Claire Lemoult | Un conte d’hiver

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l’auteur

Née en 1989, titulaire d’un master en littérature moderne de l’université d’Angers, et envisage de poursuivre mes études pas un doctorat après avoir passé plus d’un an en Allemagne. Laisse mes ébauches, photos et peintures errer en liberté sur mes blogs (elasticite.blogspot.com et fictionsclandestines.blogspot.com), pour les reprendre quelques fois. Contact via sa page Facebook.

le pitch

« Ce texte est venu d’une accumulation de prises de notes en Allemagne. Il est aussi la conséquence de l’hiver très long, puisqu’il a été écrit de janvier à avril. Tout me porte à penser qu’il n’aurait pas été le même si l’hiver n’avait pas duré, tout justement, jusqu’à avril, et même un peu après. L’idée était, avec cela, de faire de l’écriture une aventure poétique, avec ses curiosités, ses fantômes, ses déboires, de l’observer à la loupe et de la redessiner. »

le texte

 

Un conte d’hiver | avertissement au lecteur

Ceci est un conte d’hiver, cela explique qu’il y ait tant de neige. Aussi, je tiens à préciser, cher lecteur, que les remarques du type « un hiver ne peut durer éternellement », ne m’intéressent pas, puisqu’en ce livre, je veux dire territoire, je m’autoproclame dictatrice, et que si je veux que mon hiver dure ou ne dure pas éternellement, alors il durera, ou ne durera pas, éternellement. De même, si je veux que mon héroïne voie bleu, et que ses yeux aient la forme et l’apparence de deux kaléidoscopes, il en sera ainsi.

À présent, prenons un exemple pour illustrer les conséquences de ses yeux-kaléidoscopes : imaginons qu’elle est au centre d’une place circulaire, bordée d’une quinzaine de maisons avec fenêtres fermées qui ouvrent grand leurs yeux et trouvent en elle leur point de convergence. Ainsi, si l’on admet que chacune de ces fenêtres, agissant comme un miroir, renvoie à l’enfant sa propre image, perçue par ailleurs comme celle d’une fée (son reflet, vu par kaléidoscopie, étant nécessairement plus petit que l’original, et évoluant, selon la manière dont elle tourne la tête, de haut en bas, en courbe, en spirale, voire disparaît à l’occasion, on peut en conclure très doctement que l’enfant se prend pour une ou plusieurs fée[s]), si l’on admet que chaque maison possède, à peu près, quatre fenêtres qui donnent sur la place, et si l’on inclut le fait que chaque œil-kaléidoscope du personnage comporte à lui seul, au hasard, vingt-et-une facettes qui lui permettent de voir une seule et même chose de vingt-et-une manières différentes, d’un seul œil, au premier coup d’œil, soixante fées multipliées par quarante-deux (si l’on admet qu’elle n’ait que deux yeux, cela n’ayant pas été précisé par le décret), l’enfant voit alors, à ce moment précis, deux mille cinq cent vingt fées autour d’elle, qui chacune est le reflet d’elle-même.

(Certains objecteront sans doute que, ce personnage ayant, si je veux, des yeux-kaléidoscopes, il est invraisemblable qu’il soit pourvu, en plus de cela, d’une vision à 360°, à ceux-là je réponds que peu m’en chaut, et que s’ils ne conçoivent pas quinze maisons à 360°, qu’ils en conçoivent quinze à 180°, si ça leur chante, que le chiffre, d’ailleurs, m’importe peu, et qu’ils aillent au diable s’ils ne sont pas contents.)

Vous voyez bien que ce livre est tout ce qu’il y a de plus sérieux, puisqu’il inclut, pour asseoir son propos, ce calcul tant vénérable et incontestable, des probabilités (ou quelque chose approchant) qui je crois inspirera à tous, envers ce texte, le respect qui lui est dû. Ce calcul est de la plus haute importance, puisqu’il permettra par la suite au lecteur rationnel et méritant, de concevoir mon travail rien moins que comme un monument, solide et digne de foi tout autant que les mathématiques ou la métaphysique, forts surtout du fait qu’ils ne s’appuient pas sur le réel, et qui a cet avantage sur ces grands domaines de la pensée, qu’il est une construction mentale créée à partir d’une seule et unique perception (tandis que les mathématiques et la métaphysique sont réputés partageables à un grand nombre d’entre nous). Cette perception est, d’autre part, inexistante, puisqu’on adopte ici le point de vue d’un personnage, et qu’un personnage est une unité narrative, à ne jamais, ô grand jamais, confondre avec l’auteur, ou le narrateur. Tout le monde sait cela.

Mieux qu’une science dure, donc, la littérature : construction mentale sans lien aucun avec le réel et dont le créateur même met son existence sur le compte de la fiction (je vous demande qui écrit !).

Assez, donc, pour nous mener tout droit à la vérité.

À ceux qui ne se soucient pas de cela et attendent la suite, oubliez ce que je viens de dire, car ce sont des bêtises. À retenir seulement pour bien comprendre : notre héroïne, celle du point de vue de laquelle tout se crée, voit bleu, elle a des yeux-kaléidoscopes et se prend pour une fée, ou est une fée, ce qui revient au même.

