Jean-Baptiste Mognetti | Cobaene

–> AUSSI DANS CETTE RUBRIQUE
l’auteur

Jean-Baptiste Mognetti, né en 1983, est diplômé des Beaux-Arts Paris et plasticien.

À lire et découvrir :
 « Florange, PSA, La Ciotat etc. », article politique n°158 publié en ligne sur le site de L’Humanité le 28 mai 2013, www.libresechanges.fr
 Voyage en la Terre Autrement Dite : Laura Huertas, 2012, www.art-action.org.
 White dreams (collectif) Paris, NFE, 2011.
 Diopters of Sorrow – traduction éclatée, texte présenté et mis en musique par Nox Factio dans le cadre de l’exposition Absolute Body Control, galerie Limbus Europae, Berlin, avril 2011.
 Industries, 105 rue de Paris, Bobigny. A partir du 5 juillet 2013.

Contact via LinkedIn.

le pitch

Avril 2013. Une mélancolie tenace me pousse à réécouter, à reconsidérer la musique d’un groupe légendaire de la scène grunge des années 1990 : Nirvana. Le son, dans ma vie, prend le pas sur le sens, envahit des journées laissées en friche, à l’image des pages qui viennent, volontairement présentées sous la forme d’un journal intime. Nirvana au jour le jour, vu à travers le prisme d’un échouage personnel et progressif. La désuétude de la recherche historique et musicologique a sombré dans un sentimentalisme finalement assumé : « Quand tu te réveilleras ce matin, lis mon journal s’il te plaît. Fouille dans mes affaires et devine-moi » [1]. Comme Cobain à ses débuts, j’ai voulu errer en conscience dans les méandres d’une quotidienneté dont je livre ici les sombres fragments. Et mon intimité s’est enfin mêlée à la nuit de l’immense leader de Nirvana. Rien d’immodeste dans ce processus, sinon la volonté de comprendre un oppressant retour de flamme. Je ne le savais pas, mais un événement allait couper court à mon envie d’écrire et interrompre mon journal.

Comment approcher par l’écriture et le récit le continent esthétique et social qu’est l’aventure du rock, comment attraper pour la littérature ce dont il est dépositaire de destin et légende ? C’est désormais un des champs de recherche et d’invention majeur, et un biais des plus puissants pour décrypter le présent dans toutes ses harmoniques. La fiction à entremêler avec l’enquête, le journal intérieur avec le journal tenu par l’autre. Ce qu’entreprend ici Jean-Baptiste Mognetti sur les traces de Nirvana, et le destin de Kurt Cobain. FB.

le texte

 

Août 1994

Écouteurs dans les oreilles, j’erre à la frontière de l’Etat de Washington, au Sud de la province canadienne de la Colombie Britannique. Un lac, pur comme du cristal et dans lequel se reflètent de verdoyantes collines, me sépare des horizons étoilés et sans bannière des déserts de Kerouac et des routes solitaires de la grande littérature américaine. J’ai avec moi mes héros, qui n’habitent plus la temporalité terrestre : le continuum désolé de la portion de bitume canadien sur laquelle j’use mes baskets. Heureux sont ceux qui vivent – ou meurent – d’une éternelle adolescence. Leur voix transcende les âges.

KURT COBAIN (1967+ ∞)

Je rejoins un ami dont le père est géologue pour une compagnie pétrolière et motard convaincu. Mystique du forage, enquêtes de terrain et le mythe suprêmement américain de la motocyclette. Le problème reste, à chaque commencement, d’inhiber la corrosion et de lubrifier le moteur à explosion. Je livre donc le texte qui vient aux imprévus, à la violence, aux accélérations, retards à l’allumage et autres difficultés d’embrayage.

Le rock’n’roll est résolument la musique du carburateur, présent sur les anciens moteurs à essence et aujourd’hui remplacé par l’injection électronique. Technologie allemande. Mais l’adolescence de l’art demeure voilée par un épais nuage de pétrole. Géologie, longs trajets routiers avec sacoche de réservoir, binarité carbonique et rythmique ; le décor est planté.

