le croman de Thibaut Hingrai

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 bio en construction, sur les chantiers ou en image

16. Notes et légendes


proposition de départ

Seuil de la transductrice :
Il s’agit de la transduction en français dit « classique » des notes produites par les deux célèbres transducteurs Cyrille Tcheupec et Denys Drabouv lors du combat de transduction simultanée qui marqua, par le grand retournement, la fin de l’intelligence artificielle.
Les pages sont donc divisées en trois espaces, première transduction,
deuxième transduction, notes des transducteurs. Afin de distinguer les notes de l’un et de l’autre, en particulier lors des passages qu’ils ont conjointement annotés, nous avons mis en italique les notes de la seconde transduction.

1. L’auteur a toujours rejeté l’idée qu’il s’agisse d’une référence à Borges, qu’il traitait de façon peu aimable en privé. « E pericoloso Borgesi ».

2. Allusion à la page 237. « Comme une révolution permanente tant que dure le règne des objectifs dérisoires ».

3. Équivalent de la possible confusion en Français entre Acception et Acceptation.
S’apparente à l’ivresse des poètes.

4. Tous les mots du chapitre ont été utilisés ailleurs dans l’ouvrage sauf celui-ci.

5. Thématique de la lutte entre les représentations portées par chaque univers linguistique déjà aperçue dans le passage sur l’automne et qui a renforcé le mythe du roman intransductible. Néanmoins l’ensemble du roman laisse penser qu’il s’agit plus d’une rêverie sur le concept que d’un programme.

6. « Cette homophonie est ce qui rend la littérature francophone particulièrement insupportable. »
Jeu de mot par lequel l’auteur est entré en littérature. En ce qu’elle est invitation perpétuelle, la dimension ludique du texte parvient à sortir l’auteur de son isolement voire de son solipsisme. Le jeu c’est la reconnaissance de l’autre, même à un stade pré-conceptuel, même en « internalisant la pluralité ».

7. Chacune étant considérée comme des diffractions de la joie.

8. Amphibien doté de poumons, de pattes, et pouvant respirer par la peau. Figure familière de la poétique de l’auteur, représente pour lui la transition entre le bain primordial et la prairie. À rapprocher de la légende selon laquelle l’œuvre ait été écrite suite à une illumination darwinienne dans une animalerie déserte de la région parisienne. Voir la citation apocryphe : « J’étais moi-même, debout, loin de la foule, près du second aquarium à la sortie du chenil, près de la volière. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En cet instant, mon cœur fut touché ».
Emprunt à Cortazar.
Note de la Transductrice : aucun des transducteurs n’a relevé l’allusion à la néoténie.

9. Le chapitre forme un motif unique (à double titre puisqu’il ne le réemprunta nulle part et que ce fut le seul, tous les autres se retrouvent à de nombreuses reprises dans ce roman ou dans ses autres ouvrages). L’auteur le rassembla sur une page qu’il tira en format A2 sur papier recyclé et qu’il accrocha dans son salon. Certains considèrent qu’il faut ne pas le lire et passer au chapitre suivant.
Magie. Déplacer les murs, ouvrir des passages secrets dans un monde fermé.

10. Il s’agit d’une transduction mot à mot du persan.
La question de l’essentiel et du matériel.

11. « Le jeu consiste à s’autoriser à penser au-delà des limites de notre connaissance. C’est donc là que s’élabore la littérature. En-deçà, il ne s’agit que d’un travail de copiste mortifère. »

12. Cf. : « ce que j’écris est une arche », transduit aussi parfois par « arc-en-ciel ».

13. Le paradoxe qui veut qu’il faille s’extraire du monde pour le changer.

14. L’hypothèse la plus courante est qu’il s’agit de la transduction « mot à mot » d’une pièce de Pina Bausch (probablement Wiesenland ou Agua) à partir de son dictionnaire encyclopédique corps-esprit des mouvements.
Ici se pose la question de l’explicitation par le transducteur. Le passage ne veut strictement rien dire en français et il pourrait s’apparenter à ces nombreux moments où l’auteur glisse des passages volontairement incompréhensibles (cf. notamment pages 17, 34, 102, 408)

15. À partir de là il devient de plus en plus difficile de distinguer les erreurs volontaires des erreurs involontaires. Ce travail pour les commentateurs est considéré comme l’entrée du labyrinthe. À ce jour personne n’en est « revenu ». L’idée que l’auteur ait perdu toute capacité d’écrire à partir de ce moment n’est réfutée par que par la fin du roman — et l’émergence d’un nouveau langage considéré régulièrement comme la source de ce qu’on nomme le nouveau français — dont il est attesté qu’elle a bien été écrite ultérieurement.
C’est ici que la rumeur selon laquelle des transducteurs se seraient définitivement égarés dans cette partie du roman prend sa source. Il est intéressant de constater qu’à l’origine, il était dit que c’était l’auteur qui s’était égaré dans cette partie du roman. Possiblement, l’auteur a créé ce labyrinthe pour qu’on parvienne à l’y retrouver. Si tu me trouves, alors je ne serai plus perdu. En créant le labyrinthe, je fais le pari que j’existe, même si moi-même je ne sais pas ni à quel moment on entre, ni comment on sort du labyrinthe.

16. Dans cette zone, tout transducteur est amené à choisir si les mots, les phrases, les passages qu’il transduit ont un sens ou non pour l’auteur. La poétique qu’il y décèle peut renverser tout l’édifice du récit. (On ne cherchera pas ici à trancher entre les quatre transductions dites ionennes)
Avec pour conséquence que le niveau de connaissance linguistique qu’exige la transduction de ces multiples jeux sur la langue implique un degré de sérieux extrême chez le transducteur, si bien que la transduction de l’ouvrage ne saurait être livrée à n’importe qui.

17. Passage à partir duquel l’auteur a prétendu avoir réécrit tout le roman. Considéré parfois comme son véritable point d’entrée.

18. Pourquoi transduire encore ?
Chaque nouvelle transduction est un nouveau pas dans l’éclaircissement. Ce qui était obscure hier devient lumineux mais plonge à rebours dans l’obscurité ce qui semblait clair hier. Comme des phares se promenant sur un tableau mais ne parvenant jamais à illuminer l’ensemble. (On retrouve le projet Rothko d’un regard qui ne peut jamais se fixer. Les nombreuses références musicales.)

19. Note de la Transductrice : en lieu et place des notes, les transducteurs ont transduit en grec ancien leurs propres transductions. On notera les divergences habituelles entre les deux textes hors le name dropping systématique de l’auteur.

20. À chaque mot correspond sa description.
Ce chapitre fait vraisemblablement échos à la bande dessinée de jeunesse de l’auteur où s’opère déjà ce basculement entre le personnage principal et le personnage secondaire au cri de « Sérieux, moi, jamais ! ». Cette émancipation provoque l’effondrement du quatrième mur par lequel s’engouffre tout le gotha des personnages de fiction pour porter en triomphe l’antihéros et marque également l’inachèvement du récit.

21. Probablement de l’ichtyose.
Inventaire des savoirs immémoriaux.

22. L’omniprésence des mots en e a été à l’origine de l’hypothèse selon laquelle le texte serait composé de tous les mots du dictionnaire* à l’exclusion de ceux contenus dans La disparition de Georges Perec. Le fait que, en négatif de Georges Perec, le nom de l’auteur ne comprenne pas de e, semblait étayer cette hypothèse jusqu’à ce qu’un simple comparatif des occurrences sous Excell la balaye totalement. Sur l’approche cosmogonique de l’auteur et de l’œuvre, voir page 69.
*Le transducteur ne précise pas lequel.
Pastiche supposé de Borges. Selon cette clé de lecture, l’ensemble du livre serait alors à considérer comme une tentative vaine de faire retourner indirectement l’œuvre de l’argentin dans la Pléiade contre l’avis de sa veuve lorsque celle-ci obtint à titre posthume la mise au pilon des éditions de 2010.

Sortie de la transductrice :
À partir d’ici, et bien que les textes d’origine soient radicalement différents aussi bien dans le contenu que le volume, la transduction de Denys Drabouv est strictement la même que celle de Cyrille Tcheupec de la page 4 à la page 112 et inversement. Même remarque pour les notes.

Codicille : Malgré l’illumination immédiate de la proposition, quelques phases d’aphasie. Puis bloqué par le piège ludique de la proposition (sans doute un traumatisme lié au nom de la Rose, je dois avoir peur de brûler avec la bibliothèque tout en demeurant attiré par la sauvageonne). En dépit ou grâce à la réunion zoom, je me suis finalement convaincu d’aller l’explorer plus encore.

