Chine | Geneviève Flaven & Evgeny Bondarenko, Shanghai Zen

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l’auteur

Geneviève Flaven est née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, elle fonde avec trois autres associées une agence de conseil en design qu’elle « délocalise » à Shanghai en 2010. L’émigration en Chine et le sentiment d’exil linguistique qui suit font flamber son désir d’écrire : Susanna Rizzi (2010), Couleur du roi (2011), Linceuls (2012). Elle tient aussi un blog : Shanghai Confidential.

le pitch

Shanghai Zen est le fruit de la rencontre en mars 2013 de l’auteure avec le dessinateur russe Evgeny Bondarenko actuellement en résidence au Swatch Peace Hotel de Shanghai. Nous avons voulu croiser nos regards sur un paysage urbain sans point de fuite et marcher d’un pas lent dans les rues de la ville la plus rapide du monde.

Les dessins d’Evgeny Bondarenko sont visibles sur : www.bluecanvas.com/bondarenko et sur www.facebook.com/bondarenko.gallery.

le texte

 

CE N’EST PAS vraiment une rue, mais plutôt un passage entre deux rangées de maisons. Les habitations comportent plusieurs étages très bas, que l’on a ajoutés au fil du temps par nécessité ou appât du gain. On empile les âmes pour bénéficier en cas d’expulsion, de compensations plus importantes. La cour est une pièce annexe où traînent deux scooters électriques et un meuble de rangement évidé. Nous sommes en début d’après-midi et un petit chien jaune renifle les reliques d’un repas de porc et de riz. La vaisselle a été lavée dans un évier extérieur protégé par un auvent de tôle ondulée. On entend le grésillement d’une radio et le son d’une femme qui chante.

 

UN GARÇON chinois attend le chaland assis dehors devant le seuil de son échoppe. Il s’ennuie. Sa tête est penchée sur son téléphone où il suit avide, la vie de jeunes gens qui comme lui baillent d’ennui devant le seuil d’autres boutiques de la ville. Deux poules caquettent. Personne ne s’envole vers l’azur.

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PAS PLUS QUE l’on ne peut voir le déplacement des électrons dans un fil de cuivre, les 23 millions d’habitants que compte la ville de Shanghai nous échappent. Nous voyons les rues luisantes de pluie, les feux de signalisation et le gribouillis du réseau électrique, mais nous ne les voyons pas. Nous sentons seulement, entre deux feux clignotants, la poussée d’une absence.

 

AU CROISEMENT des rues T.et S., la boutique d’un fruitier ouvert toute la nuit. En ce moment, c’est la saison des ananas. Ils sont vendus émondés de leur cuirasse rêche ; leur chair jaune est gravée de cannelures régulières en spirale comme un pommeau d’escalier. On sent aussi flotter dans l’air l’odeur de chair faisandée des durians. Les fruits bien rangés dans leurs caissettes, parfois enveloppés de papier brillant jettent dans la nuit des taches de couleurs acidulées. Au-dessus de la boutique des fils éclectiques forment un caillot de sang noir agglutiné au poteau électrique. Et je pense : des serpents sifflent sur nos têtes.

 

CELUI QUI vient d’arriver en ville remarquera l’entrelacs compliqué des fils électriques qui se détache nettement sur le fond laiteux du ciel. Dans quelques semaines, il ne lira plus ces signes ; ils lui seront devenus familiers. Il ne sera plus un homme du dehors.

 

ON RACONTE qu’un homme du nom de Kuafu quitta la campagne pour travailler en ville. Dans sa hâte, il oublia de manger et mourut d’épuisement sans avoir atteint son but. Sa canne de marche fut transformée en pylône électrique.

 

JE SUIS ALLÉE au marché de la rue H. D’un côté, on vend des animaux vivants : poissons plats, poules ébouriffées et crabes entravés. De l’autre côté, c’est la jungle. De longues tiges terreuses et barbues m’intriguent. Il s’agit peut-être d’ignames de Chine. Les marchands sont comme partout des personnages hâbleurs et énergiques. Un jeune forain, très marrant, porte un chapeau plat en carton des diplômés des universités américaines. Il doit avoir un PhD en Patate douce.

 

LES RUES sont un théâtre d’impermanence. Les magasins changent de main et d’objet commercial en une nuit ou disparaissent engloutis par la brusque montée d’une vague immobilière. Depuis que j’arpente les rues, j’ai vu disparaître des boutiques de gâteaux, de lingerie sexy, de side-cars anciens et de graines. Demain, ce type à la casquette que j’ai vu ce matin, aura peut-être quitté la ville. Fortune faite ou criblé de dettes.