Sur la route, les engins monotraces filent vers Aberdeen, quelque part au Sud de ma mélancolie. Sans doute s’apprêtent-ils à traverser le plateau basaltique du Columbia, où la roche en fusion a fait le lit volcanique de vastes bassins et d’un fleuve long de 1954 kilomètres connu chez les Amérindiens sous le nom de « Wimhal » : une artère conduisant naturellement le voyageur sans destination du Canada aux Etats-Unis.

Redécouvert par le capitaine de marine marchande et explorateur américain Robert Gray, le cours d’eau prend en 1792 le nom du sloop préposé à la traite des fourrures commandé par le pionnier : Columbia Rediviva. À l’approche du Pacifique, le ciel de l’Histoire s’éclaircit.

46°58’33° Nord, 123°49’67° Ouest et 8 heures de décalage horaire.

Aberdeen est la capitale économique du comté de Gray’s Harbor. L’Océan n’est pas loin des blocs de béton, des buildings – quarante étages puis l’Enfer d’un ciel de plomb. Les tunnels conduisent droit à la mer, à l’eau usée des détroits. Le lieu présumé d’une explosion acoustique ou d’une implosion neuronale. Un environnement qui, de toutes les manières, invite au suicide.

Anti-paysage concrétions de ciment et de silence
N’existent
Ici

Que sous les espèces d’un assourdissant passage de l’air dans les bronches atrophiées de la civilisation

Naval est le chantier et triste comme une sonate d’automne. La flamme est couverte et la lutte ouverte. Demain la déprime, encore et encore. Comme une boucle explosive, les lamentations nous reviennent en plein visage, du tréfonds de l’ère contemporaine en ses déclins successifs. Pourtant, les jours heureux ne semblent pas décidés à revenir cette fois-ci. Kurt n’avait-il pas prévu qu’il se consumerait dans une flamme de gloire ?

Bienvenue à Aberdeen, Washington. Bienvenue en enfer. Vous avez traversé les apparences, fait la connaissance des lendemains couleur de minium. Golgotha bon marché l’espace où les souffrances s’écorchent, où les corps se délitent, où les âmes se dissolvent.

Criez. Personne ne vous entend. Au pied de la Croix, Kurt a installé un amplificateur, planté des coquelicots. C’est Morphée, fils du Sommeil et de la Nuit, qu’on a crucifié sur le terrain fraîchement remué de la récession. Les mannequins et les disques se vendent par milliers.

 

3. 04. 13

Les temps changent. Ils s’épaississent surtout. La candeur le cède au viol et les bus aux mobil-homes. Le vagabondage s’enlise dans l’échec qu’il fuyait, trente ans plus tôt – avec les beatniks - de toutes ses forces. Dans les caravanes, on entasse les bibelots, la mémoire des traversées. Au bord des vitres en plexiglas trônent les trophées d’un passé révolu. Petites figurines rock’n’roll, badges, cailloux et les photos extraites d’albums poussiéreux. On ne peut plus faire l’impasse sur une tristesse froide. L’alcool distillé par les drugstores et les stations-service rencontrés au fil de l’Initiation ne suffisent guère à satisfaire une rage définitivement ancrée dans les baies solitaires d’un Ouest enfin conquis. Cobain, dès la naissance, était en voie de disparition, à l’instar des espèces rares qu’on croise au détour des sentiers désolés des parcs naturels de l’état de Washington.

 

4. 04. 13

J’ouvre, avec Kurt Cobain, une nouvelle page de ma vie ; un nouveau fichier. Comme pour conjurer le mauvais temps, dehors, et les ennuis, bien au chaud dans mon salon. Il faut dire que depuis quelques jours je prends les choses comme elles viennent. Sans chercher à comprendre. Et je crois ne pas être le seul à vivre ainsi. Il est curieux de noter que plus l’époque exerce sur l’individu un contrôle qu’elle voudrait total, plus celui-ci lui échappe, préférant la tangente aux destins tout tracés de la circonférence, aux rayons émanant d’un même centre ; ce qu’on nous oblige à penser à travers la presse, la télévision, la publicité.