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Visions

 

LA FÉE

Je t’ai vu, la première fois, dans une nacelle, elle tanguait sur la mer, tu t’es échoué sur la plage, elle était couverte de neige, tu n’avais pas froid.

Tu riais, même, tu riais comme font les mouettes, qui de leur cri insensé mettent l’espace en mouvement. Au début, cependant, je n’ai vu de toi que cette pilosité délirante, j’ai bien cru que tu étais un ours, et pourtant ton rire de mouette signifiait autre chose. Tout poilu et riant je t’ai ramassé, toi mon oiseau enfant trouvé petit ours mon marin. Si tu le souhaites, moi qui suis la fée, je te ferai voler.

Mais seulement si tu le souhaites. Je n’aimerais pas que t’envoles ;

Déjà de bonheur, parfois, tu fouettes l’air de tes bras en poussant ton drôle de cri d’oiseau des mers.

Marin, encore, oiseau pourtant, tu t’assois sur tes talons et tu t’endors en te balançant d’avant en arrière, tu fredonnes une chanson inouïe, et on s’avance vers toi, tous autant qu’on est, différents, certains avec des branches et des racines, d’autres ailés, emplumés, d’autres poilus, et moi la fée, et les autres, tous les autres.

 

*

Et toi, n’ayant d’autre intérêt que la musique et tes jeux, tu me traverses, ayant tourné vers moi tes yeux d’oiseau. Tu es pianiste aujourd’hui. Tu sembles avoir décidé, envers et contre tout, que ce serait l’hiver toujours. Voilà pourquoi, pianiste en hiver, tu mets un soin méticuleux à ne surtout pas laisser refroidir tes doigts, tu ne sors jamais sans être tout couvert. Quand tu es chez toi, même, tu ne veux pas enlever tes gants, tu as peur d’avoir froid. Quand tu sors, même si tu as tes gants, tu fourres tes mains dans tes poches ou croises les bras au cas où il fasse froid. Tu ressembles à ces oiseaux qui rentrent leurs têtes dans leur plumage, et ne laissent de visible que leur bec et leurs yeux à demi clos.

Nuée d’oiseaux qui s’envolent et disparaissent, avec un bruit de froissement.

 

*

Peut-être es-tu né sur la mer, il est vrai que souvent j’y reviens. Selon toute vraisemblance tout enfant tu as vogué trop longtemps sur la mer. À présent, tout imprégné du rythme de la houle tu parles en chantant, tu es pianiste quand cela te chante, tu chantes, d’ailleurs en jouant des syllabes insensées qui brouillent tout enregistrement. Tu vis dans un bulle. Rien ne te touche, qui n’ait rapport à la musique. Habitué, par le mouvement des vagues sous la nacelle, à tout entendre, à tout sentir de ce qui vibre, tu as scié les barreaux de ta chaise pour être plus près du piano et, comme cela ne suffit pas, tu te penches, te penches encore sur les touches du clavier alors que tu joues, en chantant ; tu rappelles encore un oiseau tout altéré face à l’eau de mer, et qui hésite à tremper son bec dans l’eau salée, sachant bien que cette eau-là ne calmera pas sa soif.

Dans la rue tu te balances comme une pendule, ayant tout l’air de ne pas savoir où tu vas. Tu marches, en sens inverse de la foule des gens pressés, tu marches et te balances comme une pendule, traverses la foule, avec un oiseau bleu, boule de plumes en équilibre sur deux brindilles, bleu sur ta tête, qui trottine d’un bord à l’autre d’un chapeau melon, où tu ranges mots, bruits, et bizarreries. Tu les ressors à l’occasion.

(Car quand ce n’est pas toi l’oiseau, tu te crées un oiseau pour t’accompagner, sans quoi te sens étranger.)

Aussi l’oiseau sur ta tête accentue-t-il le balancement de ta démarche, fait entrer le chant par les ouvertures usées de ton chapeau.

Aussi n’as-tu d’autre langage que celui de la houle qui te mène encore.

 

*

Ce matin-là j’ai ramassé sur la plage un enfant qui se prend pour un oiseau, qui se croit drôle et rit de sa propre blague avant de ne rien avoir prononcé. Et c’est ça le terrible, c’est qu’il éclate de rire ! Alors que moi-même j’avais du mal à le fixer et à ne pas voir partout autour de moi tout un tas d’enfants rieurs, au moment où il éclate de rire, il se disperse en milliers de fragments. Comme il parle en chantant, cela fait des rimes partout, des bouts de mots qui, si je pouvais seulement les rassembler, me donneraient au moins, peut-être, un aperçu de ce qui était drôle. Mais avec ces yeux-là, pas moyen de mettre la main dessus. Je ne veux rien d’autre qu’un filet à papillons.

