui avait échappé des mains. Il se retourna pour essayer de trouver une place plus confortable dans ce creux qui lui servait de gîte et au fond duquel il avait posé son sac de couchage. Avec le froid, la douleur semblait moins intense, supportable en tout cas. Elle s’était retranchée juste au-dessus du genou, reprenait sûrement quelques forces pour l’assaillir mieux dès le réveil. Il avait pu récupérer une boîte d’antalgiques et le médicament le soulageait. Peu à peu tandis qu’au loin filaient les étoiles les images échappées de sa mémoire se mêlèrent de songes et le sommeil finit par l’emporter. C’est à peine si il réagit quand un peu avant l’aube alors qu’un trait de lumière commençait à dessiner la ligne de crête, un aboiement, ou était-ce un jappement, retentit dans le fond de la vallée, sans doute quelque chacal en maraude, à moins que ce ne soit un loup. Y avait-il encore des loups dans ce massif ? Que savait-il, lui l’homme endormi dans la montagne, de ce monde-là et des animaux qui le peuplaient ?

Il avait terminé sa dernière barre énergétique. Ce ne serait sans doute pas suffisant pour apaiser la faim, mais cela lui apporterait un peu de la vitalité nécessaire pour marcher encore quelques heures. Il y avait aussi ces petites baies rouges au goût acide que le guide leur avait fait goûter et dont il avait perdu le nom. Encore fallait-il savoir repérer au milieu des broussailles épineuses les arbustes gris qui les portaient et ils étaient rares sur ce versant ombragé. Il but quelques gorgées d’eau. Il avait pu remplir sa gourde à un filet d’eau qui suintait entre les roches. Avec une pastille de purificateur, ça devrait être potable. Il reprit la marche. Un pas et puis l’autre. Dans le ciel qu’il pensait désespérément vide, il entendit un oiseau croasser. Survolant la crête opposée, venait vers lui un couple de ces gros corbeaux au bec épais qu’il avait pu observer la semaine dernière. Ils allaient d’un vol lent. Quelques battements d’ailes puissants puis de longues glissades qui les amèneraient bientôt de l’autre côté. Il songea alors que de là où ils venaient peut-être de leur regard perçant avaient-ils découvert l’un ou l’autre de ses compagnons égarés comme lui, blessés peut-être. Il songea qu’ils avaient peut-être aperçu l’un d’eux couché au milieu du pierrier enroulé autour du tronc d’un genévrier. Devant ces yeux défilaient ces photos vues si souvent dans les journaux. Ces corps que l’on dirait ensommeillés si ce n’était la position inhabituelle des membres ou un angle bizarre formé par le cou sur la ligne des épaules et c’étaient ces quelques détails-là qui faisaient d’un être endormi un cadavre rigide. Il tourna la tête pour suivre du regard les deux oiseaux, un dernier croassement qui ricocha sur les parois minérales et ils disparurent happés par une autre vallée dans laquelle ils emporteront les images de ce vagabond au teint pâle, étrange berger qui va sans troupeau ni certitude.

Le sac était lourd sur ses épaules. Trop lourd pour lui maintenant. Il avait déjà fait un premier tri juste après la chute pour se défaire de tout ce qui lui semblait superflu. Mais il avait pris l’habitude au fil des ans et des périples de voyager léger et il n’y avait pas grand chose à laisser : quelques vêtements sales, une paire de sandales, un roman qu’il avait emporté devenu illisible depuis la perte de ses lunettes. Il n’en connaîtrait jamais la fin et cela lui importait peu. Cette fois-ci, après avoir vidé son sac, il abandonnait sa trousse de toilette et son téléphone portable, la batterie était définitivement morte et il n’avait jamais réussi à capter le moindre réseau dans ce massif aux reliefs escarpés. Ses contacts, ses messages, ses photos, ses vidéos, son agenda. Il se délestait ainsi de tous ses liens au monde, à l’autre monde, celui d’avant, celui d’ailleurs, celui de la maison au milieu des pommiers. C’était tout un pan de sa vie - mais était-ce vraiment la sienne - qu’il déposait là entre deux pierres à même le sol et il repartait plus léger. Un pas et puis l’autre. Depuis le début de la matinée, il remontait le lit asséché d’un ruisseau dont la source alimentée au printemps par la fonte des neiges devait se trouver au pied de la grande falaise ocre qui barrait l’horizon sur sa gauche. Il aperçut devant lui une cabane de pierres et de branchages tassée à l’abri d’un bosquet de petits arbres tordus par le vent. C’était le premier signe d’une présence humaine depuis l’accident. Mais présence ancienne, aucune trace qui pourrait attester d’une occupation récente des lieux ou même du simple passage à proximité d’un être humain. Il se laissa glisser contre le mur et posa le sac à ses côtés. Sa jambe était douloureuse. La marche était longue difficile. Il allait au hasard, avait du mal à trouver un cap. Cette montagne lui était étrangère et il ne savait pas la lire. Et où aller d’ailleurs ? À quelques pas de lui, vautré sur une pierre chauffée par le soleil un lézard au long corps bleu turquoise le surveillait prêt à regagner sa cachette à la moindre menace. On n’aurait su dire lequel des deux était le plus immobile, pierre parmi les pierres, juste une brique dans le mur.