 

5. 04. 13

Drôle d’hommage. Dix-neuf ans après la mort de Kurt Cobain, le Seattle Post-Intelligence publie une série de clichés témoignant de la détresse des fans et de la violence de la scène du suicide ; pots de fleurs, quelques lierres, de la mousse et des herbes folles. Les rideaux jaune-citron fermés pour toujours sur une génération perdue. Le pavillon du Lake Washington Boulevard s’est tiré une balle dans la tête. C’était un vendredi.

Les images me semblent à la fois familières et étranges. Elles remontent du fond mon adolescence tardive jusqu’à la surface d’un quotidien amer et dur.

Tandis que je tente, devant l’écran de mon ordinateur portable, d’identifier clairement le désir qui est le mien de mettre en mots le mystère Nirvana – personnel et impersonnel dans le même temps – les trains circulent sous ma fenêtre, joignant les points neutres d’une banlieue que je voudrais américaine.

 

29. 04. 13

Au-delà du miroir du Temps et des Temps Modernes persiste un pseudo-paradis pas artificiel du tout, les nuages de fumée des forges de Vulcain, la fonte des sonorités les plus lourdes, l’entêtante rythmique de la machine d’avant la boîte à rythmes ; la musique du métal. Aberdeen. A l’envie d’en découdre se résume le présent. Adolescent, je veux bien le rester, s’il s’agit d’écouter Cobain et d’arpenter les hangars vides, les pistes d’où rien ne décollera plus que le diamant noir d’une inconsolable errance.

Cobain : le dieu du feu, des métaux et des combustibles, des volcans et des révoltes, à qui les armes de l’ennemi sont consacrées. On condamne toujours par avance l’audacieux forgeron.

Le siècle a perdu la mémoire, oublié que les temps, parfois, sont durs. La musique d’Aberdeen, son potentiel atroce de spécialisation acoustique, ses dérapages contrôlés, lui auront crevé les tympans, chargés de récoltés les vibrations résiduelles d’une suprême violence.

 

6. 05. 13

Premières recherches. Je découvre que Kurt Cobain a d’abord vécu en bordure d’Aberdeen, sous les auspices d’un désespoir tout tracé ; la ligne blanche qu’efface la gomme des trucks sur la route du martyr.

Le grunge n’est atteint qu’en dessous d’une température dite critique et sous une pression au moins égale à celle de l’époque. Les coutures craquent et le béton se lézarde. Wendy Fradenburg, mère au foyer, et Donald Cobain, mécanicien, se séparent en 1976. C’est le début de la fin, la préscience d’une mort prématurée, la préméditation d’un meurtre personnel.

L’hiver et le printemps, dans le Pacific Northwest, sont les saisons les plus exposées aux pluies fines, à la bruine et au brouillard, parfois à la neige. La seule échappatoire à la dépression climatique reste l’enfermement dans le garage ou le studio d’enregistrement, à l’abri de la mélancolie ambiante. Il y aussi les caravanes abandonnées, mobil-homes et sacs de couchage.

Aberdeen est une ville sans domicile fixe. La mode y est à l’alcoolisme. Kurt aurait mieux fait de s’engager dans la marine après avoir suivi les cours fastidieux prodigués à l’école élémentaire Robert Gray. Mais c’était sans compter sur un oncle bienveillant du nom de Chuck. Pour ses quatorze ans, Kurt se voit offrir sa première guitare. Bon marché, elle provient du Rosevear’s Music Center, aujourd’hui situé au numéro 110 de Wishkah Street. Aberdeen, WA 98520. Fermé le dimanche.

 

7. 05. 13

La première guitare, celle de l’Enfance. Et la dernière, prise dans le béton d’un rêve à jamais irréalisable : sortir du trou à rat occidental d’Aberdeen. Les sonorités désabusées d’une Fender Jag-Stang en configuration gaucher ont été déposées, comme une gerbe fanée, par Kim et Lora Malakoff le 5 avril 2011 sur le bord d’un Styx paisible : la rivière Wishkah.