 

LE MAGICIEN

C’est l’hiver. J’aime l’hiver, temps des transmutations. Ce sera donc toujours l’hiver. Aujourd’hui, vieil alchimiste, barbe blanche et instruments de mesure, j’ai ajouté à l’Œuvre, trois milligrammes d’hiver. Mais si vient le soleil d’été, l’hiver fondra, il faudra tout recommencer. C’est pour cela que tout se passe en hiver, seulement en hiver, que l’hiver est par ma volonté décrété éternel, la neige comme un manteau sur tous les toits de la ville, sur les immeubles, les églises, les châteaux, les personnes, vélos, voitures, animaux, forêts. Il n’y a pas d’arbre, en hiver, seulement de grandes mains noires tendues vers le ciel et qui assurent entre terre et vent une communication mystérieuse. L’hiver, donc, sur ces grandes mains tendues. L’hiver sur toute ma planète – c’est moi qui l’ai créée – les choses toutes unies, une seule couleur, une pellicule de blanc comme une tache de peinture, pour corriger l’erreur de la couleur. Je suis peintre et sculpteur. J’adoucis les angles, je fais disparaître les contrastes, toute matière solide se fond, tout se mélange, j’en suis à l’Œuvre au Blanc. Je suis alchimiste. Je veux que tout soit blanc. Je veux tout recouvrir. Je suis magicien. C’est moi qui suis l’hiver.

 

LA FÉE

Pour certains, c’est une toute petite ville. Un village, presque, adossé à un bois où personne ne va plus, sauf le magicien, qui y a construit sa demeure, et y disparaît de temps à autre. Pour moi la ville est immense, elle prend chaque jour mille visages que je n’avais pas vus auparavant. Je me perds en empruntant mon chemin quotidien. Je découvre un sentier là où j’avais cru voir une impasse. Là où en passant il n’y avait pour moi qu’une maison banale, tout à coup jetant un regard franc j’y vois un château tournoyant. J’y pénètre, je me perds encore dans des galeries qui apparaissent et disparaissent au hasard. C’est un bâtiment très haut, avec portes et fenêtres vitrées, un éclairage au néon fait hésiter la paroi entre la vitre et le miroir. Traverser pour sortir. Mais je ne sais plus. Je ne sais plus si la porte est fenêtre ou l’inverse, si c’est seulement une paroi de verre et qu’au-delà il n’y a rien que du vide, si c’est un miroir et qu’en passant on se retrouve à l’envers, si c’est une sortie ou bien une entrée, si l’on peut revenir en arrière, si c’est la demeure qui est grande ou moi qui suis petite.

 

LE MAGICIEN

Je t’ai entendue, tu souffles des bulles de savon, tu en souffles une galaxie entière de reproche contre un ciel qui n’a qu’une couleur. Au fond tout ce qui est uni t’ennuie. Tu souffles des planètes de colère, presque, chaque fois qu’arrivée au terme de sa vie brève une planète éclate, pour toi c’est presque la voie lactée qui disparaît. Alors sans te lasser tu en souffles d’autres et d’autres encore. Par grappes projetées dans les airs, au hasard parfois petites et rapides, avec tout plein de sœurs à leurs côtés ; parfois lourdes, lentes, irrégulières.

Et alors la planète fragile pour toi toute lumières et pastels tu voudrais, tellement,

la prendre à deux mains,

l’emmener avec toi la garder au chaud dans ta chambre pour prendre le temps de bien la regarder se balancer lourdement de gauche et de droite, comme un bateau en mer calme,

faire jouer sur ses parois le reflet concentré de toutes les lumières du monde.

 

LA FÉE

Un jour je t’ai trouvé et depuis je n’ai cessé de te perdre. Par le caprice d’un jeu tu te déguises au hasard en géant ou en vieillard, en nain, en pianiste, en chanteur, faisant de tes métamorphoses multiples l’objet tout d’abord de ton éclat de rire. Fragments d’un magicien bouts de rimes partout par terre. Rire immense. Pas seulement toi ta voix aussi est multiple, elle se répercute en écho dans les profondeurs de ta gueule. Pas seulement humain je t’ai vu loup un jour, quand de tes dents trop blanches tu as souri avant de m’avaler. Je t’ai vu ours aussi, ce matin-là, quand tu venais de la mer – bien qu’à ce moment, peut-être, aussi, tu fus dauphin –, et je t’ai vu oiseau. Parfois tu en as assez du bruit de la ville, tu t’es construit dans le bois une demeure factice, celle qui n’a ni toit ni fenêtres ni porte, mais des murs, peut-être, bien qu’en architecture, tu renies toute rectitude. Ainsi ta demeure est-elle un dôme ouvert à tous vents, c’est comme cela que tu la voulais. Tu t’y retires pendant des mois, ou des années, je ne sais, prétextant que c’est l’hiver et qu’étant ours, un peu, il te faut hiberner. Mauvaise excuse, c’est toujours l’hiver et tu n’es ours que si tu le veux.

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LE MAGICIEN

Tu crois me connaître. Tu dessines assurée les contours tranchés de ces masques, tu les découpes avec soin, tu me les donnes, toi qui ne sais même pas qui tu es, tu me les donnes un à un, sans faire plus attention, comme s’ils étaient à moi, sans plus te souvenir que c’est toi qui les as fabriqués, ne sachant plus à quelle métaphore te vouer pour parvenir à me cerner. Et pourtant, je te le dis, tu ne me connais pas. Ce ne sont pas les miens, ces morceaux de moi que tu ramasses, quelques fois, à l’occasion d’un éclat, que tu recolles en aveugle, avec des mots de sophiste, te disant que cela doit être ainsi, prenant l’envers pour l’endroit et le haut pour le bas, les visages que tu me donnes sont irréguliers et durs. Seraient-ils plus flous je ne suis pas sûr que je les aimerais mieux. Derrière ces masques je n’ai pas de visage.