Il pouvait rester ainsi. Longtemps. Les pensées traversaient son cerveau d’un horizon à l’autre comme des nuages dans le ciel chassés par le vent. Un nuage, un nuage et puis un autre. On suit le mouvement, la lente progression et à l’intérieur de celle-ci la transformation même du nuage, les multiples évolutions de sa silhouette. Vient le moment où il disparaît complètement. S’évapore. Il faut alors en rechercher un autre et reprendre la poursuite. Puis lentement émergèrent les souvenirs que la montagne gardait en son sein et qu’elle libérait maintenant un à un. Le groupe avançait sur la longue ligne de crête. Le sentier était très étroit pour cette dernière étape. De chaque côté la pente était forte, un long plan incliné couvert de gravier noir et de roches éclatées. On ne voyait pas le fond de la vallée. La brume matinale s’était installée à mi-pente. À cette altitude, la végétation était réduite au minimum, quelques lichens, des graminées rabougries et des arbustes nains qui survivaient péniblement ratatinés dans les creux entre deux rochers. Le vent soufflait violemment. Balayait la crête. Un vent du sud qui fouettait le visage. Les yeux se plissaient. Lèvres se serraient. Dos se voûtait sous les rafales. Le groupe s’était étiré, le guide ouvrait la marche loin devant. Le sommet semblait proche maintenant. Deux heures de marche tout au plus, il serait atteint. L’homme allait lentement. L’effort était dur à cette altitude, l’oxygène rare, il devait ménager ses forces. Ses compagnons, plus jeunes l’avaient dépassé depuis longtemps. Il apercevait leurs silhouettes courbées sous les bourrasques. L’écart était grand entre leur groupe et lui qui fermait la marche. Il luttait contre le vent. Et puis la montagne gronda.

Imperméable aux souvenirs, le lézard bleu n’avait pas bougé. Quand alerté par un mouvement furtif dans les herbes il se précipita vers sa cachette creusée sous une touffe de graminées, il ne fut pas assez rapide. Une couleuvre blottie jusque-là dans une totale immobilité venait de se détendre. Le saisir à pleine gueule. Filer silencieuse. Glisser jusqu’à son repaire. Le lézard se tordait en tous sens. Tentative d’échapper à la tenaille. Sans espoir. Ses efforts étaient vains, le serpent le tenait fermement et nulle ombre ne lui ferait lâcher sa proie.