Corps, frettes et manche en ciment, un phylactère pointé vers les cieux sans issus de l’état de Washington. Le monument vaut autant que le lieu, que les lieux de Cobain, tombés en désuétude à force de vains pèlerinages. Le dieu qui y réside ne peut rien à la désespérance des groupies ni à l’immédiateté du culte. Le message est parfois volontairement brouillé par les autorités. D’une stèle mettant en garde le passant contre les méfaits des drogues dures on ôte le mot « FUCK » en 2009.

 

8. 05. 13

J’ai vu en rêve le monument s’effondrer, le texte s’arrêter net.

 

9. 05. 13

On me tire un affreux tarot. Lame 1 : le Diable. Lame 2 : la Roue de la Fortune. Vues du square, les mélodies bourgeonnent de rage, pressent la violence de s’exprimer, ici et maintenant, et éclatent en roses funèbres.

 

10. 05. 13

Kurt vit de son chômage, de coupons alimentaires. Rien d’autre à faire que chanter contre le mur des mots.

 

11. 05. 13

Mélodies en friches. La seule voix du chanteur mythique de la scène grunge américaine a paré d’un romantisme nouveau – hérité peut-être des ancêtres allemands de Kurt – tout l’horizon de la musique industrielle : non pas seulement un cadre artistique prédéfini, mais une « ambiance », un décor, un fond. Le bruit initial des ouvrages en construction. Musique industrielle des confins de l’Ouest.

Il faut dire qu’au cours des années 1970, le rock perd de son intensité contestataire. L’énergie, fournie par les jazz et transformée par les idoles des sixties, se dissipe et la partie de flipper tourne au fiasco. Les billes lancées dans l’espace-temps scintillant de la consommation de masse finissant par regagner leur position initiale : le foyer stable de la bourgeoise américaine. D’une certaine façon, les poètes de la génération pulsatile d’avant le doute ont retiré leurs pions au bon moment.

Les débuts du mouvement punk tranchent avec la situation économique du pays. Pourtant, l’agressivité est décidée à ne pas faire long feu. Les bougies sont instantanément soufflées par une déflagration mélancolique : celle de l’urgence. No future.

À peine entamée la relation amoureuse, il est impératif de rompre. Consciemment ou inconsciemment, le slogan ne cessera d’être prôné par Cobain. Du début des travaux à l’autodestruction et au dynamitage des logements à loyer modéré la distance n’est pas plus longue qu’une vie de star. Vingt-sept années de bons et loyaux services, scarifications rythmiques, sutures et autres sévices.

Nirvana opère, sous anesthésie locale, une synthèse. Sale et régressive, à l’instar du terme même de grunge : quelque de chose de crasseux que, par un effet de sublimation alchimique, j’envisage comme une oxydation donnant vie à l’élément atomique numéro 67 ; année de naissance de Kurt ou terre rare, s’oxydant rapidement dans l’air humide de l’Ouest américain.

Je me dis que peut-être le lecteur, à la fin, sera en mesure d’apprécier la grandeur du moment magnétique dont, avec Kurt Cobain, il est ici question. Pour cela, il semble falloir d’emblée se débarrasser d’un certain nombre de préjugés qui pèsent sur la musique des clochards célestes des environs de Seattle.

Par grunge – ou « crasse », somptueux ornement des guenilles et des étoffes rapiécées d’une civilisation en pleine perdition géographique – il faut entendre « scorie », résidu minéral, produit excédentaire de l’affinage et de la fusion des métaux lourds.

Paradoxalement, Nirvana met en mots et en bruits, en phrases et en cadences l’élan raté d’une Amérique en panne sur la bande d’arrêt d’urgence de l’essor industriel :

 

« La fin des années 80 »

(…) illustration subliminale d’une société qui s’est foutue en l’air toute seule en s’enfonçant dans un système réchauffé de cupidité.