15. Faute d’empathie


proposition de départ

En boucle, notre dernière conversation, quand il n’a pas dormi à la maison mais pris une chambre d’hôtel dans l’arrondissement d’à côté, qu’on est allé au bistrot pendant qu’elle était encore au boulot. « Non merci, pas d’alcool. Je ne bois jamais. Tu disais quoi ? Je ne cherche pas à comprendre ? Comprendre quoi ? Comment dire ça dans ton langage d’intello... Les gens n’ont pas besoin d’empathie, l’empathie c’est la méduse, elle te paralyse. Tout le monde a une motivation profonde, irréductible. L’empathie conduit à la tragédie, et la raison, derrière, tombe dans le piège. La raison, hein, pas la passion, la raison sait parfaitement reconnaître la tragédie, c’est plus fort qu’elle, c’est sa patrie et son horizon, elle se fait happer, et alors, il est trop tard, aucun Deus ex machina ne viendra te sauver. Alors moi, je tranche. Appelez-moi une brute, je fais simplement preuve d’autorité, j’offre la possibilité d’un autre destin. Je change le cours des choses. Les plaies cicatrisent, c’est la nature humaine. Et les cicatrices raconteront une histoire, vous serez même peut-être des héros. C’est toujours mieux que de la chair à destin. Surtout du destin made in 2020. Tant pis si ça fait mal, je ne demande pas de m’aimer. Je demande même de ne pas m’aimer, pitié, marre du sentimentalisme. Je veux bien du sexe. Et du fric. C’est amplement suffisant pour se coucher le soir et remettre le couvert le lendemain. Tu ferais mieux de faire comme moi. À vouloir faire monter le monde et ses contradictions dans ta barque, elle va couler. Et toi avec. Je ne suis pas un idiot, je sais que rien n’est simple. Mais une fois que tu as dit ça, ce qui compte, c’est ce que tu fais. Moi je simplifie le monde et je le rends accessible à tous. OK, je prends ma part. Normal. Ce que je demande, tout le monde le demande, et il n’y a rien à y redire. » Et moi, le soir, avec elle, quand elle a fini par rentrer : « Je ne sais pas pourquoi je l’invite encore. Ni lui pourquoi il passe encore me voir. Tout le dégoûte ici, le quartier, les habitants, le résumé de l’état du monde qu’on peut lire sur les trottoirs. Peut-être pour valider son choix de vie, qu’imaginer autre chose est un luxe voué à l’échec. Et moi, je l’utilise, pareillement. Je l’invite pour vérifier s’il finira par me convaincre, si je suis KO ou si l’instinct de survie me redresse malgré tout. Il est ma corde raide : que je l’apprécie ou le disqualifie, et tout s’effondrera. On s’offre mutuellement notre impossible accord, sur un temps limité, puis on repart chacun dans nos mondes où nous sommes l’un personnage principal et l’autre, personnage secondaire. » Et comment elle me regardait quand je parlais ainsi.

Codicille : Pas d’ambition particulière sur cette proposition si ce n’est de justement revenir à plus linéaire, tenir l’intérêt pour le récit à la fois sans empathie pour le(s) personnage(s) et sans particularité de forme. Garder pour autant les mêmes motifs dans le tapis découverts au fil des propositions.. Autre élément de la commande, trouver dans les propositions précédentes un personnage secondaire dans le désordre qui y règne. Je suis allé le piocher en creux dans le texte inachevé de quitter la ville. Ce personnage secondaire intervient un peu avant la nouvelle. Le roman continue au-delà. Peut-être que je n’aurais pas gardé ce passage.

8. Huit scènes


proposition de départ

Une piscine rectangulaire de trente mètres carrés, avec une corniche centrale s’avançant sur un peu plus d’un mètre. Un chemin de dalles claires - froides ou brûlantes, qu’on sent avec le pied nu- tourne autour. Elle est surplombée d’un bar en bambou avec deux tabourets. Un carré d’herbe où traîne une serviette, un ballon de plage, une malle en osier. La scène est protégée par une haie de citronniers épineux parsemés de fleurs blanches.

Au rez-de-chaussée, au fond, après l’escalier, une cuisine. Un U de placards en chêne massif, interrompu par la porte surplombée d’une horloge à pendule, enserre une grande table centrale recouverte d’une lourde nappe en coton brodée de dentelles et de motifs représentant des éléphants noirs, des baobabs et des paysans africains. Il y a sept chaises, une huitième est mise de côté, dans un angle, avec une patte cassée. Sur le quatrième mur, des fenêtres hautes, aux volets fermés, qui indiquent la possibilité d’un extérieur, un jardin privé ou une forêt.

Au pied d’une tour d’une quinzaine d’étage, un parvis en béton imitation marbre s’étendant sur cent mètres, menant à des jeux pour enfants multicolores posés sur du gazon synthétique tâché et pourri par l’humidité (odeur forte de réglisse et de plastic brûlé par temps de soleil après la pluie), entourés de bancs couleur bleus. Au fond, un terrain herbeux mène jusqu’à un mince cours d’eau bordés de saules pleureurs et de peupliers.

Une chambre étroite, vide, presque un bout de couloir avec un lit à deux étages et une corbeille à papier, et au fond, une fenêtre carrée d’à peine trente centimètres de côté, figée en hauteur, obsédante. Même pas un bureau ou une armoire. Parfaitement anonyme et unique. Comme l’intérieur restreint d’un miroir. Le lit en aluminium, des draps blancs épais, conçus pour durer, déjà reprisés plusieurs fois. Un peu rêches. En guise de lampe, une espèce de guirlande qui relie les deux étages du lit et disparaît sous les ressorts vers une prise cachée. Un papier peint bleu-gris, avec un léger relief, sur le seul mur contre lequel est installé le lit. Griffé à trois endroits par des déplacements de meubles ou d’objets. Les autres murs sont couverts d’une unique couche de peinture blanche, relativement récente, refaite, comme le plafond.

Le fond d’un immense jardin clôturé par un muret de pierre. Des pommiers et des pruniers dispersés, au tronc peu épais. L’herbe élevée d’une quinzaine de millimètres, les touffes creusées çà et là de fruits plus ou moins abîmés, à différents stades de maturité ou de décomposition, bon nombre d’entre eux entamés par des oiseaux ou des insectes. De là, on aperçoit à distance une balançoire, au bord d’un potager et d’un poulailler désert, et à l’autre bout, une terrasse, donnant sur un vaste ciel ; là gisent des transats et des chaises en plastics blancs où se reflètent la météo et l’heure du jour. Entre les deux, caché par un hêtre pourpre ancestral et pléthorique encadré de deux sombres cyprès à la cime effilée, on distingue la corniche d’un toit de tuiles arrondies.

Un îlot entre deux flux inversés de voiture, bordé d’un feu de circulation tricolore bien ancré dans son mât brun en fonte, regard d’autorité jeté au loin, et néanmoins rembourré d’un renfort de mousse à sa base comme un poteau de ring de boxe, et une borne blanche, salie par les éclaboussures, légèrement pliée à mi-hauteur en souvenir des accidents passés.

Des WC, water-closet, en bout de couloir. 150 sur 90 centimètres. Les toilettes, centrées, font face à la porte, ce qui laisse quand on est assis, une bande libre au-delà des pieds d’environ 0,2 mètre carré. Assez pour tenir un livre ou un portable en s’appuyant sur ses genoux. Le design est standard : socle en forme de serrure, réservoir d’eau externe dans le dos, faïence blanche. Le battant de la cuvette est bordeaux. Support pour papier toilette sur la gauche (toujours dans le sens de l’assise). Brosse cachée sous le réservoir. Réserve de papier toilette dans son emballage déchiré, à même le sol, côté droit. Les murs blanc cassé diffusent la lumière vive de l’ampoule nue de 20 watts à économie d’énergie. Le son des étages voisins passent par les canalisations et se mêlent à ceux de l’appartement, soudainement occupé par d’autres vies.

Un palier en forme de H à double barreau allongé, donnant sur huit appartements, deux séries de quatre en symétrie inversée, et deux cages d’escalier. On peut se voir ou s’entendre. Le couloir enserre la cage d’ascenseur, comme dans Pac Man. Deux d’ascenseurs. Un règlement intérieur, une alarme incendie, un extincteur. Bien qu’interdits selon le règlement, devant cinq portes, un paillasson, trois en poils bruns, deux avec une inscription : « bienvenu.e.s » pour l’un, « nous ne sommes pas là » pour l’autre.

Codicille : reprise des consignes de la première série comme exercice en attendant la 16. Ne pas lire ou écouter la 9 dont je sais qu’elle fait suite à la 8. Essayer d’oublier même ce que j’en sais. Me concentrer sur un seul objectif, la scénographie. Quel espace à la fois banal et chargé de sa propre histoire me donnerait envie de raconter d’autres histoires, assez ouvert pour en accueillir ? Pour les intérieurs comme les extérieurs, varier les contraintes de mouvement, de nombre de protagoniste, les possibilités de travailler différents degrés d’espace, d’ouverture/fermeture, de perméabilité, de temporalité, de lumière, de son, de tension, de vie et de mort.