*

Il avait perdu la mesure du temps, il n’était pas comptable des jours et les nuits n’étaient que des jours sans lumière. Était-ce hier ? Il y a une semaine ou peut-être deux ? Il ne savait pas, ne savait plus, ne cherchait pas à savoir. Il marchait. Un pas et puis l’autre. Il marchait et cela suffisait à sa peine. Boiteux, il arpentait la montagne comme s’il avait voulu en prendre toute la mesure, la quadriller en quête d’un refuge afin de s’y implanter à tout jamais. Les rares bouquetins, vieux mâles solitaires qui demeuraient dans les éboulis accolés au sommet, ne s’inquiétaient plus désormais de sa présence. Ils l’avaient vu ces derniers temps trébucher dans le pierrier. Chanceler sur les pentes arides. Se perdre au milieu des buissons épineux. S’effondrer dans l’ombre chiche d’un genévrier. Se relever et repartir. Ils l’avaient vu s’obstiner sur les chemins blancs de givre au matin, écrasés de soleil au cœur de l’après-midi, noyés dans la pénombre à l’approche de la nuit. Il faisait chaud ce jour-là. Le vent était tombé soudainement et rien ne pouvait plus contenir la chaleur qui imposait sa loi à chacun. Végétal, animal ou minéral. Nul ne pouvait y échapper. C’est dans cette atmosphère éprouvante que les chiens ont surgi. Ils étaient peu nombreux, à peine une poignée. Hauts sur pattes, efflanqués, le poil sale, le corps blessé raccommodé, ils auraient pu être effrayants avec leur gueule de molosse aux mâchoires puissantes, mais ils allaient paisibles, sûrs de leur force, sans crainte. Ils s’approchèrent intrigués d’abord par cette humanité-là qui avait abandonné toute son arrogance et délaissé l’habit du maître. Après avoir bien pris son odeur et pissé sur les buissons alentour, ils échangèrent quelques aboiements brefs et reprirent leur vagabondage laissant derrière eux l’homme jugé indigne d’intérêt. Impavide celui-ci poursuivait son chemin. Noyé dans la lumière blanche, l’horizon avait disparu. Un pas et puis l’autre. Alerté par la présence de ces chiens, les colliers à leur cou, l’homme savait que non loin d’ici devait se trouver un troupeau dont les gardiens avaient momentanément délaissé la surveillance sans doute pour chercher dans la montagne quelque charogne à dévorer. Il marchait maintenant vers ses semblables. Un pas et puis l’autre. Son allure restait la même, nul empressement dans sa démarche. 

Pelotonné au plus profond de son sac de couchage, il guettait le sommeil. Les pierres dans son dos et le froid humide et visqueux qui s’insinuait partout le maintenaient loin de tout repos. Contre les parois de son cerveau rebondissait l’écho de cette voix qui s’épuisait dans la montagne tandis que lui se détournait sourd à l’appel. Et l’appel se répétait. Le vent balayait le versant depuis la fin du jour. Il apportait avec lui une odeur familière. Le bois qui brûle. Les molécules avaient fait le voyage depuis une vallée voisine au fond de laquelle un berger avait allumé un feu de branchages. Il l’imaginait accroupi près du foyer, une couverture kaki sur les épaules, un chien roulé en boule endormi à ses pieds. Sans doute, comme des millions d’hommes avant lui, il suivait des yeux les flammèches qui s’échappaient des braises rougeoyantes et qui telles des flèches de lumière traversaient l’obscurité pour prendre leur place là-haut au milieu de la voie lactée. Dans la lueur des étoiles, l’homme s’endormit. Demain, il rejoindrait les siens.

Son corps se vidait. L’estomac était pressé comme par une poigne d’acier qui le tordait violemment, l’essorait pour en extraire jusqu’à la dernière goutte, ultime trace d’énergie. Peut-être était-ce l’eau qu’il avait bue ou alors ces fruits grappillés sur les arbustes. Il n’en savait rien. La fatigue, la fièvre, le soleil si lourd, le froid nocturne, peu à peu ses forces le quittaient. Il passait parfois des heures entières tapi dans l’ombre d’un amas de roches, recroquevillé comme un animal malade. Son regard fixait les pierres et les buissons épineux jetés en vrac sur le versant. Quand parfois un oiseau égaré ou un lézard traversait son champ de vision, ses pupilles ne se déplaçaient même plus pour suivre le mouvement. Rien ne pouvait le distraire. Alors il aspirait à une immobilité complète, un état de pétrification qui, espérait-il, le préserverait de la douleur. Enfin n’être plus que ce gisant.

*

On percevait au delà du col comme un murmure de vagues. Il se rappela les longues marches au milieu des dunes de sable qui dans son pays loin au nord d’ici longent le rivage. On avançait sur le sentier dans l’odeur des pins agités par le vent marin, et puis soudain alors qu’on la pensait lointaine elle était là, on l’entendait. Ce n’était d’abord qu’un bruit de fond, une sourdine imprécise. Encore un effort, il fallait franchir la dernière dune et la mer apparaissait. Le murmure se muait en fracas des vagues qui inlassablement venaient se jeter sur la plage. La main de l’enfant dans la sienne, ils se mettaient à courir, et la pente les emportait jusqu’à la ligne d’écume mousseuse qui marque en pointillés la frontière entre les deux mondes. Les mouettes au repos sur les bancs de sable en bandes nombreuses s’envolaient en gueulant, mais leurs cris rageurs étaient aussitôt couverts par le brouhaha marin. Les derniers mètres avant d’atteindre le col étaient difficiles. Son souffle était court. Le sac pesait aux épaules. Sous ses pieds, les pierres roulaient. Il comptait cinq pas. Les yeux rivés au sol. La sueur dégoulinait sur son visage en grosses gouttes, trempait se vêtements. Il s’arrêtait quelques instants. Mains posées sur les hanches, il attendait que le feu dans sa poitrine s’éteigne. Et la progression reprenait. Cinq pas et une pause. Peu à peu, le bruit se fit plus précis et bientôt la montagne fut pleine des bêlements de la centaine de moutons qui paissaient juste en-dessous de la crête. Il les vit qui se déplaçaient lentement, marée laineuse de pelages blancs ou marrons au milieu de laquelle émergeaient par moments les cornes spiralées des chèvres noires qui s’étaient mêlées au troupeau. Il vit bientôt arriver vers lui les chiens qu’il avait croisés quelques jours plus tôt. Contournant le troupeau, le berger les suivait.