(…) On a le sentiment d’avoir payé beaucoup trop cher pour absolument rien de stimulant ». [2]

Cobain fait les poubelles, chiffonnier céleste dans la plus pure tradition des sixties. Après Kerouac, après Ginsberg, après Jim Morrison qui y trouvait la splendeur sauvage d’une enfance hallucinée, elle aussi, par la bordure d’une autoroute, quelque part entre Santa Fe et Albuquerque. Indiens agonisant sur l’asphalte de la colonisation.

Dès le départ pourtant, le grunge se définit comme un sous-genre du rock alternatif. Dans les marges décidément, ou sous terre, carrément. « Sub pop » [pour Subterranean Pop], label indépendant créé par Bruce Pavitt et Jonathan Poneman, produit en 1989 le premier album de Nirvana : Bleach.

Bleach ignore les bonnes manières. Album historique peut-être. Sans doute même. Le premier et le dernier à mon sens à livrer le cadavre des influences [Led Zeppelin, Black Sabbath, Metallica] à la vermine des cimetières municipaux. Cobain, Crover, Novoselic, Channing y sont des animaux rampants. Complaisants, tels le lierre des pavillons de banlieue. Et si c’était cela, écrire ? Se dresser pour obtenir les faveurs d’une pensée ou écarquiller les yeux dans le noir.

 

12. 05. 13

Bleach enclenché. Le téléviseur tourne dans le salon et je prends ma revanche sur la tournure consensuelle prise par la journée qui s’achève. Depuis le début du mois, le ciel ne consent à s’éclaircir que lorsque la nuit tombe, avec ses ondées d’étoiles et de fraîcheur. A travers la baie vitrée, derrière l’écran de l’ordinateur, les travaux continuent sur la voie ferrée. On soude, on découpe et le bruit de fond de cet acharnement humain fait écho à celui de Bleach, qui passe en boucle.

Dans mon adolescence, il était acquis que Nirvana éveillait les consciences. Aujourd’hui, les accords sont effectivement décolorés, sans rien avoir perdu de leur puissance cependant. Aux tendances artistiques actuelles, caractérisées par la récupération de l’image d’une violence factice, par le réemploi d’icônes nettoyées de leur initiale souillure, je veux répondre par la désuétude commerciale d’un hurlement américain. Chimène a besoin de la nuit et du silence pour pleurer.

 

14. 05. 13

Avec Cobain, désormais, j’écris et compose seul. Nevermind.

Irrigué par un puissant son punk rock, l’album demeure corrompu par des mélodies illusoirement pop. C’est à ce prix que Nirvana sort de l’ombre le 24 septembre 1991.

Il faut se remettre au travail sans attendre de réponse. Pourtant, c’est infiniment lent, car la question est de composer avec une temporalité léthargique, dans les limites d’un aquarium ; les eaux croupies d’une piscine à l’abandon.

Les échecs me prennent par la main, m’accompagnent tout doucement au bord du gouffre. Sans rien dire. Ils étouffent progressivement les lendemains.

Something in the Way est le long slow qu’on aimerait danser avec une pin-up triste un samedi soir. Dans la marbrerie rien à signaler. La pompe est funèbre, le cimetière fermé pour travaux comme dans un paysage d’hiver de Caspar David Friedrich.

On a laissé les corps à la morgue. Et les tombes ont pris congé de la neige. Un corbeau se penche sur quelque béance alentour. L’espace du monument, vrai monument : trop lourd. Entre les bouleaux et le pont : effigie. Un espace est toujours maladroit.

Dans la marge : répétitif par nécessité, le système-Nirvana décrit à partir de 1991 une courbe analogue à celle d’une fusée lancée pour rien dans un ciel trop lourd. Avec cette hésitation à partir qu’à la déclaration.

 

15. 05. 13

Le printemps est in utero, avorté bientôt par de désastreux changements. Dans mon salon de velours les nuits de pleine lune je porte un regard cynique sur les erreurs passées. L’harmonie des astres n’est pas pour tout de suite.