14. le monde sans moi


proposition de départ

le monde sans moi, être destiné à être une absence du monde, porter en soi son absence, jusque dans mon nom, ton absence au monde moi je la portais dans mon nom, et mon pseudo, vulgarité vengeresse, révolte, que je n’ai jamais porté, que toi seul a inventé après pour me faire vivre encore, pour m’imaginer me réincarner, pour m’écouter me moquer du monde, me rendre plus vivant que les vivants, comme un doigt d’honneur à la vie qui ose laisser mort, apparaître partout où je ne pourrais pas exister, où ça persiste à vivre, à construire, détruire, refaçonner quand je ne suis pas là, et me moquer, me faire obsédant comme un dieu puisque dieu n’existe pas et qu’on lui fait plus d’honneur qu’à celui qui fut vivant, jusqu’au jour de l’enterrement où on offrit la dépouille en sacrifice aux croyances du prêtre, et ta trouille à toi, ne pas me laisser finir en prétexte à écriture, en chair à survivant, la gloire du survivant, le mérite de n’être pas mort, tu n’as donc que la banalité de tes craintes à m’offrir, à venir déposer sur ma tombe qui ne ressemble de toute façon à rien, coincée entre le périphérique où les voitures ne font que s’éloigner à grande vitesse, les voitures bientôt à ta hauteur, toi coincé aussi, regarde la terrasse qui s’est arrachée du sol, regarde le pont à proximité, regarde le nom de ton voisin à l’interphone, cette tablée où on parle d’écriture, ils sont trois, un pour le visage, un pour les mythes, un pour les désirs, écoute la langue morte, écoute les films, ce bruit permanent, on n’entend plus les morts, et le collège-lycée, pas celui où nous nous sommes connus, de ton fils à qui tu as donné, caché parmi les autres, mon prénom et qui aura un jour bientôt mon âge, que tu ne visites pas, toi qui aimait les cimetières avant, pour les arbres, pour l’esthétique gothique et puérile d’aimer la mort tant qu’elle n’a pas concerné nos vivants, toi qui y jouait les bouddhas sous les marronniers comme le géant dans mon testament, un rituel accordé mollement au passé le temps que dureront encore les vaines croyances, des cimentières pour nous faire taire comme les réacteurs de Tchernobyl, pour faire semblant de croire que nous nous arrêtons aux portes des tombeaux, pour faire croire que la chose est réglée, les morts au cimetière et la vie aux affaires courantes, personne n’a jamais été dupe mais on continue de faire semblant, on y met les moyens, comme pour le père noël, on dit aussi pour nous protéger des vivants, maintenant que tu as un mort, tu fuis les cimetières, tu vois des cimetières dans toutes les institutions, dans tous les rites humains, dans tous les mots, tu fuis la vie de peur qu’elle range les morts, je suis ton seul mort, ton seul véritable mort, ne parle pas de tes ancêtres, ni même de ta grand-mère dont tu prononças pompeusement l’homélie, ce sentiment que les gens meurent aujourd’hui comme les animaux ayant senti le tsunami, ce que tu peux être prêtre parfois, mais qui appartenait aux morts de ton père, de ta tante, de ton oncle surtout, qui découvrait soudain qu’il était Atlas, qu’il tenait à elle et que ses épaules ne pouvaient tenir le monde, j’ai été mort plus longtemps que vivant, on parle d’apparition pour les morts mais avec le temps c’est leur vie qui semble avoir été une apparition, dans nos fictions, toi tu jouais avec l’éternité et moi avec la mort, alors forcément, on a dû arrêter, je parle à ta place mais le mort c’est moi, ça a toujours été moi, j’ai fait irruption parmi les vivants le temps de toi, tu avais assez de vie pour dix planètes, tu pouvais bien réveiller un mort, soudain le temps de dix saisons je pouvais m’incarner, dans les textes que je n’aurais pas écrits sans toi et par cette porte le monde qui s’est engouffré. La grâce de ton amitié m’a donné la vie. Depuis nous sommes en deuil, nos lambeaux accrochés aux vivants pour ne pas laisser les poissons dévorer ce qui reste, perdus à nous-même, nous pour mon moi éclaté, tu aurais adoré Pessoa, c’est sans doute pour toi que notre sœur l’a aimé , nous pour toi, moi, notre sœur, nous pour toi dispersé parmi les réels de ceux qui te pleurent comme moi et de plein d’autres manières que moi, nous pour la raison esseulée qui lutte contre le désarroi en attendant le retour à la vie, nous pour ce qui nous lie, caché dans chacun de tes textes, chacune de tes émotions, chacun de tes objets, tes projets, ton cadre de vie, ta vie n’est guère un mausolée, dis-toi que c’est pareil pour tes vivants, diffractés dans chaque parcelle de ton univers, présents tout le temps, au moins autant que moi, chaque mot que tu poses, multiples toi mais toi, toi aussi, et résonnance de tous ceux qui te sont chers, la chanson de leurs gestes dans le sifflement de tes os et les battements de ta peau tendue, tu ne peux rien y faire, une immense partouze interplanétaire, le message était clair dans mes silencio, le romantique ibérique me faisait marrer dans la joie et la fureur, pas quand la fête s’est arrêtée

Visnu anantâsana (Krsna Viśvarūpa), pas Enkidu

Codicille : Peut-être perdu les lecteurs, par la construction ou par les échos personnels du texte, la première ne facilitant pas la mesure de la distance nécessaire avec les seconds, mais passage que je crois nécessaire pour moi ou pas d’écriture possible. Suite du 13, ce qui s’y lie et se délie en permanence. Chaque texte ressemble de plus en plus à un bureau en foutoir avec plein de post it et de dossiers inachevés. J’ai du feutre et de la farine plein les doigts (la définition de la joie ?). Introduction d’une possible ambition, principe d’écriture, dans le cœur du texte-même : si tous les personnages, les vivants et les morts se reflètent dans toutes choses, les éclater dans le récit au travers de toutes choses, ne pas s’en tenir à la fragmentation du moi du 20ème siècle mais élargir à la fragmentation de tout être, toutes choses, non pas comme débris d’explosion mais comme immanence de chacun. Peur de faire du développement personnel et pas de la littérature. Ma faute aussi, je rechigne encore à simplement décrire les lieux, les faits... Les choses se feront sans que j’aie besoin de bavarder.

