le roman de Cm Le Guellaff

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4. Emma ou Marthe


proposition de départ
Sous la douceur d’Emma

Par l’entrebâillement de la large baie vitrée, Emma s’offre au jour qui s’ensommeille avec mollesse. Son regard s’alanguit, se perd au loin, chemine à travers champs et forêts pour rejoindre cette ligne d’horizon, là où le ciel rougeoie de chaleur. Une bluette de fantaisie caresse son visage, à peine perceptible, légère comme un cil. Ces paupières papillonnent sous la pensée invitée ; un sourire s’étire, dessine à ses lèvres une onde calme, propice à la rêverie, telle l’allure paisible d’une rivière limpide et sans entrave. Elle s’embarque et suit son flot feutré. Sa faible profondeur la rassure ; ses tendres rives bercent son humeur. Les minutes s’égrènent et accompagnent l’assoupissement naissant ; tel un châle souple et soyeux, ses paumes s’arrondissent en un élan de tendresse et assouplissent sa nuque avec délicatesse. D’un bâillement elle s’étire, regagne sa couche où la fraîcheur promise de l’étoffe l’accueille avec douceur.

À la dureté de Marthe

Le jour s’enfuit ; le ciel s’enflamme à ses côtés : la nuit, bientôt. L’horizon s’écrase sous la moiteur ; son rouge se noircit. Au seuil de la porte-fenêtre ouverte, le regard de Marthe se heurte au spectacle des champs minés et des forêts dévastés. L’eau manque ! La dernière flamme du jour brûle ses paupières. Ses lèvres sèches, endolories par la soif, échappent un rictus. Des pensées amères se succèdent, s’enchaînent et la portent sur les rives escarpées de l’aigreur. La rancœur raidit sa nuque ; tétanisent ses épaules. Ses mains se crispent et tentent avec difficulté un geste d’accalmie. Sans succès. Cette nuit encore, elle veillera.

Essais successifs des deux tons selon différents narrateurs : omniscient, interne du point de vue du personnage ou d’un autre personnage témoin de la scène. Je suis revenue à l’omniscient avec un même personnage mais porteur de deux prénoms, peut-être aussi à des époques et des âges différents tout en gardant la même non-action.