Au-delà de la pulsion du viol [rape me, my friend !], comme une façon de consentir à l’échec en sa tendresse, se trouve le détachement, dont le suicide est la forme accomplie. Un non-état accessible par le meurtre de la culpabilité et l’absorption de poisons d’un genre nouveau : ceux du moment, les consommables. Désespoir à prise rapide, voire instantanée.

Heart-shaped Box sur Youtube :

L’espace de Cobain n’a rien de photographique. Pluridimensionnel, il se déploie à l’inverse de tout déploiement, à l’opposé des pôles, dans l’ombre de l’ultra-lumière d’une Amérique éteinte, à l’inverse du néocapitalisme. Sauvages, l’Amérique de la finance et son contraire. Kurt enregistre, immense et blême, un peu éméché dans la blondeur rimbaldienne du soir. En un éclair la journée est passée de l’espoir au malheur. Le clip est prémédité :

William Burroughs est assis en face de Kurt. Radiographies de sperme traversant un pénis. Image d’une petite fille de trois ans, blanche, aryenne, blonde, en tenue de Ku Klux Klan [3].

Ne pas shampouiner trop vite la moquette maculée de sang.

Présumé innocent Kurt. Qui accuserait d’homicide volontaire un ange descendu sur terre pour laver les rues d’Aberdeen des sordides outrages qui s’y perpétuent depuis des siècles ?

Les ouvriers refont les voies. Ils plantent des clous dans l’acier des banlieues. On n’est pas seul quand on n’a pas de boulot. On porte avec soi une mallette remplie de malentendus et d’insomnies, de chambres d’hôpital et de crucifixions sur fond orange, de mélodies marquées au fer rouge d’amours absurdes et sans lendemain.

Kurt couche sur le papier à musique cet immense désarroi. Les tendons claquent, les vertèbres et tout le reste.

La leçon à tirer d’un échec : refaire, toujours, dans le studio, le même geste. Revenir sur ses pas sans se trahir. Changer la donne, à chaque instant, avec des rebus assumés. On n’est pas passé loin de la catastrophe. On a failli passer par la fenêtre. « On » : l’époque, l’Amérique.

Et puis le bonheur a rosi, d’un coup, comme la joue de l’amante. Dans la confusion les corps s’entrelacent, se mélangent, se pénètrent sans même se toucher. Phénomène magique que cette anamorphose des chairs tendres de l’être. Si le miroir est courbe, alors la déformation est réversible. Dépravation perspective.

Au fond, un frottis de gris évoque les fumerolles cadencées des cheminées d’Hoquiam où Kurt est né.

Nirvana voulait dire un triptyque de Francis Bacon et l’arène et le sable soulevé par une sensuelle secousse. Les papillons, auxquels se sont substitués de sanguins pavots, se débattent dans l’acidité du siècle. Le clip gravite autour de ces images.

Pour Cobain comme Robert Gray, les belles villas d’Hollywood, les panoramas côtiers, les salons bien décorés où entre la lumière des après-midi d’été n’ont aucun sens.

Les paroles viennent couper le texte. Incapable d’avancer, je me réfugie dans la chanson la plus touchante de l’album, où la tendresse est reléguée au cortège des non-états créés par Cobain. All apologies, donc, pour la coupure du plan-séquence. Avec Nirvana, il faut apprendre à revenir en arrière, à secouer des centaines de fois la poussière de ses bottes, à écouter et à réécouter sans cesse. De fait, il y a autant de Nirvanas que de moments de doute. Le génie tient sans doute à cette universalité de la défaite. Peu l’ont envisagée. Tous l’ont payée de leur jeunesse. Ils s’appellent Masaccio, Schubert, Cobain.

 

16. 05. 13

Depuis les planes hauteurs d’Aberdeen je contemple le studio désert : amplis en attente, microphones, câbles et surtout la non-violence du nirvana. J’écris envers et contre toutes les Courtney du monde, qui nous sont aussi nécessaires qu’inutiles. Ici j’avance un pion, une opinion conditionnée par le café que je prendrai après demain avec l’amour du moment, aux abords d’une gare déserte.