13. DUB 2020 apr. J.-C.


proposition de départ

le fait que le linge est suspendu à l’étendoir depuis plus de trois jours, le fait qu’au-delà d’un certain temps il devient de plus en plus difficile d’évaluer précisément la durée de l’oubli, le fait que le linge suspendu sur l’étendoir donne une indication précise sur l’orientation de la gravité terrestre, le fait que le linge s’agrippe aux corps dans sa chute, aux épaules, aux hanches, comme il peut, le fait que la poussière revient déjà, le fait que la poussière revient toujours, le fait que le retour de la poussière est une certitude plus grande que l’accomplissement des activités humaines, le fait que s’occuper de la poussière interrompt à un moment ou un autre les activités humaines, le fait que la poussière s’agrippe aux objets comme le linge aux corps, le fait que la poussière forme corps avec la poussière, est secouée par le vent et la gravité comme un naufragé dans l’océan, s’agrippe à un poil, le poil se noue avec d’autres poils, la boule de poils à un jouet, la poussière fait société, le fait qu’un acarien n’a pas le même point de vue sur la poussière qu’un humain, le fait qu’un humain peut concevoir la perspective d’un acarien sur la poussière mais que cela lui demande un effort de pensée et de la technologie, le fait que l’homme peut se passer facilement de savoir dès lors qu’il est en mesure de savoir qu’il peut savoir, le fait que l’homme tombe en permanence comme le linge et la poussière mais qu’il parvient à l’oublier, le fait que se laisser aller pleinement à la chute en s’allongeant sur un lit procure du repos, le fait que les francophones désignent leurs sépultures par le mot tombe, le fait que les femmes francophones tombent enceinte, le fait que les francophones tombent amoureux, le fait que les anglophones aussi tombent amoureux et désignent l’automne du même mot, fall, le fait que « automne » a la même racine étymologique que le mot « auteur », le fait que automne est un dérivé du verbe latin augeo, augmenter, et que auctomnus désigne ainsi ce qui est augmenté, enrichi, le fait que le raisin est mûr en automne, le fait que voir la rentrée littéraire comme une célébration païenne de la saison des auteurs lui redonne des couleurs, le fait que l’automne devrait être une longue fête païenne de tous les créateurs, le fait que le temps nécessaire à la poussière pour se déposer est beaucoup plus court que le temps d’écrire, le fait que les auteurs célèbrent à l’automne d’immense quantité de poussière amassée, le fait que ramasser la poussière prend beaucoup de temps, le fait que ramasser la poussière apaise plus que d’étendre et plier le linge, le fait que les cimetières sont beaux à l’automne, le fait que les Grecs font des libations sur les tombes, le fait que le nouvel an celte avait lieu le premier novembre, le fait que la lumière et les températures baissent rapidement en automne, le fait que la nuit tombe elle aussi, le fait que la nuit tombe de plus en plus tôt depuis l’été, le fait que l’automne est la saison du présent et l’été du passé, le fait que l’été est la saison intense de l’instant qui ne sera plus, le fait que l’hiver est la saison des vacances, le fait qu’en région tempérée la chute des températures et de la lumière déclenchent la réaction chimique de la floraison future, le fait que tombe fait un bruit de timbale et de grosse caisse, le fait qu’apprendre un poème par cœur permet de le comprendre tout au long de sa vie, le fait que ne tombe que ce qui retourne à la terre, la lumière heurte, s’accomplit mais ne tombe pas, le fait que cet ouvrier qui regarde son téléphone portable a l’air de se recueillir, le fait que le fait que cet ouvrier regarde son portable indique qu’il est midi, le fait qu’il faut manger trois fois par jour, le fait qu’on se dit qu’il faut manger trois fois par jour, le fait que soi-même on se dise qu’il faut manger trois fois par jour, le fait que des parents ont dit qu’il faut manger trois fois par jour, le fait qu’on mange trois fois par jour, qu’on a mangé trois fois par jour et qu’on peut très bien continuer à manger trois fois par jour, le fait qu’un bébé mange plus que trois fois par jour, le fait que ce migrant ne mange sans doute pas trois fois par jour, le fait que cet enfant mange trois fois par jour les jours où il va à l’école, le fait que manger trois fois par jour ennuie parfois, le fait que manger trois fois par jour ennuie parfois et qu’on mange quand même trois fois par jour, le fait qu’il faut digérer, travailler, passer du temps aux toilettes, préparer le repas, faire des courses, débarrasser, faire la vaisselle, ranger pour manger trois fois par jour, le fait qu’on mange quand le soleil se lève, quand le soleil se couche, quand le soleil est à son zénith, le fait que le couteau et la fourchette découpent la journée en trois tranches, le fait que manger trois fois par jour c’est manger le jour et être mangé par le jour, le fait que ce qui n’est pas soi rentre à l’intérieur de soi pour être transformé en une partie de soi, le fait que manger trois fois par jour impose le silence à la faim, le fait que le corps qui mange se lève, le fait que le corps qui se lève pour manger a peur de tomber, le fait que le corps tombe plus lourdement quand on mange trois fois par jour, le fait que sur celui qui ne mange pas, le linge tombe sur le corps comme sur une branche morte, le fait que le corps qui tombe d’inanition, la poussière le recouvre comme ce jouet qui n’a pas été ramassé, le fait que les repas trois fois par jour finissent tous par se ressembler, le fait que les factures non payées finissent toutes par se ressembler, le fait que tout finit un peu trop par se ressembler, le fait que les faits s’accrochent aux faits comme la poussière à la poussière, le fait que les piqûres des moustiques sont le prix à payer pour le chant des oiseaux, le fait que les mots plats et moches dans une phrase font trembler dans l’autre, le fait que la platitude d’une phrase est plus insupportable que la platitude de ce qu’elle désigne, le fait que trop de jolies phrases font perdre la saveur amère des platitudes, le fait que le verdict tombe, le fait qu’un écrivain du 19ème siècle disciplina le style dans la lecture du code civil, le fait que les villes tombent et les civilisations chutent, le fait que les civilisations ont besoin de silence pour renaître, le fait qu’un enfant désireux de grandir est fasciné par la figure de Napoléon, le fait que Napoléon fit tellement peur qu’on l’exila au milieu de nulle part, le fait que Napoléon devint un cliché de la folie des grandeurs puis de la folie elle-même, le fait que Napoléon fut premier consul de France, le fait que l’Histoire se résume à quelques milliers d’années et peu de variantes, le fait que faire le ménage est plus facile que d’éviter les morts, le fait que tout le monde sait que les dés sont pipés, que les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent, le fait que les paroles d’une chanson de 1988 font encore les titres des journaux et que cela ne change rien, tout le monde le sait, le fait que les tablettes sumériennes étaient des registres comptables, le fait que le mot douane est un lointain dérivé du sumérien « dub », tablette, qui dans sa dérive emporta aussi les poètes et les divans, le fait que l’entropie du langage est une névrose de poète maudit, que les mots ont leurs ruisseaux souterrains, le fait qu’en Amérique Latine on a vu mettre la viande à sécher comme du linge sur une corde, le fait que la peau de mouton fait de bons parchemins, le fait qu’un archéologue peut passer plus de temps à enlever la poussière qu’à découvrir des tombes, le fait que sans Napoléon, Champollion n’aurait jamais décrypté l’égyptien antique, le fait que les mines de cobalt mangent plusieurs enfants par jour, le fait que Cronos dévorait ses enfants, le fait que la sansevière prend la poussière, le fait que la sansevière est posée à côté de la Pierre de Rosette miniature, le fait que la sansevière doit son nom à Raimondo di Sangro, prince de Sansevero, le fait que sans les élucubrations égyptophiles de Raimondo di Sangro, prince de Sansevero, et de nombre de ses contemporains fantasmant la connaissance, sans l’adrénaline des contresens, des raccourcis, des passages secrets, sans les sauts dans l’espace-temps, sans les rêvasseries, Champollion n’aurait peut-être jamais décrypté l’égyptien antique, le fait que la sansevière est une plante originaire du Natal en Afrique du Sud, le fait que la croyance ne dure qu’un temps, le fait que la croyance peut conditionner toute l’existence d’une espèce, le fait que l’histoire est l’inscription de la croyance dans la chair de l’humanité, le fait que croyance se dit aussi foi, le fait que manger deux fois par jour réveille les saveurs, le fait que l’aigle mange une fois par jour le foie de Prométhée, le fait que mes fils me manquent, le fait que j’ai rangé l’appartement, le fait que Prométhée a refilé la boîte à Pandore, Pandore l’a ouverte et Zeus n’y pourra rien changer, le fait que le café a cramé

6. Badra Colobert Vincent Vallès Estelle Leduc Koun


proposition de départ

Il y a Colobert et la familiarité des noms avoisinants de l’enfance Gobert de la littérature Javert de la télévision Chandler de l’école Colbert école colo tous les mots en colo coloscopie color color verte pas des jeux de mots des mots qui sont là dans le nom qui tournent autour le hantent le tourmentent le rappellent à lui-même possibilité du nom seul sans prénom du nom jeté interpellé c’est les trois syllabes mais c’est aussi l’ancrage dans le C et l’envoie vers du bert mais quand même dis-moi c’est quoi son prénom à Colobert quel destin ça va lui donner héroïque ou pathétique va voir dans le petit Robert Colobert
Badra c’est un prénom qu’elle a Badra voilà l’assonance des A qui l’impose dans toute sa clarté tout peut advenir elle resurgit dans toute sa fraîcheur c’est l’anti patatras l’anti bad karma c’est ratata Badra mais c’est quoi son nom de famille qu’elle assume Badra

et si Colobert était une femme et si Badra était une Colobert la fille de Colobert et comment Colobert a choisi un prénom arabe pour sa fille et cette histoire des origines qu’elle va devoir tisser Badra Colobert envoyée en mission pour la marginalité créatrice

Il y a un Vincent il y en a plein dans la vie des Vincent plein de vies de Vincent mais il y a un Vincent du récit de ce récit qui n’existe pas encore mais qui existe dans ces prénoms et noms de récits il y a un Vincent qui vient qui permet le récit un Vincent comme Vingtras pourquoi ce Vincent me rappelle le Jacques de Jules Vallès un Vincent Vallès alors très 19ème comme sorti un peu du Dantès de MonteCristo et beaucoup des Misérables de Jean Valjean l’embarras social de l’allitération choisie par ses parents et qui signe d’un nom de rappeur parce qu’il trouve son nom prénom vieillot 20cent en pensant vainc sang et qu’il ignore que son ancêtre avait fait la commune mais pas les profs et puis il y a un petit peu de la vulnérabilité de Valérie cachée là-dedans Vincent Valérie cette envie un peu trop forcée de faire des enfants qui triomphent du malheur et d’ailleurs je me demande s’il ne s’appellera pas Vincent Valery Google me dit qu’il y a un snowboarder et un artiste plasticien mais moi bien sûr je pense aussi à Paul et je m’intéresse à la double origine latine et barbare qui a fusionné en Français oh tellement de chose dans ce Valery dont il sera précisé avec affectation qu’il s’écrit sans accent et avec y ou Valery comme le prénom de son grand-père et il serait alors Vincent Valery Vallès dit VVV comme www et xxx juste avant ce Valery d’un coup aristocratique caché entre le prénom et le nom

Il y a Estelle qui se prend la vie comme une claque Estelle c’est sans doute cette fille qui se dispute avec sa mère que le grand méchant loup abuse en profitant de son désir de revanche sociale Estelle j’aimerais bien qu’à la fin elle s’en tire bien Estelle même si elle saccage la vie des poètes et peut-être qu’elle décidera de changer de prénom Estelle comme la possibilité d’un nouveau monde Estelle même si c’est joli Estelle elle n’est pas là pour consoler avec des étoiles et porter les interrogations trop lourdes des autres Estelle quel prénom choisira-t-elle son nom est commun Dumont ou Leduc suivant sa région d’origine peut-être Dumont par son père et Leduc par sa mère Estelle Leduc depuis le divorce ça aussi elle s’est toujours dit que de toute façon un jour elle en changerait sans imaginer que ce serait si difficile d’y renoncer il y a aussi la petite Estelle Mouzin dont elle a vu l’avis de disparition pendant des années dans le métro et qui aurait probablement le même âge peut-être les mêmes problèmes ordinaires et d’autres Estelle qu’elle a croisé comme cette petite fille qui portait un corset et que moi j’ai connu enfant

Il y a Koun un vieux personnage plein d’ambiguïté ambiguïté de la signification de son prénom liée à son origine il est seul à la connaître dans la ville où il a pris refuge il jouit de la liberté de donner le sens qu’il veut à son prénom une tournure mystique il est toute l’ambiguïté du langage à lui tout seul son alpha et oméga son créateur et destructeur imprécateur et sauveur fou et sage d’ici et d’ailleurs Koun c’est bref comme un petit nom comme une familiarité un peu condescendante avec laquelle on s’autorise à lui parler en oubliant son irréductible dignité qui croise Koun et ses yeux verts pailletés d’or a l’impression de croiser son destin quand ce n’est peut-être qu’un humain dans toute sa dégueulasserie Koun est une menace de mort ou de vie Koun est un dieu Koun est un salaud il n’aime pas être confondu avec les migrants et les Rroms Koun déteste l’argent veut du liquide Depardieu fait la gueule parce qu’on lui a refusé le rôle de Koun dit Koun

Codicille : interstice entre la 12 et la future 13 je continue de faire mes gammes pour pouvoir écrire et un peu puérilement pour rattraper mon retard.