3. Pour l’honneur de Mémé


proposition de départ
rythme roman

Il y avait dans cette ville de Province, au numéro 9 de cette rue commerçante, une excellente boulangerie : la boulangerie Fournier tenue par la même famille depuis quatre générations. La patronne actuelle, Marinette Lebel –- née Grospied –- présentait de nombreuses qualités dont celle d’offrir en sourire d’accueil une poitrine avenante. Alors qu’elle trônait à la caisse de son commerce, entourée de croissants pur beurre, de chouquettes aux perles sucrées et autres viennoiseries, elle chassait ses mauvaises pensées en comptant et recomptant sa caisse. Enfin quoi ! Qui pouvait lui en vouloir, à la harceler à ce point ? « Tenir le coup, pensait-elle, comme Mémé ! » Sa fierté, et son honneur, –- elle le répétait à qui voulait l’entendre -– tenait en son honnêteté au-dessus de tout soupçon et transmise de grand-mère à petite fille. Le poids du pain, comme celui des croissants, était calibré, la monnaie se rendait au centime près, et jamais moins. Les impôts se payaient sans délai ; l’URSSAF, précisait-elle à sa clientèle, la citait même en exemple auprès des autres boulangers pour ses déclarations ponctuelles et rigoureuses : « Si madame Marinette Lebel respecte les délais, vous le pouvez également ! » Marinette approchait des soixante ans et vouait une passion à sa grand-mère Sidonie qu’elle n’avait jamais connue, car partie trop tôt. Depuis sa toute petite enfance, on lui parlait d’elle, on l’évoquait à chaque repas de famille, à chaque décision professionnelle comme privée. Sa photo, agrandie et transformée en tableau accroché au-dessus de la cheminée du salon, confirmait l’entretien du culte familial. La rue où Marinette Lebel et son époux travaillaient et résidaient portait le nom de l’ancêtre : rue Sidonie Fournier. La boulangerie Fournier et son habitation occupant les étages supérieurs se situaient donc au 9 rue Sidonie Fournier. Marinette regrettait de s’appeler Grospied de naissance, puis Lebel par alliance. Elle souffrait aussi en silence de ne pas lui ressembler physiquement ; les gènes de son père ne lui avaient pas transmis ceux de sa grand-mère. Ce qui la préoccupait ces jours-ci tenait en quelques courriers qui remettaient en doute et en cause la probité familiale du côté féminin. Des missives sans timbre glissées à l’aube – en tout cas le pensait-elle – sous la grille de la boulangerie. Elle se levait tôt pour les récupérer, à l’heure où son époux se couchait. Elle tenta plusieurs nuits de veille afin de surprendre l’auteur du méfait. Peine perdue. Le premier courrier lui était parvenu le trois septembre 2015 dans une enveloppe de papier kraft sans aucune mention. Elle crut à une publicité mais, sentant un objet à l’intérieur, elle s’aventura à l’ouvrir. Elle découvrit une clé en métal qui aurait pu convenir à la serrure d’une porte intérieure. Pensant qu’il s’agissait de cela, elle vérifia s’il en manquait à leur maison. Ce ne fut pas le cas ; elle la remisa et n’y songea plus. Deux jours plus tard, le cinq septembre : une autre missive dans le même type d’enveloppe. Cette fois-ci, un papier s’y trouvait et portait l’inscription suivante en lettres découpées et collées : « Marinette Grospied, on sait tout ! » De tempérament positif, elle conclut à une plaisanterie de mauvais goût. Cependant, la mention « Grospied » l’intrigua. Tous la connaissaient depuis plus de quarante ans sous son nom marital de Lebel. À la troisième, elle entama une enquête de proximité avec discrétion ; elle questionna son époux, quelques clients et rendit visite aux commerçants les plus proches sans dévoiler l’objet de ses recherches. Le suivant l’agaça davantage ; il indiquait que Sidonie Fournier ne méritait pas les titres et distinctions honorifiques reçues, des preuves l’attesteraient. « Toucher à Mémé, ça jamais ! » ruminait-elle depuis ce jour. À force de ressasser le pourquoi du comment, elle en perdit son premier sommeil. Elle ne parvenait à s’endormir qu’à minuit, voire à deux heures du matin alors que son mari se levait pour la première fournée. Son regard alerte se fatigua, son débit de paroles ralentit. Après dix courriers de la même teneur, Marinette perdit son entrain. Ce fut au onzième qu’elle en perdit l’appétit. À son irritation succéda l’effroi quand elle découvrit La photo envoyée et son épouvantable message : « Quitte la ville au plus vite, sinon… » Elle s’écroula à même le sol, en sueur, et pour la première fois de sa vie, demanda de l’aide : « Robert, viens vite, je fais un malaise ! »

rythme nouvelle

Quand elle découvrit le contenu de la onzième lettre anonyme, Marinette s’écroula à même le sol, en sueur, et pour la première fois de sa vie, demanda de l’aide : « Robert, viens vite, je fais un malaise ! » Pour Marinette Lebel, boulangère de son état, c’en était trop. Offensée au plus profond d’elle-même parce qu’on touchait à Mémé, son ancêtre trop tôt disparue, elle en avait perdu le sommeil, puis l’appétit pour se retrouver à terre en ce 27 septembre 2015. Lorsque son époux l’aida à s’allonger sur leur lit, elle repensa aux évènements qui l’avaient conduite à ce malaise et qui, tous, remettaient en cause la probité familiale du côté féminin, en particulier celle de Mémé, la prénommée Sidonie Fournier. Sa vie s’était construite sur le culte de l’ancêtre. Alors qu’elle appartenait à la quatrième génération de boulangers, elle regrettait être née Grospied puis nommée Lebel par alliance. Par ces courriers à l’origine inconnue, on venait déranger le puissant équilibre de toute sa vie, voire de la lignée familiale. La photo reçue et l’épouvantable message qui lui intimait l’ordre de quitter la ville au plus vite avait porté le coup de grâce. Sa résistance légendaire à toutes contrariétés chavira. À bientôt soixante ans, connaître l’humiliation et le déshonneur, devoir tout abandonner… Ça, jamais ! Voilà la promesse qu’elle se fit alors que le médecin s’activait à lui prendre la tension et lui déclarer enfin que tout allait pour le mieux, un petit repos de quelques jours tout au plus. Il ajouta : « Avec votre santé de jeune fille, vous nous enterrerez tous ! » À ces mots, Marinette Lebel se sentit plus combative que jamais, se promit d’élucider ce mystère et, surtout, d’en faire payer l’auteur quoi qu’il lui en coûte. Elle, si économe au sens propre comme au figuré, dès cet instant, partait en guerre pour sauver l’honneur de Mémé, et accessoirement le sien.