Au fond et au départ, il y a l’Amérique de chacun : un aiguillage vain, un chemin qui ne mène nulle part. Ce qui m’attend de l’autre côté du destin – aveu ou conflit, désir ou latence – ne vaut pas la mort. Cela, Kurt l’aura compris bien avant moi. L’année de mes onze ans sans doute.

L’inquiétant thème astral est passé à côté d’un événement majeur : le braquage de la conscience. D’un coup, la vie change de plateau et grimpe en danseuse jusqu’à la paix suprême. La nomination du début contient la fin.

Nirvana est Éveil, fin de l’ignorance, combinaison substantielle des soifs : les sens, la vie, l’annihilation.

Nirvana est l’extinction d’une flamme au Matin de l’Ouest. La souffrance exsufflée, expiée, expirée avec ce qu’elle charrie de désirs, volitions et autres conceptions erronées. La pénibilité des renaissances, la cruauté des mues.

Nirvana n’est pas, loin s’en faut, paradis. Purgatoire plutôt. On n’y reste pas. Tout comme la musique, le terme dénonce la permanence pour lui préférer l’Absolu.

Extinction-libération, ultime et éternel sursaut du réel. La condamnation à l’impermanence ressemble à s’y méprendre à l’Enfer.

 

17. 05. 13

COURTNEY + KURT

En 1992, Courtney épouse Kurt, à Hawaii. Aloha party, sourires et faux-semblants. Plus on s’oublie et plus l’existence rappelle au bon souvenir de l’innocence la fatalité suprême de son ordre ; la tendresse quitte les lieux. Rétention cruelle des instincts. La chose n’est jamais prévisible mais funeste, toujours.

On n’aurait pas dû les mettre ensemble ces deux-là. Ils sont tombés l’un dans l’autre. L’un dans le miroir de l’autre. Ils ont joué à la roulette russe de Love, tiré le mauvais le numéro. Mais ce n’était pas de leur faute. Kurt s’est retrouvé prisonnier, à force, d’une boîte en forme de cœur où Courtney gardait précieusement toutes les lettres de son ex-compagnon. La promiscuité, à la fin, nie l’amour et détruit les distances. Et puis tout passe. Courtney a pris son train sans attendre sur le quai de la gare que Kurt vienne l’embrasser. Ou juste la prendre de ses bras, traquer l’osmose dans les fibres du moment jusqu’à ce que sonne l’annonce du dernier round : celui où les rideaux se baissent sur un fusionnel blackout dans la chambre d’hôtel. Il a fallu qu’elle range sa guitare et lui dise : « Rien ne s’est passé ».

 

18. 05. 13

Elle refuse de lui tenir la main, s’achète du vernis noir et un flacon de poudre de diamant dans lequel elle trempe aussitôt ses doigts frêles ; désir d’effacer ses propres erreurs. Courtney et Kurt. Funambules en errance au-dessus des palais. Prennent un café, se disent adieu. Elle a quelqu’un d’autre dans sa vie, infiniment plus respectable :

HEROINE

 

19. 05. 13.

Beauté sauvage de Courtney qui ne répond plus au téléphone : finesse des attaches et des galbes, terminable chevelure et la cambrure dorsale du désespoir contemplée depuis un point extérieur à l’univers, la nuit avant la mort.

Défoncée, la nuit a pris la mauvaise habitude de ne pas rentrer seule, de se faire prendre en stop ou raccompagner en taxi. A chaque panneau de signalisation un seuil franchi – palier de compression – vers le néant. Nébuleuse, elle s’endort ensuite dans les bras de la tristesse et réprime un hurlement. Après Kerouac et Burroughs, Cobain a tagué son pseudo sur le front noir d’une noirceur définitive. Ils ont nagé ensemble dans les vases de l’Etang suprême mes deux héros, arrachant d’un coup leurs vêtements – canadienne ou jeans troué. Le morceau scotché d’avance sur le mur de la chambre : « Y fallait pas me demander de dormir avec toi ». Dans les vapeurs du choc s’envole un Kaddish.