Avant d’atteindre le village, le chemin se perd entre les parcelles de terrain entourées de barrières fabriquées avec des branches d’épineux que le temps et les précipitations ont noircies. Nombre d’entre elles sont couvertes de sacs en plastique, blancs ou bleus, que le vent a glanés autour des habitations, entraînés dans sa course tout au long de la vallée puis finalement abandonnés là, accrochés aux éperons longs comme une main, durs comme l’acier et sur lesquels viennent parfois se percher les moineaux. Au milieu de ce dédale inhospitalier, l’homme avance. Un pas et puis l’autre. Il suit en boitant les derniers moutons qu’un des chiens vient régulièrement houspiller afin de maintenir le troupeau compact avant la traversée du village. En tête, le berger se retourne encore une fois pour voir si l’homme suit.

Sous le patio une femme s’approche et dépose sur le tapis à portée de main, une galette et quelques figues, un thermos de thé. Elle s’assoit à quelques pas de là au milieu de sa longue robe à fleurs et observe l’homme qui dort d’un sommeil agité. Des mouches, nombreuses dans le village attirées par le bétail que les bergers ont rentré, des mouches viennent parfois se poser sur sa barbe grise, courir sur ses lèvres que le soleil a crevassées. Il secoue alors la tête pour chasser les insectes, se retourne et replonge de l’autre côté de la montagne. Il entend à nouveau ce grondement qui montait de sous ses pieds comme du ventre de quelque animal géant mécontent. Il se retrouvait au sol désarçonné. La montagne qu’on aurait pu croire incommodée par la présence de ces humains sur son dos avait violemment secoué l’échine jetant tout le monde à terre. Autour de lui, les pierres roulaient. Il avalait la poussière. Mangeait la terre. Dévorait la pente. Priait le ciel. Les branches épineuses lui déchiraient la peau. Il chutait. Rebondissait. Attendait la fin. Quand le mugissement de la terre enfin cessa, avant que tout ne retourne au silence initial, il entendit cette voix au loin, cette voix qui pleurait. Il entendit qu’on appelait. Derrière le mur, il perçoit les discussions des hommes qui parlent fort maintenant et qui sifflent les chiens. Des enfants traversent la rue en courant. Ils partent aux champs et leurs rires traînent en chemin sont bientôt couverts par le vrombissement d’un vélomoteur dans le lointain. Le vent dans les peupliers. Il entend toute cette vie qui bat comme on distingue dans le brouillard des formes imprécises tandis que roulent les pierres. Quand il releva la tête, tout était poussière. Il ferma les yeux. Attendit que le voile gris retombe. Peu à peu, le ciel fut à nouveau lumineux. Le sommet était bien au-dessus de lui. Si haut maintenant. On entendait encore de loin en loin un gémissement. Puis la voix s’éteignit. Il tendit l’oreille. Rien. De temps à autre une pierre roulait. Son sac gisait à côté de lui éventré, ses affaires dispersées sur la pente. Une chaussure, un pull, son appareil photo, un tube de dentifrice, quelques feuilles de papier que le vent emportait. Et la poussière à nouveau l’ensevelit. Plus tard, il se rendit compte qu’un animal était venu fouiller dans son bagage avait dévoré le peu de nourriture qu’il transportait, le sandwich qu’il avait préparé pour son déjeuner, avait dédaigné le paquet de barres de céréales. Maintenant des gamins sont là près de la femme en robe à fleurs. Accroupis sur la terre battue, ils l’observent. Derrière la curiosité, on devine leur crainte. Il se souvient de l’enfant, le cerf-volant qui s’échappe et la longue course pour tenter de le rattraper. L’horizon est barré par la haute ligne de peupliers. Et le vent fait tinter leurs feuilles aux reflets métalliques. Il s’était assis dans la désolation. Ni plaintes ni gémissements, tout s’était tu maintenant dans la montagne. Sa jambe saignait et progressivement la douleur le saisit. Il se releva en prenant appui sur un rocher, fit quelques pas et s’effondra. Le visage dans la poussière, il attendit. Que tout s’apaise. À genoux, il rassembla ses affaires, les fourra dans son sac. Il écouta encore une fois, guetta un signe. Rien. Il se mit debout. Commença à marcher. Un pas et puis l’autre.