J’ai appliqué pour le coup librement l’absence de ponctuation pour cet exercice parfaitement adapté pour laisser couler le fatras de signification des noms et prénoms des pierres oui mais noyés sous une cascade texte écrit d’une traite sur mon lit sans lunettes après écoute de la proposition il y en aura peut-être d’autre texte lancé par le Colobert de François qui n’était pas là pour ça mais voilà c’est cela qui se passe aussi avec les noms les prénoms tout d’un coup les autres quelqu’un s’en emparent les autres noms sont venus dans les souvenirs dans ce qui surgit sur le catalogue Facebook dans la littérature et pour Koun avatar d’un autre Koun issu d’un vieux projet et qui réclame ses gages et se serait depuis emparé de la vie de plein de gens que j’ai croisé qui ont enrichi la compréhension de son nom. Il y en aura d’autres. Plus comme si ce fichier était un carnet que je venais d’ouvrir où j’y déposerai des noms et prénoms, un carnet qui ferait plaisir à Gertrude Stein.

L’exercice est extrêmement porteur de romanesque, il me donne vraiment envie de découvrir ces personnages et de voir ce qu’il advient quand ils se croisent. Je l’ai vraiment pris comme un exercice, beaucoup plus égoïstement que les autres textes. C’est ici un carnet de croquis, des esquisses pour moi me permettre de bâtir un univers. Mais quelque chose qui peut garantir aussi la vie. Un peu aussi comme si on dépliait tout ce qui est sous-jacent à chaque mot que l’on pose par ailleurs. Bon, pas déplié tout ce qui était sous-jacent, ça ce serait déjà le roman.

12. Repos


proposition de départ

vertigineux oui un déracinement total l’air frais et ce calme tu sens toute la pression qui descend ça change de l’écrasement du quotidien les martèlements du métro les odeurs de transpiration et puis d’être là tous les dix en famille même les petits ont l’air contents ça a l’air de les chatouiller si les talons pouvaient voir ça tu les connais ils sont très terre à terre c’est leur Achille ils préfèrent garder contact avec le sol tel que je les connais ils ont dû se creuser un bon petit nid douillet dans le matelas et hiberner pour la nuit

voilà ils dorment tous et moi j’ai la cavalcade de la journée en tête marcher courir sauter plier marcher courir sauter plier ça tourne en boucle faire le mort non pas la mort ne pas penser à la mort fais la planche je suis la planche voilà c’est ça la nuit je redeviens un bout de bois adieu Gepetto je flotte je dérive

on imagine pas ça au début les douleurs qui ne partent pas les fesses qui m’écrasent les odeurs de pets et l’autre bienheureux qui part dans ses rêves tu as beau lui envoyer des messages par la moelle épinière on est seul chacun à un bout du lit

se relier et par notre lien relier le corps tout entier le relier en gisant éternel en pharaon vie santé force

gnagnagna tous les muscles sont égaux tu parles ils sont quoi sans moi tout juste des Pokémons à répéter en boucle l’amorce de leur nom brabra jamjan pecpec ils sont tous là à admirer les yeux à faire tout ce qu’ils demandent va m’attraper ça rejoins le bus bombe toi y a une nana qui passe même elles ils arrivent à attirer leur attention en attendant c’est moi qui les embrasse toucher goûter digérer parler les yeux ils sont deux et ils font pas le quart de ce que je fais c’est moi l’organe maître c’est pas pour rien qu’on dit que je suis le propre de l’homme on ne dit pas le français est mon œil maternel ni cette année je vais apprendre un œil étranger à Yeux’O les yeux c’est juste des tentacules de chasse des prothèses je suis pas un organe servile je suis un organe primaire moi un authentique l’axolotl de la bête interne le Chtulhu de l’homme c’est moi

excellent ce petit trip ça fait du bien de délirer un peu se laisser aller s’occuper un peu de soi pendant que toute la smala s’apaise se repose bon le réveil va sonner dans deux minutes les yeux s’agitent à toute vitesse sous leur couette il est temps de préparer tout le monde où est ma liste le sexe est en érection pile poil à l’heure c’est parfait ça va un petit peu motiver les troupes le ventre qui grommelle dans son sommeil les bras et les jambes m’ont l’air bien engourdies au pire la vessie est bien remplie elle prendra le relai s’il y a trop de tire-au-flanc allez on dresse le pavillon des oreilles 3 2 1 ahou

Codicille : Beckett pardonne-moi. Même si cela fait écho à la proposition 11, celle-ci m’a semblé la proposition de tous les dangers. J’aurais bien aimé écrire une tragédie. Et inventer un langage par membre du corps. Hélas, même si on apprend avec le temps, le corps reste encore un sacré étranger pour moi, je ne peux pas trop tabler sur l’expérience des observations passées pour nourrir ma prose et ces jours-ci le repos des vacances l’ont rendu bien calme, je ne peux pas lui piquer mes idées. Alors je fuis dans l’humour. Et là, c’est un autre challenge encore dans mon rapport à l’écriture, un complexe à dépasser, de se sentir pas sérieux, "c’est pas atelier sketch Topito ici", assumer cette voix-là aussi sans me dire que c’est un échec du point de vue littéraire, que je fais le clown pendant que les autres entrent dans la profondeur. Donc tenter d’assumer aussi cette voix joueuse. S’accorder une pause, lâcher prise, la boucle est bouclée. Pas sûr que l’absence de ponctuation fonctionne ici. Elle ne m’a pas servi pour l’écriture, certains paragraphes ont été écrit avec ponctuation puis elles ont été supprimées, mais ça se sent. Je l’ai maintenue pour l’expérience de lecture.

11. Jalousies


proposition de départ

Le 28 mai 1966, un Allemand installé en Bourgogne depuis 1961, vague sosie d’Arno Schmidt, se rendit au commissariat du chef-lieu pour porter plainte contre sa main gauche qu’il accusa d’avoir tué sa main droite et, preuve à l’appui, présenta la coupable serrant nerveusement un sac en plastique où gisait la victime. On a longtemps rapproché son cas de ceux de dyspraxie diagonistique détaillés par le neurologue Andrew J.Akelaitis dans l’American Journal of Psychiatry en 1945 mais la mort du patient lors de la crise sanitaire de 2020 et la découverte d’un journal d’époque tenu par ses deux mains incite à interroger à nouveau son cas. En s’appuyant sur l’occurrence du mot main, nous publions dans l’ordre chronologique les fragments se rapportant à ce qu’on pourra appeler l’autobiographie des deux mains. Chacun se fera juge.
Les mains apprennent, les mains sont des bibliothèques ardentes. On ne sait rien quand on serre une main de la main que l’on serre, on la juge parfois, on se trompe, la main enserrée n’est plus la main, elle est la main sans sa mémoire, sans sa voix, sans ses phrases, la main prisonnière, privée de sa grammaire. Parfois la pensée se repose et les mains travaillent, parfois les mains se reposent et la pensée travaille. Les mains ont appris leur langage avant la langue, la première grammaire est la grammaire des mains, et plus que la langue encore, chacun a la sienne. Mes mains sont comme deux sœurs, nul ne se connait mieux que ces deux mains. On apprend aux militaires l’obéissance des mains, mains sur la couture, mains qui saluent, mains qui montent et démontent les armes, mains qui exécutent, mains qui lavent, mains muettes. La main est attrapée, on la laisse attraper, on l’offre au bonjour, elle se laisse serrer, elle sent quelque chose, la main de l’autre, plus forte, plus grasse, plus suintante, plus douce, plus usée, plus raide, plus osseuse, et la main de l’autre aussi la sent et la main, elle qui sait tant de chose, ne saura jamais ce qu’elle est dans la main de l’autre. La seule main avec qui elle partage tout, c’est sa jumelle, son faux reflet, la main gauche et la main droite se serrent parfois, l’une contre l’autre, et les deux côtés du miroir s’absorbent. Les mains sont notre première altérité, notre première compagnie, notre fraternité, qui a traversé la même histoire que nous mais porte un vécu différent, elles réveillent nos souvenirs dans un autre regard, nos mains sont fidèles. Elles sont deux, l’une d’entre elle est toujours plus discrète, témoin du témoin. Ma main gauche est à ma main droite, ce que ma main droite est à mon esprit. Main gauche est discrète, toujours prête à assister main droite. Elle tend le pan de chemise quand main droite la boutonne, elle guide l’ardillon de la ceinture quand main droite tire la sangle, elle tire et étire ses jointures lorsque main droite fait vibrer la guitare, elle ouvre la porte pour laisser passer main droite, lui confier les clés, les sacs, les affaires importantes ou les parades, elle tient la feuille quand main droite danse et transforme le flottement de la pensée en encre sur le papier. Sa tâche est simple, mais c’est elle qui permet la feuille. Elle est la projection de la feuille sur la pensée quand main droite projette la pensée sur la feuille. Ma main droite n’est pas si adroite, elle est même, je peux le dire, maladroite. Langueur de ma main gauche. Lorsque ma main gauche est à l’œuvre, calme, douce, apaisante, ma main droite bout d’impatience, tente par quelques soubresauts, d’attirer l’attention, ma main droite a peur que je l’abandonne. Avec le temps, à force de vivre avec ma main droite, de la soutenir, de compenser ses maladresses, ma main gauche est devenue forte et sereine. Certes, elle ne fera peut-être jamais tout un tas de chose que seul ma main droite pratique, mais elle peut à elle seule tenir le corps dans la réalité, ce que ma main droite ne pourra jamais faire sans excès de mouvement ou d’énergie, sans exagération du toucher, des sensations. J’écris mieux au clavier, quand je tape à la machine, je ne regarde pas mes mains, je regarde le texte qui s’écrit, je fais confiance à mes mains et mes mains ne sont pas intimidées par mon regard. Bien sûr, quand j’écris au stylo, ce n’est pas proprement ma main que je regarde, mais l’encre qui se dépose sur la feuille, le texte encore, cependant, à intervalle régulier, avec l’inconscience d’un clignotement de paupières, mes yeux font le point sur le pouce, situé, à quelques millimètres près, au premier plan, dans l’axe qui mène à la pointe de mon stylo, or ma main a une façon bien à elle de tenir le stylo, elle s’y agrippe, si bien que les phalanges du pouce forment un angle saillant et, si je ferme l’œil gauche, je ne vois rien du texte qui s’écrit. Ne quittant pas mon champ de vision, ma main, quoique toute à sa tâche, armée de son admirable volonté, en ressent de la gêne. Cette pudeur, timidité, la fait trébucher parfois, elle s’agrippe alors encore plus fermement au stylo, épuisant le tendon, perdant en souplesse, distrayant l’attention, tant et si bien que les maladresses se multiplient, le texte se couvre de cicatrices, perd sa musique, sa mémoire, le texte s’arrête, le corps est épuisé et la main se replie, honteuse, persuadée d’être coupable. La main gauche, indifférente, relâche la feuille et se repose. Libérer les mains gauches, sauver le monde. Réapprendre à écrire avec cette main honnie. Impression de tordre mon cerveau, pas une image, une sensation très physique. L’écriture est encore laborieuse et laide. Pas le souvenir qu’enfant, ce fût le cas. La main est devenue alerte mais elle ne sait pas s’exprimer, je lui dicte mes pensées. Je ne sais pas si je suis mort, ma main gauche me tient dans la vie comme une marionnette, une branche morbide où mes fils se sont emmêlés. Ma main gauche est vivante et apaisée, comme si, en revenant à l’état de membre fantôme, la main droite lui avait permis de retrouver cet état de communication, lorsque chaque chose expérimentée par l’une devenait aussitôt le savoir de l’autre.