 

24. 05. 13

Décoloré le mois de mai, envolé, pas si joli. 2013 endeuille toute condition météorologique, comme si le ciel de mon propre quotidien avait été aspiré, emporté à la suite d’un échappement malencontreux, par la spirale Cobain. Au bout de dix pages, je suis obligé d’arrêter, de m’en remettre à l’observation, aux déambulations et aux beuveries solitaires. Il en résulte en mal de ventre persistant, symptôme « cobainien » par excellence.

Le truc tourne d’ailleurs assez rapidement à la gastrite, effet de quelque désagréable nouvelle traînant dans l’air pluvieux de la désillusion. Cloué au lit par la douleur – un coup de couteau dans le foie – je suis le Samsa de La Métamorphose. Peut-être en ai-je trop fait ces derniers temps ? Impossible de le dire : mon sismographe est mal réglé.

Aller chez le médecin amplifierait, me semble-t-il, la douleur. Pour le moment, je saisis bien l’incapacité de Cobain d’ingérer quoi que ce soit. Les heures passées à écrire s’en trouvent réduites, achevées par la fatigue et l’envie de s’allonger, de dormir, d’oublier. Loin d’un être adepte de la somatisation, je me résigne à reconnaître l’impact de l’esprit sur le corps. Le temps est venu des difficultés littéraires, des maux d’estomac, des blessures intestines. Je n’ai même pas eu le loisir d’enfiler mes ray-ban pour aller flâner à la terrasse d’un café. Six degrés aujourd’hui – 24 mai - et un paquet de toasts.

 

25. 05. 13

Il faut toujours que les journées finissent mal, même si une éclaircie se dessine à l’horizon, comme un matin de tableau vénitien.

 

26. 05. 13

Sur mes lèvres une caresse, effusion de brillance. Le doublage est ma spécialité. Le deuil : intercepté au passage de l’onde comme un frisbee fluo. Et ça revient en boucle ; l’obsédant faubourg d’Aberdeen où le ciel se fait coincer entre les blocks. Avant de te rencontrer, je vivais sous un pont.

 

27. 05. 13

La voix de Cobain, hagarde, m’empêche de plonger.

 

28. 05. 13

Ni angoisse ni peur. Récupérer les brouillons dans les ordures, auréoler la nuit de sa propre souillure.

 

29. 05. 13

Diagnostic ? Pas de diagnostic. Leland, le grand-père de Kurt, est mort aujourd’hui. Il était l’ami des fans, le premier admirateur de son petit-fils. Contacté sans réponses il y a quelques jours, je l’imaginais au fond de sa caravane, entouré de dessins de Cobain. Dessins d’enfance, plus innocents cependant en apparence que ceux que réalise aujourd’hui la fille de Kurt et de Courtney, Frances Bean Cobain ; à l’aquarelle et au stylo. Une exposition tenue en 2010 à la galerie La Luz de Jesus de Los Angeles montrait ce que la fille devait au père dans la pratique du journal intime, du collage et du mélange inspiré des genres.

Un e-mail de Bruce Pavitt au sujet du nom de son label ; la dernière photographie de Nirvana que je veux conserver dans ma mémoire est celle d’une plante grimpante, souterraine au moins autant que les mélodies pop distillées par Cobain. De la menthe-pouliot peut-être : Pennyroyal Tea.

De la famille des lamiacées, la plante est vivace par ses rhizomes, connues pour ses propriétés abortives, vénéneuse comme l’annonce du décès de Leland Cobain, qui interrompt mes recherches et met un terme à ce texte.

 



Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne 22 juin 2013 et dernière modification le 4 août 2014.
Cette page a reçu 4512 visites hors robots et flux (compteur à 1 minute).

[1urt Cobain, Journal, traduit de l’américain par Laurence Romance, Paris, OH ! Editions, 2002, p. 9.

[2Kurt Cobain, Journal, op. cit., p. 15

[3Kurt Cobain, Journal, op. cit., p. 278.