 

LA FÉE

Un jour tu en as eu assez de mes yeux-kaléidoscopes, tu t’es fait géant et tu m’as cachée dans ta gueule pour ne plus que je te sépare. Je n’aurais pas cru que même là tout restât pareil, sauf les couleurs. J’y ai vu un pays de sable rouge où s’élèvent comme au-dehors des villes immenses et vertes. J’y ai vu un ciel jaune, des prairies violettes. J’y ai vu des mers orange, et des îles bleues, voyageuses qui les parsèment (si c’est une ou plusieurs, je ne sais). J’y ai vécu un orage, j’ai entendu le vent siffler, et j’ai vu le monde basculer sous ta colère, la voûte palatine se renverser, verticale, découvrant un autre ciel, quand il t’a pris l’envie de connaître le goût de la neige qui tombait en flocons. J’ai connu le goût de la mer quand se renversant elle m’aveugla se précipita en moi comme dans un gouffre. J’ai entendu le silence après la tempête, et j’ai vu les villes se reconstruire, les îles naufragées reprendre la mer, un ciel s’étendre à nouveau par-dessous l’espace blanc qu’un instant il avait laissé voir. J’ai vu les marins, avec peine, se hisser de nouveau à bord de leur navire et plonger, avec effort, leurs rames dans l’eau calme pour suivre l’île qui filait droit comme un dauphin.

 

LE MAGICIEN

Grand scientifique, savant biologiste, j’ai construit dans la forêt ma demeure trismégiste, dans cette forêt faite de mains noires figées dans un mouvement de saisissement incertain. C’est bien là, que j’ai bâti mon laboratoire, mon observatoire, demeure toujours ouverte, et de tous les côtés. Observatoire, par ses mille fenêtres, j’observe, j’étudie, me voilà à l’intérieur de la lentille d’un grand télescope ; de là je surprends le dialogue des étoiles, je retrace leur trajectoire, je comprends les nébuleuses, les trous noirs. Laboratoire, tout y passe et s’y concentre, si bien qu’à l’intérieur de ses murs l’on trouve un échantillon de toute la forêt ; il ramasse tout, les chaleurs de l’été, les lumières du printemps, la neige, la glace, la faisane y fait son nid, les cris des merles, les cris des oies qui passent en volant y sont emprisonnés, les herbes folles, les insectes, le renard à l’affût, et les vieilles pierres du laboratoire lui-même qui tombe en ruines. Je n’ai pas dit que j’ai bâti la demeure il y a trois milliards d’années, pour que justement tombent en elle-même ses propres ruines, qu’elle se baisse un jour et se regarde quand le temps a passé. La coquecigrue tant cherchée y a trouvé refuge, les vieilles chimères, les centaures. Parfois je suis un ours, je m’y faufile et aux yeux des autres je m’efface, j’étudie pendant des siècles au milieu de fragments du monde, m’imaginant vieux marin dans un navire immense, isolé, survivant. Parfois pour prendre du recul je me fais géant, et, dans ma démesure, prends la demeure à deux mains, y place l’œil comme à la lunette d’un microscope. Ainsi se complète mon étude. Ainsi je sais tout.

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Problèmes de vue / instantanés

 

LA FÉE

Un jour, j’ai empoigné, pour jouer, une paire de lunettes, dont on m’a dit que les verres étaient jaunes. Stupeur. Je voyais tout en vert, comme si le filtre des verres s’ajoutait à un filtre qui m’était naturel, bleu selon toute vraisemblance. Et l’opticien a haussé les épaules, quand je lui ai dit qu’il devait faire erreur, que je voyais vert, et non jaune. Il a dit, eh bien, ce n’est pas le verre, c’est que d’habitude, vous voyez bleu, simplement, ça arrive, vous n’êtes pas la seule dans ce cas-là, non pas à voir bleu, non, chacun voit la couleur qui lui est propre… Il y a plus grave, imaginez, certains voient rouge. C’est bien ceux-là que l’on rencontre le plus souvent : ils courent chez nous dès qu’ils s’en aperçoivent, pour changer de filtre, vous comprenez.

 

LE MAGICIEN

Tout est blanc, sans doute, pour une raison simple, c’est que j’avais tout détruit de ce qu’il y avait là avant. Tout détruit, et il a résulté de l’explosion une poussière tombant, s’éparpillant en pluie fine, recouvrant les ruines de l’ancien monde, l’effaçant par cette cendre blanche, transfigurant l’espace, pour que se confondent la terre et le ciel.

 

LA FÉE

Pour moi tout est bleu, blanc pour lui, c’est qu’en vérité l’on s’habitue tellement au bleu, quand on y est né, que c’est comme s’il ne comptait pas. Lui, persuadé de voir ou du blanc, ou du noir, ou du gris, ne voit en fait que des nuances de bleu. Tout est vu par mes yeux. Et c’est ça, le terrible, c’est que tout n’est pas blanc, mais bleu !

Elle avait essayé la peinture, mais comme à ses yeux la toile était quarante-deux fois plus grande qu’elle ne l’est en réalité, sans s’en apercevoir elle a peint en dehors de la toile. Elle a peint tour à tour chacun des murs de la pièce et s’en est allée par un chemin qu’elle avait tracé sur le mur, ayant oublié qu’elle l’avait peint.