Pour « Quitter la ville », je suis partie du personnage de Marinette naît dans la P#2. Son profil s’est imposé, avec un parcours de vie, quelques grands traits, une lignée familiale de boulangers avec à sa tête Mémé Sidonie Fournier, et pour lequel tout abandonner constituerait un énorme défi. J’ai commencé par le long en posant une situation initiale qui présentait Marinette dans son environnement jusqu’au point de départ d’un déséquilibre. En appui : « Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll.

Dans la version brève, j’ai souhaité commencer in media res pour décliner ensuite brièvement son environnement et un à deux traits de caractère de Marinette. En appui, un de mes auteurs privilégiés : Guy de Maupassant avec « Bel-Ami » et « Au soleil ».

2. changer de ton


proposition de départ

Le samedi 27 août 1977 dans un quartier commerçant de Lyon, un homme d’une soixantaine d’années chargeait une Ford Granada ; il empilait des boites de chaussures à l’arrière du break. Plutôt que les empiler, il les jetait. Un attroupement se forma. Certains commentaient, d’autres riaient du spectacle ; une jeune femme pleurait. L’homme s’activait, hochait de la tête et moulinait des bras tout en assurant des allers et retours entre son véhicule et l’intérieur d’un commerce devant lequel il stationnait. Cheveux grisonnants et moustache cuivrée, il portait des lunettes épaisses cerclées d’écaille. Le cuir de ses chaussures brillait. Un costume beige lui serrait les flancs. Sa cravate se balançait et rebondissait sur son ventre rond. Une cravate à carreaux sur une chemise couleur saumon. Comme le cran de sa ceinture s’échappait de sa boucle à chacun de ses mouvements, il l’enleva et la jeta sur le siège passager. D’un geste énergique, il remonta son pantalon et le cala au-dessus du nombril qu’il portait haut. Des chaussettes assorties à sa chemise se dévoilèrent. Il poursuivit son chargement. Quelqu’un à ses côtés lui fit une remarque ; il s’arrêta net, prit un trousseau de clés dans la poche de sa veste et le lui lança. Il parla distinctement : « Vois-tu, je pars. Je quitte cette folie… Je suis fatigué de tout ça. » Une voiture de police ralentit puis se gara. Deux policiers s’approchèrent de l’homme, le questionnèrent et l’invitèrent à se calmer. Il s’énerva et les apostropha. La jeune fille en pleurs s’interposa ; l’homme gesticula de plus belle. Des commerçants postés sur le trottoir d’en face observaient et critiquaient la scène : « Si c’est pas malheureux de se mettre dans des états pareils ! » L’un d’eux l’interpela : « Henri, t’as besoin d’un coup de mains ? » L’homme lui répondit : « t’es content ? J’me casse. Que ce soit à cause de toi tout ce qui m’arrive que ça m’étonnerait pas. Salaud ! » La jeune femme pleurait toujours : « Papa, s’il te plaît, calme-toi. Moi, je t’aiderai. » Il la toisa : « Tais-toi misérable, tu n’es plus ma fille après tout le mal que tu m’as fait ! » Encadré par les deux policiers, il lança un regard circulaire en hochant de la tête et pointant son index à l’attention de chaque personne présente, il ajouta : « Je sais maintenant ce que vaut votre compassion. Voisins, collègues : tous dans le même sac ! Même toi Marinette avec tes sourires mielleux , bien calée derrière ta caisse enregistreuse et tes croissants. Vous cherchiez du croustillant, du licencieux à vous mettre sous la dent. Une rumeur, et hop, ça devient la vérité. Vous… Vous… Vous… » À force d’énervement et de colère, le visage de l’homme rougissait, il suait et son cou enflait. Une veine sur sa tempe violaçait ; il chancela. On entendit des « Oh mon Dieu. » Des « Vite, appelez un médecin ! ». On l’allongea sur la banquette arrière de sa voiture. Une femme âgée partit chercher un coussin dans l’un des magasins de la rue. De retour, elle lui suréleva les jambes. L’homme soufflait, de plus en plus pâle. Il marmonnait : « … pourtant dit… répété… Une rumeur… Une rumeur… Rien qu’une rumeur. Trop grand pour moi… Tout ça – Il pleurait – ma vie volée. J’ai rien compris. » Les pompiers arrivèrent et pratiquèrent les premiers secours. Ils emmenèrent l’homme. Les policiers s’en allèrent et l’attroupement se dissipa en quelques minutes. Restaient la boulangère et la femme au coussin. Celle-ci demanda : « Dites Marinette, c’est dans quelle boutique que ça a commencé ? » Marinette lui répondit, en se grattant le gras du bras : « M’en parlez pas, à deux pas d’ici, rue [inaudible], y a trois mois. Comme quoi, on peut se trouver là – elle leva son bras en haut – et se retrouver là – elle le baissa très bas – en un rien de temps. Et pour moi, y a pas d’fumée sans feu. Ah ça, pour sûr, c’est une bien sombre histoire ! »

