le roman de Sylvia Boumendil

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17. Je n’


proposition de départ

Je n’aimerais pas l’indigeste
Je n’aimerais pas la parodie mais parfois si
Je n’aimerais pas l’eau de rose
Je n’aimerais pas la vulgarité
Je n’aimerais pas ne pas finir
Je n’aimerais pas que ça dure trop longtemps
Je n’aimerais que tout soit couru d’avance
Je n’aimerais pas la sensiblerie
Je n’aimerais pas la page trop blanche
Je n’aimerais pas le ridicule
Je n’aimerais pas les parfums pacotille
Je n’aimerais pas les phrases trop longues
Je n’aimerais pas qu’on n’y comprenne rien
Je n’aimerais pas les regrets
Je n’aimerais pas la prétention
Je n’aimerais pas la nostalgie
Je n’aimerais pas les contresens
Je n’aimerais pas tout garder
Je n’aimerais pas (me) faire mal
Je n’aimerais pas (me) décevoir
Je n’aimerais pas les fautes, d’orthographe, de goût, de frappe, de mieux
Je n’aimerais pas ne pas m’étonner
Je n’aimerais pas l’ennui
Je n’aimerais pas ne pas avancer

Codicille
Je n’aimerais pas en rajouter.

16. Accords imparfaits


proposition de départ

Note de l’éditeur : L’éditeur remercie le traducteur.

1

Selon les voeux de l’auteur, le titre ne sera pas traduit. Liberté lui est toutefois accordée de trouver un sous-titre. Le traducteur n’a pas souhaité le faire estimant que sa fonction est de traduire et non de répondre aux désirs absurdes d’un auteur en mal de reconnaissance.

2

Le lieu n’est cité qu’une seule fois mais il y sera fait fait allusion tout au long du récit. Le traducteur a très bien vu où l’auteur voulait en venir. Lui-même y a passé des heures, a failli perdre son boulot pour les yeux d’une nana qu’il avait rencontrée là par hasard. La pilule est amère et il s’en souviendra.

3

Il était permis de fumer dans les trains qui disposaient de compartiments fumeurs ainsi que dans certains grands cinémas. Le cendrier était encastré dans l’accoudoir du siège. Il suffisait d’ouvrir et de refermer ce tiroir-cendrier, le bras posé sur l’accoudoir "avec désinvolture". Le traducteur qui fumait un paquet de Camel sans filtre par jour prenait des trains rien que pour le plaisir de se sentir chez lui. Il s’asseyait comme un aristocrate, jambes croisées, chaussures cirées et pas un pli à son pantalon. Maintenant qu’il est interdit de fumer dans les trains, dans les gares, dans les cinémas, dans les avions, dans les cafés, le traducteur a été contraint d’arrêter les Camel mais ça l’auteur s’en fout complètement.

4

Un lieu d’agitation qui se joue des caricatures. Enfin c’est ce que semble dire l’auteur mais le traducteur estime que ça n’est crédible.

5

Le Temps des aventures. Le traducteur pense que c’est le moins qu’on puisse dire.

6

Le traducteur n’a pas souhaité traduire cette expression dont il a du mal à comprendre le sens.

7

L’hôtel cité ici a pris feu le jour des dix-huit ans de la fille du traducteur. Il n’est pas prêt de l’oublier.

8

L’auteur fait probablement allusion à la racine latine du mot mais le traducteur ne s’avance pas plus rappelant qu’il n’est pas latiniste.

9

Sergent violent et sans pitié. Ce genre de personnage détestable qui inspire la haine, réveille des envie de meurtre et inspire la tuerie sanguinaire. La façon dont il coupe la viande ne laisse aucun doute sur ses intentions.

10

C’est le nom d’un village dans lequel aurait séjourné Alice Guy avant de quitter définitivement la France. Personne n’a aucune preuve de cela.

11

Une métaphore évidemment, encore faut-il avoir un tant soit peu de connaissance sur le sujet pour la comprendre.