On offre à la fée un appareil photo. Le genre très gros et très lourd, pour éviter de le perdre dans les angles morts, pour qu’elle le sente entre ses mains, car un appareil trop léger, trop petit, elle le glisserait dans sa poche et l’oublierait. Le réglage est manuel pour corriger le défaut de ses yeux dispersants. On y a posé, à la place d’une lentille ordinaire, un kaléidoscope pour renverser sa vue, une molette réglant tour à tour chacun des miroirs de l’instrument. Ainsi la photo aurait tout relié. Plus de facettes discordantes, une image simple et stable où tout concorde.

Mais il n’y a qu’une seule face !

Oui c’est bien ça, c’est comme ça qu’on regarde. Même, tu ferais mieux de fermer les yeux entre chaque image et de ne plus regarder qu’à travers le viseur de l’appareil, si jamais tu ouvres les yeux tout se brouillera.

Il n’y a qu’une seule face, une image en deux dimensions, et quarante-deux fois la même image ! Mais c’est idiot !

 

*

Je suis dans la ville. J’ai compris quelque chose. J’ai l’appareil dans les mains, il est là, il est lourd. Appareil – fatigue. Je ferme les yeux dans la ville et plus tard les choses apparaissent.

Égarée mais c’est égal. Dans ma boîte s’impriment les visions, les regards, les visages, compressés, rétrécis, encadrés, étrangement, intenses. Je me tiens tout debout ma boîte à images dans mes mains j’en avais

le tournis c’est terrible tout cela bouge autour de moi les châteaux tournoient les églises s’enfoncent la demeure s’agrandit je me heurte à un mur je me heurte à un arbre au réverbère invisible se révèle lors du choc se relève penchant la tête ou de droite ou de gauche – non il est au-dessus de moi, sévère.

Mais cette fois-ci je marche droit j’ai fermé les yeux je regarderai plus tard, j’ai voulu, pour ne pas voir trop à la fois, découper des morceaux de ville

en faire des parcelles d’impressions compressées dans la boîte.

Je pourrais à loisir, bien plus tard, apaisée par un endroit un peu, du moins, un peu familier, commencer seulement à regarder.

J’ouvre la boîte, prends garde à ce qui s’expose. Petit à petit, par instantanés, je découvre la ville, doucement sans violence, ayant peur de recevoir trop d’impressions à la fois j’ai découpé le réel en particules.

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INSTANTANÉ

Long escalier couloir givré qui plonge pellicule bleue sur chaque pierre allée serrée entre murs immenses où lanterne lointaine se confond avec blancheur du ciel.

 

INSTANTANÉ

Fontaine artificielle cubes de pierre disposés savamment touche blanche sur chacun enfants jouent immobiles ou fantômes de vitesse couleurs d’anoraks.

 

INSTANTANÉ

Jardin carré privé au cœur de ville faiblesse de cloison table mise surprise par neige tricycle sans couleur et désordre d’été oublié cabane écaillée volets penchés.

 

*

 

RENCONTRE

La fée ouvrant au hasard un œil derrière le viseur de l’appareil, sans préméditation saisit l’image qu’en un sens elle cherchait. Photographie d’un dessin mis sous verre. Découpe, par l’heureuse conjonction d’un regard d’une lumière et d’un mouvement de la main, une fenêtre entre deux mondes, fixe l’instant où tout communique.

 

*

 

L’INSTANTANÉ

Hänzel et Gretel
Où les doigts très longs du photographe semblent plus longs encore ils ont sauté par la fenêtre en face ayant emmené avec eux un gros œil noir très rond qui ne voit qu’en instantané et se ferme juste après

la couleur d’un monde éclabousse l’encre noire de l’autre côté de la vitre

Hänzel et Gretel, par la trouée observent de loin dans son dos le photographe sans vouloir se faire remarquer

mais le photographe les voit ils les a tout juste devant soi de ses longs doigts dans la vitre il prend la photo

prend Hänzel et Gretel qui se cachent curieux dans son dos pour ne pas être vus sont pris marchant tout petits quand ils se faufilent entre des pieds inconnus

Ils voient, eux aussi, courant bondissant vers leur demeure séparée, les fenêtres grandes ouvertes à même le ciel, par où s’engouffrent les nuages, la couleur du camion qui traverse la prairie, le carrelage de la forêt, le panneau rouge, le panneau vert qui font leur univers et très rouge, et très vert.

À cet instant, à cet endroit, Hänzel et Gretel explorent des images étranges dessinées par l’instantané, tandis qu’un géant aux longs doigts bouscule tout pour s’asseoir sous un arbre imprimé sur papier blanc.

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EXPLORATION

Maintenant que tu fermes les yeux, tu prends les images en photo sans m’entendre passer juste à côté. Tu multiplies les clichés manqués. Et tes expériences s’éclatent, tu les laisses en l’état sans plus t’en soucier, croyant qu’enfin tout est condensé ; tu ne fais que comprimer le réel au hasard, il est plus mobile encore que les ailes d’un papillon, ainsi battent les images comme de grandes portes béantes qui s’ouvrent à même le ciel. Et toi, ayant basculé de l’autre côté à cause de la vitre qui faisait miroir, tu observes les choses se renverser.