Codicille : L’écoute de la proposition m’a fait songer à Kafka, au rôle de la main, à la fragmentation du monde et du corps, à ce qu’il en fait dans son journal. Je pense toujours aussi à Rimbaud, à prendre d’abord au sérieux les métaphores. Ce n’est pas les métaphores qui sont des comparaisons, c’est le monde qui s’inspire des métaphores, construites sur la base de l’observation. J’ai joué avec la contrainte du bloc, au vertige que la juxtaposition des phrases pouvait créer. Toujours cette ambition d’une écriture Rothko ? J’ai décidé d’écrire cette proposition à la main. Le texte est parti de là, de ce déséquilibre soudain, ma main gauche d’habitude aussi active au clavier que ma main droite se voyait attribuer une autre tâche, qui la renvoyait à toutes les autres tâches qu’elle effectue dans la vie et celles qu’elle ne fait pas. J’ai beaucoup procrastiné aussi, dans l’attente des développements futurs.

5. Sourire, disent-ils ou elles


proposition de départ

Il suffit de pas grand-chose, que le sourire soit imperceptible, et l’air s’engouffre dans ses narines, et cette arrivée d’air dans des parties inconnues de son cerveau lui procure une joie soudaine, donnant chair, sens, existence à son sourire, l’inscrivant dans le temps, dans le souvenir, tout à coup elle avait appris un geste, ce sourire-là, qui lui donnait confiance en elle, qui disait à elle-même un secret, une consolation, une complicité avec elle-même, l’évidence d’être en vie, la conviction qu’en tout instant ce sourire serait là pour elle, elle sourit avec la certitude de comprendre la Joconde comme on comprend un poème. C’était un rituel, un ordre précis de la gestuelle, une manière de figer le temps, une politesse infinie, il offrait à la photo un beau sourire, une présence. Pour ceux qui le regardaient à ce moment-là, bras tombant sur les épaules de ses voisins, cou tendu vers l’avant, lèvres légèrement entrouvertes pour capter la lumière avec les dents, ce qui se dessinait sur son visage ressemblait pourtant plus à une grimace d’hébétement, effet de stupidité qu’accentuait la durée anormale de la pause quand tout s’agite autour. "Mais cet artifice, disait-il, révèle sur l’image la plus avenante des physionomies". Ce sourire en coin veut dire tout à la fois, la vie est marrante, je me fous de ta gueule, je te dis non mais ça va je suis gentil et je te comprends, c’est aussi une façon de déguiser sa timidité derrière un tracé net, perpendiculaire, affirmé de ses lèvres, un logo, une signature simple comme le Z de Zorro, c’est la trace laissée par le désir adolescent de plaire en se donnant un air énigmatique. Caché derrière le code social universel, son sourire adressait à travers le temps et l’espace un message à un destinataire unique, celle à qui il avait volé cette façon un peu timide, un peu canine de lentement lever le voile de ses lèvres par-delà ses incisives jusqu’à l’amorce des gencives. C’est quand il est seul enfin que son visage s’ouvre pleinement. Ce sourire qui s’épanouit est l’instantané de l’onde de bonheur qui l’envahit et sa forme ultime semble une coupe destinée à recevoir l’univers dans l’entièreté de son chaos. Ses yeux étaient mi-clos, prolongeant l’instant qui précède le sommeil en minutes sans fin, et c’était cette suspension, l’effort invisible de rassemblement des dernières forces que cela implorait, qui provoquaient, par la saturation des nerfs, par la sensation mêlée de don ultime et de sacrifice dérisoire, par le plaisir d’offrir sa confiance à ceux qui la voyaient dans cet état, ce sourire bienheureusement las. Le trait du sourire, c’est le début de l’écriture, dit-il, plus que la danse des mains ou l’envolée de la parole. Et il m’adressa le plus bel incipit d’une longue histoire. Il youpille de la face, il se fait une bronzette de l’intérieur, il chante une berceuse à ses lèvres, il ouvre en fanfare la grande porte de son regard, il se chatouille les tempes, il réveille son papillon, il déploie ses pommettes, il enfile l’émoticon de la joie, il se fait un lifting naturel, il cultive la dopamine sur son visage, il t’accueille des yeux comme mille chiens au retour de leur maître, il te sourit. Elle restait toujours à distance mais son sourire était une accolade. Au signal du photographe, il tend sa mâchoire vers l’objectif, offrant maladroitement la pleine exposition de sa denture comme un enfant de 4 ans.

Codicille : comment faire ses gammes sans s’ennuyer ou sans tomber dans la facilité ? j’ai été confronté au risque à certains moments pour atteindre les 10 de céder à la tentation des mots qui s’assemblent bien mais se fichent du sens. J’avais tout écrit au masculin au début, puis je me suis posé la question de réécrire en écriture inclusive, puis j’ai attribué un peu aléatoirement, plus pour l’équilibre du texte en bloc, un genre aux personnages, mais sans que leur sourire soit genré. Dans chacune des propositions, il ou elle sont interchangeables, mais notre perception du sourire de chacun.e est indéniablement influencé par notre perception du genre. Fallait-il faire un bloc pour cette proposition ? ici bien sûr, c’est plus artificiel, mais j’aime l’idée que les 10 sourires appartiennent au même tableau.