12

Ils vont prendre le train à huit heures
Prolonger leurs misères de Padoue à Milan
Deux vers d’un poème de Thomas Stearns Eliot. Son traducteur signale que ce poème à été écrit en français par l’auteur. Il n’a donc pas eu besoin d’être traduit.

13

Les derniers mots du livre font allusion au Je m’en vais de Jean Echenoz. Le traducteur décide d’en faire autant.

Conflit entre lui et lui, entre elle et lui entre eux, entre elle et elle. Ça sent la lutte et le désaccord mais pas eu envie de prendre l’affaire au sérieux. C’est leurs histoires.

15. L’homme pressé qui a heurté le type qui attendait la fille dans le hall de la gare


proposition de départ

Perception : porosité. Non-lieu, entre-deux, monde brouillé. Douleur à l’épaule à cause du choc. Indifférence. // Phrases : « pas fait exprès » // Sons : Etouffés. Rictus éteint presqu’invisible. Bruits du monde en surplomb // Couleurs : tons feutrés qui ne font pas de bruits sur fond beige sans nervures // Obsessions : Trouver la clé, la porte, la sortie et ne pas rater le train // Objets : billet de train à la main, mouchoir en tissu chiffonné dans la poche de son imperméable couleur peau ainsi qu’un ticket de métro usagé et un trombone trouvé sur un trottoir. Lunettes triple foyer. Dispositif plantaire pour soulager la marche // Pensées : rien en surface, inaccessibles // Température : ni chaud ni froid mais on ne sait pas // Gestes : oppression, respiration saccadée, cherche la voix//

L’homme pressé qui a heurté le type qui attendait la fille dans le hall de la gare s’en est allé rapidement en boitant. Il ne s’est pas excusé, il a seulement dit « je l’ai pas fait exprès ». Il s’est massé l’épaule. Il a failli rater son train. Il a heurté comme ça d’autres voyageurs en attente. Le type qui attendait la fille souffrait d’un mal d’amour associé à un manque de cigarettes. Cette intrusion inattendue dans son corps en souffrance n’a fait qu’amplifier sa colère. L’homme pressé semblait courir après quelque chose d’essentiel mais qu’il ratait toujours. La fille n’est pas venue.

Codicille : honteusement court et synthétique. Comme un document de travail. Reprise de la situation #1 / romancier omniscient.

14. Sans tombe


proposition de départ

« Ossuaire : Amas d’ossements. » Amoncellement de squelettes déglingués desséchés. Je suis là-dedans comme un pantin démantibulé, je suis comme une poupée cassée qu’on a mise au rancart. Je ne suis plus un tout. Je suis incomplet. Je suis un puzzle qui ne peut être reconstitué. Je suis dans la boîte à os. Mon nom est gravé sur une plaque commémorative parmi d’autres noms. Nous sommes des noms classés par ordre alphabétique. Nous sommes 695 "inconnus" qui "reposons" dans cette boîte de la nécropole. Nous "reposons" en vrac. Inconnus parce que nos familles n’ont pas pu récupérer nos restes faute de savoir où on est mort. Inconnus parce nos corps n’ont pu être reconnus, tellement déchiquetés. Inconnus parce que nous sommes fragmentés et qu’on ne sait plus qui est quoi. Nous sommes des morceaux de soldats, des inconnus qui méritons reconnaissance. Nous sommes des inconnus reconnus. Nous sommes morts pour la Patrie reconnaissante. Nous n’avons pas de tombe mais nous sommes quelque part.