 

LE BAZAR de la rue A. est une sorte de long corridor encombré de bassines plastiques colorées, de balais chevelus et de bas couleur chair qui pendent comme des tue-mouches. On y retrouve le désordre un peu douteux des alcôves où dorment des corps mal lavés. Le négligé n’a rien d’étudié.

 

AU SUD DE LA RUE S., tout près de la voie rapide Yan’an se trouve le cabinet du dentiste Wu. L’immeuble a peut-être 5 ans, mais apparaît déjà décati. Des carreaux de céramique beige ou blanc sale se sont décollés et la façade a les dents cariées. Le docteur Wu soigne ses patients avec des gestes saccadés et précis qui rappellent le maître du Kungfu hongkongais Bruce Lee.

 

LE TAXI est une vieille Vista Santana couleur lie de vin. Le scooter électrique est couvert de plusieurs de couches de ruban adhésif jauni. Nous sommes à Shanghai. Pourtant ces lignes convergentes ne sont pas d’ici. Dans cette ville, on s’avance tout près ou on regarde de loin, se rabat au centre ou se range sur le côté, regarde en haut ou en bas. Personne ne peut se tenir en un point et regarder à l’infini. La seule perspective possible est mouvante. Il n’y a pas de point de fuite.

 

QUAND ELLE est arrivée ici il y a dix ans il n’y avait là qu’un méchant bout de terrain humide envahi par les joncs et des baraques à chantier où vivaient les manœuvres. Au printemps quelques fleurs de colza poussaient échappées des champs alentour. Puis les anciennes fabriques de Shanghai ont été déplacées : produits chimiques dangereux ou inflammables, abattoirs, briqueterie et minoterie. Avec elles, le travail, les ouvriers, leur famille, les meubles et les immeubles. Tout est allé très vite. Elle a vieilli par anticipation consumée par la hâte dévorante de la ville.

 

LE BUND EST UN LIEU d’admiration obligée. On est prié de photographier dans les lieux prévus à cet effet. Donc, on prend des photos. Les téléphones mobiles jappent comme des petits chiots. Les flashs crépitent et s’éparpillent tordus par le vent qui arrive par bourrasque. La tour de télévision semble provenir d’un futur prématurément dépassé. Des travailleurs petits et bruns accroupis au sol charrient des briques. Ils sont à ras de terre et ne voient pas Pudong qui de l’autre côté du fleuve s’allume et les grands papillons numériques glissant sur la surface lisse des gratte-ciel.

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IL EST CREVÉ. Il a travaillé toute la nuit.
Elle attend un enfant.
Elle rêve de lui.
ll rêve d’îles.
Elle a bu un bon thé bouillant.
Il a des problèmes d’argent.
Il attend.

 

LUI N’A PAS voulu aller habiter dans les grandes tours modernes qu’on a construites au-delà du périphérique. Il aurait pourtant reçu de l’argent, assez pour s’acheter un logement moderne, mais cela ne lui disait rien. On lui a dit qu’il faisait une erreur, qu’une telle opportunité ne se représenterait pas de sitôt. Des voisins ont pris l’argent et sont partis. Quelle somme ? Un bon paquet sûrement. Le mystère a ajouté quelques zéros. Quand ils ont déménagé, un type est venu habiter leur logement déserté. Il était envoyé par la société de relocalisation. Un sale type qui pissait dans la cour, balançait des ordures et cassait tout. Il était payé pour cela. Les rats sont venus. Un pan de mur est tombé. Le type est parti : il avait fait son boulot. Plus tard, le promoteur a changé d’avis et les choses en sont restées là. Comme lui. Les oiseaux nichent sous le toit : des pigeons et un oiseau invisible dont il ignore le nom, mais qui chante tous les matins. La maison s’use, le temps la travaille en secret et brusquement lui arrache un bout de toit ou des carreaux de fenêtre. Comme lui. Certains hommes vieillissent en une nuit. Quelque chose cède en eux. La transformation silencieuse de la mort se révèle d’un coup.

 

LES EAUX sont alourdies par un limon épais, une trace poisseuse de café con lecce. Des pêcheurs remontent des gros silures oblongs de la rivière Suzhou dans des filets carrés. La nuit tombe et sa douceur enfin me prend. Les flonflons d’un petit bal de rue s’enroulent comme un ruban de soie autour du cou. Trois mariées habillées de rouge prennent la pose devant un photographe. Où sont donc les époux ? Devant un chien assis un harpiste joue et ferme les yeux ; deux adolescents font des pompes sur le muret, maigres comme des chats errants. Et moi, jusque tard dans la nuit, je regarde passer ma vie.