2. À bonne distance


proposition de départ

Là, tu vois, quand commencent à apparaître les lumières dans les appartements, quand elles passent du jaune au bleu, je choisis presque mon immeuble comme ça, où ça s’allume, où ça danse, la façade qui parle en morse, alors je fais comme eux, je m’installe et je regarde. Au début, c’était pour mater ce qu’ils mataient, j’essayais de deviner l’émission qu’ils regardaient, je m’imaginais dans leur canapé, c’était comme boire un bouillon en hiver, entre l’envie de faire comme avant et l’envie de m’en moquer, je ne sais pas bien, on est toujours plus mouton qu’on a envie de le croire, encore plus quand on a tout perdu, l’exil fige dans le passé, je ne suis pas dupe. Ecoute-moi, faut pas s’installer n’importe où. D’abord, faut être confort, parce que ça peut durer cette affaire. Et puis au début, j’étais gêné, j’avais un peu honte. Maintenant c’est plus pareil, je sais bien qu’on est invisible en ville. Si on peut offrir aux gens la possibilité de ne pas nous voir, ils ne crachent pas dans la soupe, c’est tellement fatigant, tout ça. Mais pour toi, c’est important au début, mets-toi bien. Une fois je suis resté trois jours au même endroit. Il ne se passait quasiment rien, mais il y avait un truc tendu, fallait pas le lâcher, presque comme si à un moment, seule ton attention permet encore au monde de pas totalement s’effriter, trois jours pour laisser au monde le temps de ressusciter. Haha, c’est mes petits délires mystiques, ça, pour pas mourir de froid quand je m’ennuie, c’est ma bouteille à moi. T’es pas obligé de me suivre là-dessus. Mais la patience, oui. Tu choisis ton emplacement. Au début pour le confort, mais avec le temps, ça n’aura plus d’importance, chaque molécule de l’univers est ton fauteuil. C’est sur un autre paramètre que tu vas devenir expert, c’est la distance. Notre affaire, c’est une affaire de bonne distance, de juste distance. Je vais te dire : cinquante pas. À cinquante pas, on ne voit rien, on ne sait rien de l’individu, de la pupille, est-elle dilatée, resserrée, de la couleur de l’iris, sans importance soudain, la personne est-elle maquillée, on ne saurait dire, pas même dire si les sourcils sont fournis ou non, mais à cinquante mètres, on peut toujours lire le regard. Il y en a, ils voudraient savoir tout sur tout, rentrer dans les têtes, les histoires, le présent, le passé, jusque dans la chair des autres, ils n’ont rien compris, ils ne trouveront rien comme ça, juste la projection infernale de leurs propres rêves. Si tu veux le monde, tu dois le laisser venir, avec ses rythmes, sans chercher à le capturer précipitamment. Mais ça on le sait depuis la nuit des temps, les chasseurs, tu crois qu’ils ont appris quoi, pendant des centaines de milliers d’années de survie ? on n’arrête pas de le dire, de le transmettre, mais comme d’habitude l’homme confond le support et le message, il fait des idoles avec le parchemin et oublie la lecture. Là, c’est pareil. Tu veux une sombre histoire ? Tu t’assoies, tu choisis une fenêtre, et tu attends. Je dis une fenêtre, tu aurais très bien pu choisir une table de bistrot ou le pied d’un arbre, chacun son dispositif. Même les trucs abstraits ça fonctionne. Je n’ai pas d’idée qui me vienne, là. Une couleur, tu ne fixes ton attention que sur une couleur. Tu attends, tu observes la couleur dans tout ton environnement, tu verras ta sombre histoire se déployer, morceau par morceau, tâche par tâche. Surtout laisse-la se raconter, ne l’effraie pas avec tes interprétations, laisse-la se déposer. Ce qu’il y a, je vais te dire, c’est que les sombres histoires, on n’a pas envie de les entendre, c’est pas vrai qu’on aime les ragots, on a peur, peur que ça nous foute le bourdon, que ça nous rappelle des souvenirs ou des choses qu’on ne pourra jamais réparer. Alors on fait comme si le bruit du camion qui passe, une lumière qui clignote ou un besoin d’aller aux toilettes interrompait le message, et on part ailleurs. Autre truc : jamais, jamais je n’interviens. Quoiqu’il se passe, peu importe ce qui m’attire ou me dérouille. Tu interviens quand il se passe un truc à la télé ? Non, ou alors tu es fan de foot, ou débile. Ou tu as 5 ans mais c’est pas pareil. Il ne faut pas, il ne faut pas intervenir, c’est une question de... déontologie. C’est la télé, c’est pas un jeu virtuel, si tu commences à confondre la réalité et un jeu virtuel, tu deviens fou. Mais confondre avec la télé, ça tu peux, on le fait tout le temps, foutre les gens dans des cadres, zapper, répéter des lieux communs en boucle, être un peu passif et pleurer en cachette sur des niaiseries, c’est comme ça que ça tient. Tu t’installes, tu regardes. Point.

Vu de l’extérieur. Extérieur vie. Un plan de cinéma s’attacherait à ne montrer que l’essentiel, tout en faisant mine de rien. En s’y prenant en plusieurs temps ou plusieurs plans, comme dans Fenêtre sur cour ou Les Harmonies Werckmeister. Pas de plans gratuits. Economie de moyens. Ici rien de tel, il n’y a pas de démiurge, juste une caméra fenêtre qui sélectionne arbitrairement ce qu’on y voit et ce qu’on n’y voit pas. Ce que j’y vois, sombre histoire. Et vous, qu’y verrez-vous ? À quelle distance vous êtes ? Pas seulement celle de la fenêtre et de la semi obscurité environnante, du brouhaha sans répit de la ville, qu’est-ce que je ne vous aurai pas décrit, qui aura échappé à ma vigilance, mes émotions, ma langue ? Qu’est-ce qui ne parlera pas à vos univers, vos humeurs, vos musiques intérieures, votre bibliothèque d’image et de sens ? Je vais essayer d’être le plus précis possible, saturer de propositions, quitte à me répéter, reformuler, m’attarder sur des détails, surtout quand ils me paraissent inutiles, vous seuls en serez juges. Ce qui n’a pas de sens aujourd’hui en aura peut-être demain ou dans mille ans comme tout ce que nous faisons, nous devrions moins nous en préoccuper et juste continuer de transmettre. Le voici, un immeuble de hauteur moyenne. Ici, ils ont généralement six étages. Et les chambres de bonne, mais elles, on ne les voit pas de la rue, hormis un vasistas levé par temps chaud. Parfois un couple qui monte sur les toits. Cet immeuble-ci, il n’y en a pas, pas ce soir. C’est un immeuble un peu atypique dans la rue. Il ressemble à un vieux cinéma des années 30 hésitant entre le Bauhaus et l’orient de ses films. Une façade blanche rayée de trois corniches verticales, trois lésènes, qui attrapent l’ombre et le regard. La découpe des fenêtres est régulière, monotone, dix-huit rectangles identiques repartis en 2 + 1 sur chaque étage. Au chien loup, les lésènes s’effacent et les appartements s’illuminent sauf ceux du premier et du troisième étage. Les lumières pourraient monopoliser mon attention, rapidement j’ai distingué une famille qui passe à table, un homme qui laisse son écran géant allumé tandis qu’il fait la cuisine, deux étudiants qui bavardent à la fenêtre en buvant de la bière et fumant des cigarettes, tous dans des rôles familiers qui sentent la soirée du début d’été, c’est pourtant l’appartement du troisième que je surveille. Les lampes sont éteintes, mais la première fenêtre est ouverte, j’ai vu passer une ombre, furtivement, tout à l’heure, et un court instant, la lumière supposée d’un portable. Dans la pénombre je suppose des vêtements suspendus, le relief d’une porte. L’immeuble fait vieux au milieu des autres, il n’a sans doute jamais été rénové. Les étudiants sont rejoints par une fille de leur âge, et dansent le gimmick des retrouvailles joyeuses. Un mouvement de reflet attire mon regard à nouveau vers l’appartement, une vitre qui bouge, ou un miroir. La porte d’un placard qui s’ouvre. Elle oscille faiblement durant cinq minutes. Une silhouette enfin se soulève dans l’encadrement de la fenêtre. À la queue de cheval rétablie progressivement à la verticale, à la nuque dégagée, je reconnais une jeune femme qui se lève d’une position assise. Elle se baisse à nouveau légèrement puis, bras tendus par une charge quelconque, elle se tourne vers la fenêtre, soulève un coude, puis l’autre. À ce moment, je comprends qu’une table était accolée à la fenêtre. Elle y pose deux sacs en tissus, qu’elle fixe un temps, baignée par la lumière extérieure des réverbères. Elle porte un chemisier ou une robe un peu trop large, blanc et bleu, qui lui fait les épaules carrées. Elle plonge la main dans les sacs et dépose lentement, un par un, une vingtaine d’objets devant elle. Elle s’assoie enfin. Dix minutes au moins elle ne bouge pas, au point que je me demande à certains instants si c’est encore elle que je distingue ou l’ombre trompeuse d’une chaise, d’un quelconque objet humanoïde. Je ne sais pas si les mouvements de respiration que je perçois sont les siens ou les miens que j’essaie de retenir. Les étudiants sont partis, je les ai entendus tout à l’heure sortir en riant de l’immeuble. La famille a fini son repas. Toutes les pièces de leur appartement sont allumées, chacun doit vaquer à son occupation, lecture, jeu, téléphone. Dans les autres logements, les télés donnent leur pulsation à l’immeuble. Soudain elle se lève, avec nervosité vers le mur de gauche, puis à droite vers la pièce suivante. À mon grand étonnement, elle allume, je m’étais habitué à son obscurité, puis file enfin vers ce qui doit, si tous les appartements suivent un même plan, être la cuisine. Je comprends au flash de lumière qu’elle n’y reste pas, probablement s’installe-t-elle dans la pièce du milieu. Je n’ai plus alors que le mur du fond où accrocher mon regard, je cherche à en identifier la couleur, une nuance de gris, un blanc cassé, la peau d’un animal épilé ? Avec la forme du halo, j’essaie de deviner la localisation de la lampe. J’espère que soudain une ombre comme dans Nosferatu se découpera dans son centre. Je le regarde si longtemps qu’il devient un tableau de Vasarely. Ce n’est plus moi qui le regarde, c’est lui qui m’observe, impassible, et tous les immeubles alentours. Je fais le mort. Un frémissement que je n’identifie pas me met en alerte. Quelques secondes après je la vois, à la première fenêtre. Absorbée dans la lecture d’un carnet, elle tire une chaise, s’assoit sans jamais le quitter des yeux. Sa tête suit le mouvement rapide des lignes et des pages. Brusquement elle se redresse, se retourne, se lève, fixe le fond de la pièce vers la droite, jette un bref coup d’œil par la fenêtre, puis regarde à nouveau vers ce qui a attiré son attention. Elle a un mouvement de recul quand la lumière envahit la pièce, une lumière crue, halogène. Elle prononce une phrase courte. À cette distance, je n’entends rien mais comme si elle percevait mon écoute, elle ferme la fenêtre. La suite, je le devine par intermittence, les reflets de la rue sur la vitre perturbant ma vision. S’engage ce qui semble une dispute, ses gestes sont plus saccadés, je perçois presque la tension de ses muscles, de ses traits. Elle attrape un des objets posés sur la table et d’une rotation du poignet pleine de dédain, le jette au-devant d’elle. Elle s’avance, disparaît de mon cadre. Comme happée par la vacance de l’espace, l’autre se précipite vers la table. La chevelure en désordre, elle ramasse les objets qu’elle engouffre à toute vitesse dans les sacs. C’est une femme, je crois qu’elle est plus âgée, le corps est fatigué, la lumière glisse moins sur son visage. Toute à sa tâche, elle tourne régulièrement la tête vers son interlocutrice hors champ, puis quand elle a terminé, elle remet les sacs vers l’armoire qui doit être située à gauche. Elle se redresse et pointe du doigt. Alors les deux femmes apparaissent ensemble dans l’embrasure de la fenêtre. La seconde est un peu plus petite que la première. Elles se toisent. Tout à coup, la jeune gifle la plus âgée. La dame est ébranlée, elle s’assoit sur la chaise. Peut-être une minute plus tard, une vibration désagréable attire mon regard vers la porte de l’immeuble. La jeune fille franchit nerveusement le porche. Elle porte des grosses baskets rouges qui jurent avec sa robe dont le bleu et le blanc dessinent des motifs à fleurs, un sac Chanel en écrase le tissu et glisse de son épaule en réalité trop maigre. Elle en tire un téléphone portable. Elle compose un numéro, colle son oreille à l’appareil, puis s’éloigne sur le trottoir d’en face, bientôt effacée par les arbres et les voitures. À l’étage j’aperçois la dame dans la seconde pièce. Sa chair claire se détache de sa robe sombre. Tournant le dos au mur de droite, elle secoue sa chevelure, rejette en arrière une mèche de sa main gauche, s’éloigne, revient où elle était. Enfin elle lève le bras droit plus haut que le visage, le courbe comme un arc, main tournée vers elle et se fige. Elle prend un selfie. Trois, quatre petits mouvements de la tête, sur le côté, puis en arrière. Elle se jette en avant et disparaît sur un lit. Sombre histoire.