 

*

Tu frappes sur les touches du clavier. Chaque note est ronde et close, on pourrait presque la saisir, mais voilà qu’à peine entre-aperçue elle disparaît dans le temps qui passe, supplantée par une autre note, tout aussi ronde et close, présente comme jamais rien ne fut présent jusque là ; cependant tout aussi prompte que l’autre, à son tour la note s’efface, laissant place à une autre.

 

*

Je me suis échappé. C’était aisé. Il y avait tant de vide entre les instantanés, la fée demeurait si longtemps les yeux clos, que c’était comme si les miroirs, enfin immobiles, révélaient entre eux des ouvertures béantes, que leur mouvement m’empêchait de voir. Ce vide m’attira comme un courant d’air. Je m’envolai par la fenêtre ouverte.

Je sortis de mon sac une fusée, que j’avais fabriquée entre deux masques. Je décollai vers d’autres planètes.

J’ai construit tout un système. Je suis tout puissant.

Puisque j’ai épuisé la Terre, je partirai dans la Lune. Je la vois briller ronde et blanche dans la nuit noire, je me suis dit qu’elle était bien mieux que ce globe-là, qui n’est pas blanc mais gris, si gris.

J’échafaude des plans dans mon vaisseau, fébrile à l’idée d’explorer la Lune vide, énorme pierre globuleuse qui n’a besoin que d’être taillée pour être pure.

Ayant aluni je déchante. Cette planète est aussi grise que la précédente.

Je les explore, une à une, ces planètes que je crée, j’y fonde des villes, des temples, j’y change tour à tour formes et couleurs, je dépayse, je décline, je cherche, j’explore. Mais avant même d’avoir épuisé la matière de la planète que je fonde, me sentant trahi, j’en conçois une autre, plus lointaine, convaincu que c’est la bonne, je remonte dans mon vaisseau et laisse la planète en plan, la décevante. L’autre, au loin, scintille telle une étoile. Évidemment, c’est celle-là.

Aux abords du globe nouveau, subitement cesse son miroitement d’étoile. Il adopte une couleur qui est encore trop éloignée de celle que je voudrais voir. Dépité et fermant les yeux pour ne pas voir les défauts, la couleur, je commence le travail. J’aligne les mots, apparaissent les océans, la terre, les montagnes, les cratères, les villes, j’y fais grouiller la vie. Mais rien, rien du tout.

J’irai faire plus loin une nouvelle planète.

 

*

Tu connais les chemins, les liens, les tunnels, les rapports, les circuits, tous ces fils entrelacés c’est toi qui les as connectés pour faire avancer la machine. Prestidigitateur, tu fais croire à la magie, mais tu connais tous les secrets. Marionnettiste, tu tiens toutes les ficelles et les poupées sans rien dire que tu ne dises toi-même, plient et s’élèvent quand tu le souhaites. Tu les connais mais au fond, tu es comme moi, un moment d’inattention et tu perds le fil, te voilà perdu, toi aussi, égaré dans l’entrelacs de ces liens que tu as tissés, et la créature bientôt te devance ; dans son regard tu surprends la lueur d’un désir qui n’est pas tien.

 

*

Et je me demandais où tu étais, j’ai arpenté sans relâche le monde trop vaste que je t’avais donné, créant partout des villes, des personnes à qui demander s’ils t’avaient vu. Je les soupçonne de n’être qu’un, en vérité, puisqu’aucun d’eux n’a de visage, j’ai demandé à cent personnes, dans cent villes et villages différents : de grandes villes, verticales, kaléidoscopiques, avec des murs à facettes multiples comme des yeux d’insectes, et puis des villages millénaires, en terre ou en sable, avec à l’intérieur beaucoup de vide, et du vide encore tout autour. J’ai frappé à la porte de chaque ville – c’était peut-être toujours la même – j’ai demandé aux habitants, à tous les habitants – c’était sans doute toujours le même –, et il ne savait pas.

Mais je comprends à présent, je comprends pourquoi je ne te trouvais pas, c’est qu’en vérité tu évoluais sous la mer, tu traçais invisible ton chemin bizarre et capricieux, et tes apparitions tant sporadiques et promptes imprimaient dans l’espace, selon le point de vue que l’on adopte, îles ou planètes, système ou archipel, avec tous ces plans, ces esquisses et fondations de ce que tu aurais aimé y construire, et que dans ta hâte de partir tu avais laissés là, dans l’évidence de leur inachèvement. Car tout ce qui dépasse le statut de projet t’ennuie ; ayant peur de ce qui trop t’attache, tu disparais sous terre et traces un nouveau chemin.

 

*

J’y reviens. Pourtant, je n’aurais pas cru un jour, vraiment, pouvoir y revenir. Ce n’est plus blanc, l’hiver, doucement, a passé. Mais c’est bien la même planète. C’est la première planète, celle-là même que je croyais avoir épuisée, celle à laquelle j’ai échappé, neutralisant le kaléidoscope. Les couleurs ont changé, la neige s’est effacée, mais les angles pourtant, n’ont pas reparu. J’avais versé de la neige, justement, sur cette planète, pour faire disparaître les angles. J’y ai versé l’hiver, j’ai ouvert l’espace en le rendant très blanc, je l’ai rendu béant. Et bientôt on ouvrait, fermait des portes çà et là, on tentait de m’enserrer, on jetait des masques pour que je les porte, avec promesses d’apaisement. Je les prenais pour m’amuser, m’appliquant cependant à bien en brouiller la peinture, laissai croire à la fée, quelques secondes, que tout se simplifiait, et m’éparpillais en un rire qui exaspère, brisant les masques.