Il boit un verre de thé, mange un morceau de la galette. Elle est encore chaude. Elle sent le bois. Elle sent la terre. Elle sent l’odeur des mains de cette femme. Il mange avec plaisir. Il cherche tout au fond de la besace qui lui sert de cerveau parmi la dizaine de mots qu’il a retenue de cette langue âpre et rocailleuse celui qui marque la gratitude, il trouve un Merci. Est-ce à cause de ce mot mal prononcé, inintelligible peut-être, ou à cause de la mimique qui l’accompagne, mais la femme lui sourit, un sourire honnête de vieille femme, visage ridé enserré dans un foulard, yeux délavés par le soleil, la bouche aux lèvres gercées qui n’abrite plus que peu de dents usées par les années. Elle lui lance quelques mots, il se ressert de thé en hochant la tête. Elle refuse quand il lui en propose. Elle se détourne pour le quitter et dans ce mouvement les fleurs sur le tissu de sa robe s’agitent comme s’il s’agissait de papillons effrayés un instant et qui s’envolent avant de reprendre leur place initiale. Les mains jointes autour de son verre de thé, il sent la chaleur qui se diffuse dans ses membres, pénètre maintenant son corps. Il prend conscience que le froid l’avait envahi, avait commencé à chasser de pièce en pièce la vie qui l’habitait. Bientôt la maison aurait été vide. Vide de lui. N’aurait plus été que son absence.

Dans la cour, à l’ombre des figuiers, des hommes attendent, murmurent entre eux la tête basse. Un vieillard s’approche. La femme en robe à fleurs l’accompagne. L’échange commence. Quelques rares mots en commun, des gestes, des sourires, des croquis tracés sur la terre battue, des silences, des grimaces et des hochements de tête. Signe après signe, on invente un nouveau langage. Un discours se construit qui dessine un itinéraire à suivre. Demain ou peut-être un autre jour, on le mènera jusqu’à la piste après les maisons, après les peupliers, après la rivière, une voiture d’un village voisin l’emmènera jusqu’au bourg - un trajet de 2 ou 3 heures - et de là il pourra prendre le car jusqu’à B… Il remercie. Il explique qu’il n’a pas d’argent, tout perdu dans la montagne, mais il laissera son sac de couchage. Le vieux tend la main, touche la toile. Il acquiesce. Ensuite on prend le thé et l’on partage encore un peu de silence. Dans une maison voisine, bien plus tard, quelqu’un allume la télé, on entend des rires, la voix enjouée d’un animateur, la musique d’un générique. Par dessus les toits, il regarde la montagne, à cette heure-ci son ombre s’avance en rampant dans la plaine, s’insinue parmi les champs plantés de maïs et de sorgho qui occupent le fond de la vallée, elle a déjà conquis un versant, d’ici peu elle envahira le village et couvrira de nuit chaque habitation. Quittant leur gîte à l’abri des roches, les animaux nocturnes sortiront sans crainte. Chacals, renards, chats sauvages, sangliers et porcs-épics partiront en chasse et le ciel au-dessus d’eux frémira dans le battement incessant des ailes des chauves-souris.

Il lève la tête. Le ciel est traversé par le cerf-volant qui emporté par le vent poursuit son ascension. Il s’élance et saisit le fil. Derrière lui l’enfant accourt, il lui tend la ligne et ils s’en retournent tous les deux. Une pierre s’écrase au fond de la vallée, la chute a été longue. Il n’y en aura plus d’autres. Celle-ci l’emmène au fond de la nuit. Quittant le patio plongé dans l’obscurité la femme s’éloigne à pas lents. La famille l’attend. Il se niche… et se tourne vers l’enfant. Dans quelques heures le jour se lèvera.
— Ne t’en fais pas, je reviens.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 juillet 2013.
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