Sombre histoire, je ne dis pas ça, moi sombre histoire, narrateur objectif, je comprends, mais sombre histoire, ça ne me fait pas envie, il n’y a pas de sombres histoires. Ce fut alors que des personnages du premier texte voulurent s’emparer des suivants. Celui qui s’empara de celui-ci, je lui donnerais presque même ça comme surnom, Sombre Histoire, tiens. Il m’expliqua comment il voit, lui, des sombres histoires partout, car lui, les qualifie comme ça. Toute histoire a sa part sombre, de toute façon. Puis il entraina un second personnage, que ça intrigue, cette histoire de sombre histoire, il voudrait bien, il se fait plein de théorie là-dessus. Les voilà tous les deux, que je trimballai avec moi au café. Et puis il y eut cette jeune fille, qui parla trop fort, qui m’empêcha de rêvasser à mes textes. Tant pis pour elle, je ramassai son histoire dans les débris de ma bulle et m’enfuis avec.

Sombre Histoire devait à un moment parodier Rimbaud de façon très déguisée, dans un troisième paragraphe qui raconte la seule fois où il a transgressé sa règle, où il est intervenu dans le décor. C’est son camarade qui en a gardé la trace sous forme de clin d’œil dans son propre récit. A dix-sept ans, j’ai vu une vingtaine de fois Un Monde Sans Pitié. On en retrouve aussi quelques traces.

1. tous se croyaient omniscients


proposition de départ

Tous se croyaient omniscient, un seul l’était. Tel qui volait comme un oiseau, de conscience en conscience, il s’élançait dans les esprits, transperçait la chair à une telle vitesse qu’on ne sentait rien, vaguement un ange passe disait-on, ou le frisson de la mort, puissance et liberté, solitude, il était seul celui-là. L’autre qui ne voyait plus que la mécanique, plus il avançait en âge, plus c’était bullshit tout ça, que de la mécanique, des emboîtements autour du vide, toute pièce interchangeable pour peu qu’on lui attribue un programme, que ce n’était pas un hasard d’ailleurs si la technologie se rapprochait de plus en plus de cette réalité, ce n’était pas du progrès, c’était la remontée à la source. Celle qui, muette, ne l’était que par les émotions, bouleversée tout le temps, la femme qui traverse la rue le temps d’un feu rouge la bouleversait, la temporalité de la feuille morte la bouleversait, ses trois vies, émeraude nubile dansant dans l’arène pour le soleil et le vent, chatoyant parchemin brûlé, écrasé, dispersé, souvenir d’une autre saison semblable à la tienne. L’enfant qui était chien, chat, table, papa, maman, vrombissement, vélo, gris sec du bitume, la chanson, rigolo, et mal au ventre, une courbe. Celui qui d’un coup d’œil savait et pourtant n’écoutait jamais son intuition, qui discutait hier au même endroit avec un policier dont il admirait l’implacable logique déductive à partir de tout, à partir de rien, se demandant si ce n’était pas un tour de sa propre imagination, un désir d’être dans un roman, après tout. Celle qui voyait des archétypes à l’œuvre, admirait comment ils s’actualisaient à chaque instant, en chacun de nous, inquiète que l’homme ne parvint jamais tout à fait à l’expression volontaire. Celle qui faisait danser la rue comme un geste politique absolu, l’union sacré dans son pelvis entre la petite fille sur la plage et la femme maître d’elle-même comme de l’univers, joie, joie. Celui qui, ayant trop bu, hurlait que puisque Dieu n’existe pas, ou qu’il est mort, parti, on s’en fout, il ne reste plus qu’à se faire dieu nous-mêmes et ta gueule le pigeon ! Celui qui avait enfin réuni les 5€ pour sa dose de crack. Celle qui cachait à tout le monde sa peine et sa haine et dévalait les escaliers du métro pour arriver en tailleur au bureau. Le patron du bistrot qui fumait sa vingtième cigarette de la matinée et connaissait si bien la routine et les visages du quartier qu’il en percevait les moindres altérations, il te connaissait depuis des années quand pour la première fois vous vous dites bonjour. Celui qui éprouvait de la tendresse et de l’admiration pour ce rat laissé mort à l’entrée du parking. Celle qui se demandait si elle percevait mieux le monde avant ou si c’était une illusion de l’enfance, aujourd’hui : rien, écrira-t-elle dans son carnet, ce « rien » comme ultime révolte dérisoire, au moins il y aura ceci d’écrit, n’en déplaise à celui qui ne le lira pas. Celui qui craignait tant l’imprévu, depuis sa dernière mort, son AVC, qu’il terminait systématiquement les phrases des autres, était au courant, le savait déjà, ignorait pourtant que les autres s’en agaçaient. Ceux qui en terrasse absorbaient des livres et sentaient la caresse du monde qui passe, ceux qui dans leur casque écoutaient de la musique et déroulaient le temps-espace, tous rayaient la phrase et recommençaient en songeant à ses poètes ou ses rappeurs préférés.

« Le narrateur omniscient est un oxymore et, partant, une tautologie ». Aujourd’hui, j’ai besoin d’un frottement d’abstractions pour basculer dans l’écriture, au moins un jeu de mot idiot, autrement je m’enkyste dans le trop plein du monde comme si je n’y appartenais pas. Fausse omniscience des habitudes proustiennes. Lorsque j’étais jeune et omniscient, c’était les espaces mouvants entre les êtres qui portaient mon écriture. Un narrateur souhaiterait leurs retrouvailles. C’est ce désir qu’il raconte. J’aimerais trouver la porte d’entrée vers une écriture plus empathique, plus ancrée dans les autres manières de vivre ou ne pas vivre le monde, sans laquelle pas de roman possible à mes yeux, mais je m’efforce d’accepter mon propre fil d’écriture. La liste ici fait émerger peu à peu un espace commun, première possibilité d’un ancrage. Jaume Cabre dans Confiteor (j’ai de plus en plus de mal à lire des romans au sens classique du terme, celui-ci est un des derniers qui m’ait « tenu ») utilise parfaitement la narration omnisciente et son ambiguïté (enfin, un parmi les modèles de narration omnisciente) ; il n’a rédigé l’introduction du roman qu’à la fin.

 



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1ère mise en ligne 28 juillet 2020 et dernière modification le 15 octobre 2020.
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