 

*

Et pourtant j’y reviens. L’observatoire aux mille fenêtres prenant, à présent, un visage d’atelier. Élucubrations entassées pêle-mêle, plans pour la comète, pièces oubliées, fragments d’escalier, couloirs qui ne relient rien, morceaux d’un château espagnol à peine esquissé. Je suis mécanicien. J’y construis des machines automatiques, des horloges, tout d’abord, beaucoup d’horloges de gare, de celles qui président aux voyages, puis des horloges astronomiques, qui disent l’heure qu’il est sur toutes les planètes, désertes ou peuplées, prévoient un temps où s’installer. Je suis horloger. Chacune de ces horloges fonctionne à un rythme qui lui est propre, qui n’est pas toujours régulier. Certaines courent très vite. Elles ont passé deux ans quand d’autres, un peu plus lentes, achèvent en soufflant leur septième minute. D’autres encore, si lentes qu’elles ont l’air endormi, s’enfoncent dans une seconde qui pour d’autres paraît mille ans, et le cadran, alors peuplé de mille animaux fantastiques, abritant des contrées immenses, paraît sans fond. C’est dans ces pays que, gagné par la paresse, j’aime parfois me promener.

 

*

Dans mon atelier, je fabrique des automates. D’abord petits comme des insectes, ces fantaisies que j’inventais avaient dû se glisser sous un tapis ou dans un trou du mur des esquisses du château en Espagne. Certaines, cependant, je les gardais bien serrées dans mes mains de sorte que je puisse les montrer aux autres, fier de mon invention. Ils amusaient tout le monde, ces petits jouets à ressort, dont le mécanisme assez simple m’occupait un instant.

Or, par négligence, sans doute, je les oubliais dans un coin de l’atelier. Leur disparition ne m’alarmait pas outre mesure. Je les construisais, un peu plus tard, sans les compter, sans même y prendre garde, des animaux mécaniques, des automates à musique, puis je prenais le pli, ambitieusement je réalisai des prototypes plus compliqués, des dessinateurs, des joueurs d’échecs, des oiseaux chanteurs, et même des poètes. Parfois pour m’assurer d’un réglage, je devais me faire tout petit, j’entrais dans le cœur du problème. De l’intérieur, je déplaçai le rouage qui brouillait le système.

Et je construisis d’autres machines, des mécaniques de plus en plus sophistiquées, et voilà que sous mes yeux elles se mettaient en mouvement, pire encore, elles s’agrandissaient, d’une minute à l’autre elles passaient de vingt centimètres à six mètres de hauteur. Elles en vinrent à crever la toiture vitrée de mon laboratoire. Tout à coup elles rapetissaient, et devenaient aussi insignifiantes que ces souris à ressort que je créais au tout début de mon entreprise. S’en allèrent disparaître sous un meuble en sifflant. D’autres fois encore elles changeaient de visage, comme s’il leur venait le caprice de faire des mines : renfrognées, dubitatives, ivres, réjouies, réfléchies, colères, niaises ou boudeuses, selon la couleur du ciel et l’heure du jour. Certaines machines sont timides. Il leur arrive d’avoir des secrets, et de se cacher dans un coin pour ne pas que soit surprise l’expression qui trahira leurs désirs, il leur arrive de bougonner ou de ronfler. Mais par-dessus tout, ce qu’il arrive, c’est qu’elles se démultiplient à l’infini – le pire étant quand, décontenancé par ces changements d’humeur, j’avais demandé à des étrangers de venir à l’atelier témoigner de l’extraordinaire liberté que prenaient mes automates. Au premier regard les machines se démultiplièrent, au point que l’atelier forcé de s’adapter, s’élargit du mieux qu’il le pouvait pour laisser place à cette population inattendue qui pullulait à vue d’œil. Au final les machines s’étaient tant reproduites que l’atelier, bien qu’élastique, se révélât trop étroit pour les héberger toutes. Elles brisèrent les parois de verre et s’en allèrent tranquillement vers de plus vastes espaces, avec un bruit de rouages, me laissant bras ballants et bouche bée, moi qui pensais encore réviser le mécanisme d’un joueur d’échec qui ne me paraissait pas au point.

 

*

Dis-moi si c’est grave, au fond, d’avoir perdu toutes ces machines, si c’est grave que rien ne tienne ? Tant que l’hiver s’attarde, ce que je pense, c’est qu’il faut vite aller sur la mer voir ce qui flotte encore à la surface.

D’accord on va sur la mer, on va voir les étoiles et les bateaux en hiver couverts de givre cristallisés, les bateaux bleus qui brillent dans la nuit comme des étoiles basses qui ont froid se recroquevillent. Oui je sais ça tangue un peu, viens voir si tu t’allonges ainsi sur le dos, c’est drôle car le plancher balance et l’on ne voit plus que les étoiles suspendues au ciel dont jaillissent des flammes et qui tanguent et qui tanguent au point qu’on a l’impression que des vagues roulent aussi dans le ciel autour de grandes étoiles blanches, elles sont comme de grosses bulles de savon qui vont éclater, mais il fait froid ce soir et elles sont immobiles, les étoiles, au milieu de la houle du ciel, elles demeurent immobiles et comme repliées sur elles-mêmes tant elles ont froid cette nuit.