Une envie forte de changer de ton par rapport à la marche d’approche en P#1. Plusieurs sources d’inspiration : l’huile sur toile de Pere Borrell del Caso « Fuyant la critique » (1874), celle de Félix Vallotton « La loge de théâtre, le monsieur et la dame » (1909) pour le point de vue externe et la difficulté à garder l’objectivité demandée. Puis, cet extrait tiré de « Les soupirs de Cyprien Morus » de Félix Vallotton à nouveau : « Quant aux voyageurs, nous les abandonnerons, d’ailleurs ils ne sont plus nulle part, ils roulent, ils sont suspendus et transitoires. » Et enfin, cette citation de Jean Cocteau : « Combien d’hommes profondément distraits pénètrent dans des trompe-l’œil et ne sont pas revenus… » Cela a constitué un méli-mélo d’idées et une trame de fond concernant la rumeur et ses effets vus de loin.

1. la flaque


proposition de départ

À sa nuque, la crispation des pensées contradictoires ; à son torse, le poids de la peine en écharpe vert-de-gris. Des larmes s’accrochent aux rives de ses paupières. Le guéridon de la Brasserie, telle une frontière entre les espaces intimes, ne le protégera pas cette fois-ci. Lui chanter un « Au revoir » ou lui murmurer un « Adieu » ? Ce sera l’adieu, il ne le sait pas encore. Le lacet de sa chaussure gauche se dénoue sous l’agitation qu’il tente de contenir. Les regards indifférents des passants le traversent, nombreux en cette veille de déclaration de guerre imminente. Chacun s’affaire au départ, hésitant entre éloignement et non-retour. Tous se projettent dans l’éloignement. La victoire s’annonce et se vit à portée de mains, de baïonnettes Rosalie, et d’espoirs conjugués. Les autorités l’affirment ; il ne reste qu’à les croire. Elle tarde. Sa chaise l’espère, le dossier arrondi, presque alangui dans son rotin tressé, les pieds assurés, chantournés avec élégance, pour l’assise gracile promise. Lui chanter un « Au revoir » ou lui murmurer un « Adieu » ? Espérer la force de son parfum pour le courage, s’enivrer de Patchouli pour l’inconscience. La tasse de café s’esseule à se refroidir sous l’attente. Les pièces de monnaie jetées avec dépit ternissent l’éclat de la porcelaine. De cette absence, invitée de ce rendez-vous manqué, naissent la solitude de l’homme et la trahison de ses croyances d’enfant. Qu’il s’agisse d’une seconde ou de décennies, les espaces s’enchâssent. Parfois, un détail fixe l’attention jusqu’à l’épuisement, ou son remplacement. Ce guéridon-là aura traversé les drames comme les bonheurs, ces chaises-là, au cannage fatigué désormais, auront accueilli des dos, des épaules et des fessiers, du menu à l’imposant. L’une éprouve encore cette jeune femme à la peau moelleuse, surprise de se retrouver ici, face à ce boulevard bondé d’étudiants qui se pressent et s’agitent. En mini-jupe, guerrière involontaire d’une nouvelle ère, elle se promet libertés et choix. Viendra-t-il ? Bien qu’elle se refuse à la dépendance, pire à la soumission, elle s’interroge sur le comment de son objectif. En pleine confusion d’affranchissements, elle serre avec fébrilité le Vichy-Fraise entre ses doigts aux ongles peints de rose poudré. Il est trop tôt pour un « Alexandra ». Peut-être quand il sera là. Les hommes des tables d’à côté rient de ses cuisses, de coups d’œil furtifs en coups d’œil appuyés. À cet instant, elle se vit comme un défi à l’ordre convenu, en oublie celui qui s’apprête à la rejoindre. Celui-là qui court et gravit quatre à quatre les marches à la sortie de la bouche de Métro. Alors qu’il s’offre à son attention, le souffle court, elle l’ignore tant elle se concentre sur son devoir de combattante. Le carré de la table a remplacé les courbes du guéridon et déforme sa perspective. Il lui apparaît si loin, si petit, perdu dans un coin de ciel, à en oublier le bleu. Son essoufflement la dérange, elle lâche un « J’ai failli attendre ! » Ses cuisses offertes lui intiment l’ordre de guerroyer. Il hésite, se détourne ; il ne reconnaît pas la charmante jeune femme de la