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ON SERT des nouilles fraîches chez les Ma, un estaminet ouïghour de la rue X. La matrone porte une mantille de velours noir mité et ses filles des coiffes de polyester coloré. Les femmes mitonnent le riz, frottent le carrelage et encaissent la monnaie. Ce sont les hommes qui font les nouilles et les servent aux clients. Un adolescent au sourire édenté étire une petite boule de pâte et en trois écartés énergiques fait vibrer des cordes blanches qu’il jette dans le bouillon fumant. Elles se tordent comme des lombrics puis se rendent, toutes molles. Cuites. Le cuisinier est bel homme vêtu chaque jour du même pantalon Burberry et maillot Vuitton maculés d’au moins mille ans de sueur. Sa petite fille vient s’asseoir en face de moi quand je mange ma soupe dehors. Elle est crasseuse jusqu’aux yeux. Nos doigts se poursuivent sur la table et se touchent. Elle rit.

 

LE TAILLEUR de la rue R. a le corps déformé par la polio. Dans son échoppe au fond de la cour, ses employés sont tout aussi contrefaits que lui. Voilà un homme qui a poussé tordu, mais s’est modelé un cœur droit et tient bon appuyé sur ses cannes. Je vais le voir au printemps me faire faire une robe ou deux en voile de coton. Je lui demande de tailler « kuan dong » - pas trop ajusté -, mais c’est peine perdue. Il a le corps chinois au bout des doigts : menu et plat. On n’y peut rien. On se contient.

 

À DEUX HEURES du matin, le coin des rues S et H est animé comme en plein jour ; des filles très fardées en équilibre sur des talons hauts achètent des tomates cerises. Elles les examinent une à une comme des billes de rubis. Des garçons aux cheveux blets déboulent en bande et s’assoient devant les braseros des marchands ambulants. Ils avalent des brochettes grillées et des raviolis frits en se brûlant les lèvres et en riant très fort. Au petit matin, les lumières colorées des boutiques et la chaleur s’évanouissent, exsangues. C’est l’heure qui mord et j’ai froid. On rêve alors d’un feu crépitant et de paroles prononcées avant l’aube.

 

UN LAPIN gris au poil angora vivait là dans une cage. Il mâchait pensivement des feuilles de cannes à sucre. Le linge qui séchait formait un catafalque bariolé au-dessus de ses oreilles. Sans y penser, petit à petit, on s’attache aux bêtes, leur présence modeste nous plaît. Nous devenons pour eux des traits familiers loin de l’antique terreur silencieuse que nous leur inspirons d’ordinaire. Le lapin n’est plus là. Quelqu’un l’aura mangé.

 

APRÈS le middle ring, c’est toujours Shanghai mais ça sent déjà la friche. Les visages sont burinés et les routes poussiéreuses. Sous les porches, dans l’air tremblant du fracas des automobiles, des coiffeurs se sont installés. Ils coupent les cheveux des gens pauvres qui vivent dans ce coin. Le sol est jonché de petites touffes de poil noir comme si les vibrations du trafic, et non des ciseaux, les avaient fait tomber. On pourrait croire aussi qu’un aigle a déchiqueté une portée de lapereaux.

 

J’AI TRAVERSÉ la rue de N., ce grand carrousel clinquant du consumérisme avec l’hébétude du nigaud de province. Sur les marches de la grande boutique B. était assis un homme, assez jeune, la tête baissée sur son écran de téléphone qui portait sur son avant-bras un faucon pèlerin au plumage brun et bleuté. L’oiseau regardait ce petit monde bruyant d’un air placide et son œil profond formait une zone de silence autour de lui. Il était fin et dur comme s’il habitait sa propre statue. Nous avons échangé un regard étrange, fin et minéral, comme le présage que tout ce tapage n’était rien.

 

IL Y A 200 000 balayeurs des rues dans cette ville. En costume bleu pervenche festonné de parements fluo, ils parcourent les rues de la ville en traquant les confettis du grand festin shanghaien. Ce sont des hommes et des femmes laborieux et souriants qui s’aménagent çà et là de petites parenthèses de farniente. Je les vois souvent ronfler sur l’herbe à l’ombre de leur charrette et parfois, comme cette femme l’autre jour, broder une tapisserie.

 

LE NOUVEAU DÉCOR du Songe d’une nuit d’été se situe dans le parc où je vais courir la nuit. Brillamment éclairé comme toute la ville, la nature qui émerge timidement du béton est colorisée façon chromo : arbres roses fluo, buissons pourpres, troncs dorés. Sous les peupliers bleu vert, des elfes grutiers et des farfadets maçons jouent au jeu de Go.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 juin 2013.
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