Et dans l’eau ils semblent être tombés, ces globes immobiles, ils flottent repliés sur eux-mêmes sous la surface de l’eau et pendant qu’ils flottent on entend çà et là des éclats de voix qui jaillissent. Sans doute la tête d’Orphée rôde quelque part, la tête d’Orphée ? Tu veux dire les paroles d’Orphée, les syllabes sont séparées en milliers de lumières, chantent encore la voix, le visage, la présence d’Eurydice décomposée.

Mais tu vois bien qu’il fait froid, qu’il fait si froid ce soir on est en fait sur ce lac gelé sur ce navire cloué dans la glace, sur ce pont glacé et elles aussi sont glacées, les paroles, si j’en ramasse une et que dans mes mains je la réchauffe elle éclate, s’échappe le mot qui a gelé à peine prononcé, mais tu sais, ce sont les paroles des marins pris dans la glace, des marins dont le souffle, les cris de jubilation de désolation les petits mots enneigés ont gelé et sont tombés dans la mer et ont dérivé lentement jusqu’à ce qu’on les réchauffe. Ils ont gelé comme des oisillons qui quand ils décident de s’envoler le décident au cœur de l’hiver et tombent en pensant qu’ils auraient mieux fait de rester au chaud dans leur nid cette fois-ci, sont devenus presque bleus et n’ont pu s’envoler. Ainsi vois-tu si tu plonges un peu ta main dans l’eau pâle tu trouves une parole-globe et dans ta main chaude si tu la serres un peu à ton oreille tu peux écouter comme elle s’envole, comme elle éclate tout d’un coup sonore. Là ce sont de petits mots timides et doux dits dans la nuit calmes et surpris qui ne pensaient pas qu’une nuit si claire fût si froide. Parfois ce sont des élancements de joie, ces pleurs, et ces mots qu’on lance à tort et à travers, ces erreurs grossières glacées d’effroi, s’entendant elles-mêmes mais qui, dites ainsi, si longtemps après, si loin de l’objet de la dispute, n’ont plus rien à redouter, ne sont plus que des mots insensés, et s’envolent comme les autres, ces mots qui sursautent quand ils fondent et se réchauffent, bien heureux d’être enfin entendus.

Alors, j’ai pensé chercher là, explorer ce site auriculaire.

Je me concentre. J’entre dans une cavité de mon oreille que j’ignorais. Elle est immense et agitée comme une cathédrale portée par un navire. Elle dissimule dans des recoins, des angles, des creux, d’autres espaces tout aussi vastes qu’il faut encore explorer. C’est par cette cavité-là que tout passe. Le vent vibre et referme l’espace sur lui-même, les arbres dansent et se balancent, ils se multiplient quand le vent se mêle à leurs feuilles, les branches se dénouent, de longs doigts, avec une lenteur méthodique, s’écartent et se referment sur l’invisible. La terre tremble et se fissure, la citadelle, dans cet intérieur clos et flottant, en un instant refait surface avec un bruit vague et multiple. Elle disparaît bien sûr, dès que par inadvertance j’en détourne les yeux.

++++

Antidote

 

poème d’été

Soleil
C’est un jour plein de soleils ; toutes les faces de la ville se séparent, pivotent et reprennent leur place
visages cuits de la ville
visages ailés figés dans un vieux sourire je m’arrêterai, cette fois, dans ce sourire, j’y entrerai j’explorerai le pays intérieur, j’en revêtirai toutes les couleurs visages qui s’en vont, décollages de fusées, se décollent appelés.

Touches du clavier
Tintamarre dans le silence
Touches du clavier et les murs, tout d’un coup, fondent
Se dire qu’à force de jouer du clavier on se prend pour un pianiste.
Une symphonie en cocktail, un prélude, tu veux quoi ?
Je t’ai fait une carte, c’est quand même quelque chose ; chaque note est un mot ; chaque mot est un pays ; il est difficile
de dessiner la carte des mots.
Les touches n’ont qu’un ton
les phrases s’enchaînent, colliers de mots
sur la carte, les pays se déplacent
l’eau s’installe dans les creux laissés par les mots
comme dans un tunnel le vent passe par les lettres fermées, le a, le e, le o, le b...
S’il y a assez d’eau l’on boira une planète mobile, on s’enivrera.

Te plaît-il un cocktail bien vanté ? éventé ? épouvanté
épouvante heure affichée sur le réveil
épouvante soleil lourd gros et lent, entré dans la chambre sans permission
épouvantail cuit dans le jardin et l’oiseau s’en balance
se balance de droite à gauche sur la tête barbecue de l’épouvantail
pattes cuites
oiseau sans patte
soleil encombrant passé par la fenêtre, prend toute la place
il n’y a plus de vent dans les mots
vouloir ou non, finir comme l’oiseau ?
fermer la porte, soleil en cage, soleil est loin
café brûlant
un pâté de mots sur mon écran
ramassés, silencieux, tournent le dos

fermé l’ordinateur, de haut en bas, ferme sa grande gueule de
poisson rouge – sans un mot.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 juillet 2013.
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