veille. La terrasse ouverte aux quatre vents l’invite au repli, voire à la fuite. Ses pas le portent ailleurs. Sans un mot. Seuls deux haussements d’épaules partagés. Nul besoin de lui, elle décide d’occuper la place au centre d’enjeux qui la dépassent. Un père et son fils lui volent la chaise face à elle. Sans un mot. Le temps la fige alors en un tableau d’époque jusqu’à la malmener, malgré sa résistance. Se lever avec dignité. Penser à autre chose, vite un objectif simple : rêver de ce pantalon, celui de la page vingt-cinq de « Marie-Claire » ! Le rouge chasse le rose et s’affiche sous le gris du ciel. Un rouge passé. La bâche d’ombrage s’élime ; la brasserie a perdu son allure et ses clients. Les pots d’échappement rejettent leur gaz concentré. L’air se poisse autant que les surfaces. Le synthétique remplace le cannage de Rotin. En toile de fond, tout est gris du sol au ciel. Le rouge persiste en touches : la bâche – omniprésente- les cendriers devenus publicitaires, quelques cravates incongrues, et surtout le creux des yeux. Un petit garçon s’écorche l’arrière du genou contre le rebord usé de la chaise. Il s’agrippe à la table qui tangue sous la pression, fatiguée en son centre de gravité par la rouille. De la brasserie flamboyante, il ne reste qu’un bistrot à la terrasse appauvrie et clairsemée. Tout est vieux et abîmé… même son père assis en face de lui. Il cherche à comprendre ce qu’il vient de vivre du haut de ses cinq ans. Il n’ose pas questionner de peur d’ajouter – il ne saurait dire quoi — à la tristesse de son papa. Il ne saisit pas l’importance du « Boire un coup », surtout après. Surtout ici. Il préférerait être dans sa chambre à jouer aux voitures. Rejoindre Nounours qu’il a laissé tout seul ; il n’a pas obtenu l’autorisation de l’emporter avec lui. « Ce n’est pas un lieu pour un nounours » lui a-t-on dit. Il se demande si c’était bien un lieu pour lui aussi. Il déteste cet endroit : « C’est moche, sale, et ça pue ! » Ses doigts se collent de gras abandonné çà et là. Des miettes de sandwichs se trouvent encore sur le faux marbre. Il comble le vide de ce moment en les attrapant de ses paumes poisseuses. Trois tas ! Il a réussi trois petites montagnes, sous le regard absent de cet autre qui l’oublie. Des images l’assaillent. L’accident d’abord, les bruits ensuite, puis les odeurs. Surtout celle de l’essence. Son petit nez se pince ; la nausée serre sa gorge. « Et pourquoi l’habit du dimanche alors qu’on est mardi ? » Il n’y a que des hommes autour de lui. Il a mal à la jambe, il a envie de vomir, il a envie de dormir, il pense à Nounours. L’homme en face de lui s’engouffre dans le tunnel sombre et périlleux du désespoir. De ses yeux jaunes, la vie s’enfuit. Des fantômes se reflètent sur les vitres du bistrot à l’éclat dénaturé. Le petit garçon craint de disparaître, emporté par l’un, et par ces autres. Alors, dans un effort où le courage rassemble toute son énergie du haut de ses cinq ans de vie, il ose demander : « Papa, t’es mort toi aussi ? » Le silence. Il ne peut plus retenir cette peur étrange qui le submerge : un liquide chaud traverse les tresses de plastique. Le rouge cogne à ses tempes ; le gris l’envahit, des nuages encerclent son petit cœur. Dans un effort de compréhension, il conclut : « Tout ça qui arrive, c’est à cause de moi. » Reste la flaque. Une flaque intemporelle. Et la honte.

Après avoir posé plusieurs idées, plus ou moins proches de projets en cours, je les ai abandonnées pour le laisser-venir, le laisser-écrire. L’envie d’un lieu unique, d’un espace concentré au sein duquel les époques se superposeraient. Des histoires, des scènes, des actions, toutes à ces instants d’avant la bascule. Je suis partie d’une table et de deux chaises à la terrasse d’une brasserie. Les personnages ont pris place.

 



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1ère mise en ligne 16 juillet 2020 et dernière modification le 22 juillet 2020.
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