Je suis parti le 4 août 1914 dans l’est. Anéanti, bousillé trois semaines plus tard. On a défoncé mes poumons et mes tripes, les boches, l’obus. J’ai vingt-et-un ans. Durant ces trois semaines, j’écris huit lettres à mes parents c’est dire combien j’ai besoin d’eux. Je leur écris que les Allemands ont la frousse. J’invoque le Dieu tout puissant des Armées, le Dieu tout puissant de la Victoire, le Divin Créateur. J’invoque l’espérance. J’exécute les ordres. Et puis voilà, le 29 août 1914, on part au combat, on y va. Allez-y les gars, vous allez leur en mettre. Bataille sanglante. Deux heures d’une pluie d’acier. Je reçois un schrapnel dans le bide qui traverse mes mains et ma poitrine, qui perfore un gros vaisseau sanguin, mes bretelles de suspension me sont rentrées dedans. De ces obus chargés de balles qui explosent quand ils atteignent une cible. Ça fait mal. Je gémis. J’appelle sourdement au secours. Mon ami Corbel m’entend. Il arrive, me soutient. Il m’emmène derrière des meules de pailles. J’ai soif, très soif. Il ne veut pas me donner d’eau, elle est sale, infectée et de l’eau dans des tripes transpercées... Corbel me parle, me saoule de paroles me dit que j’ai de la chance, je vais rentrer au bercail. « Tu diras bonjour aux copains. » Il m’empêche de parler pour économiser le peu de force qu’il me reste. Guérin, mon ami brancardier, prend le relai et me donne de l’eau avec de l’alcool de menthe. Je défaille, je sais que je suis pâle, blanc. Je le sens de l’intérieur. Mes yeux sont vitreux, je ne vois plus grand chose de la vie. Il me fait un pansement mais je pisse de partout. Je me vide comme un porc qu’on égorge, et plus loin, ça continue de tonitruer. On m’embarque tant bien que mal dans une charrette surchargée de morts et de blessés en direction de la gare transformée en hôpital. Guérin doit me quitter, il passe de malades en mourants, il court, il fait ce qu’il peut avec les moyens du bord. Je peux voir un vicaire qui oeuvre dans la gare, je bafouille mon acte de contrition, ça me soulage un peu. Je reste là, dans ce hall infâme au milieu des autres carcasses. J’ai perdu mon sang, mes forces, mes illusions. Corbel et Guérin me croient encore vivant, ils croient qu’on m’a transporté à l’arrière. Mais je fini par y passer dans cette gare grouillante de corps écorchés. 695 dans la bataille éparpillés un peu partout. Je ne suis pas rapatrié. Né dans les Côtes du Nord, mort dans l’Aisne. Pas pu rentrer à la maison. Je suis un étranger ici. Mes parents me cherchent. Ils attendent, ils espèrent vaguement mon retour. C’est Corbel et Guérin qui leur décrivent ce qui s’est passé. Mes parents se font à l’idée que je ne reviendrai pas vivant. Alors ils veulent le rapatriement de mon corps, ils veulent enterrer le petit au pays. Ils veulent une messe, une vraie, une cérémonie digne de ce nom, ils n’imaginent pas autre chose que des obsèques chrétiennes. Il veulent mon cercueil dans le caveau de famille avec les autres. Mais ils ne me trouvent pas. Jamais reçu ma plaque d’identification qui est restée sur le lieu de la bataille. Personne ne sait où je « repose ». Je suis une dépouille impalpable, anonyme. Mon nom ne figure sur aucun registre administratif, aucune trace non plus sur les registres médicaux. A défaut de cérémonie, ils supplient le curé de faire mon éloge funèbre lors d’un service religieux spécial. Le curé refuse car si on fait ça pour moi, alors il faudra le faire pour d’autres, on ne s’en sortirait pas, les familles en voudraient toujours plus et ce serait bien difficile pour monsieur le Recteur. Mes parents ravalent leur chagrin. Seule trace de moi, mon nom sur le monument aux mort de mon village mais à la nécropole, je suis un inconnu parmi d’autres.

La chair, le corps, la disparition. Tenter d’approcher la réalité de la violence.

13. Décompte


proposition de départ

Le fait de dire « Il est 18h45 » est étrangement très différent de « Il est sept heures moins le quart », le fait que les pendules ont tout leur temps, le fait que quand j’écoute mon pouls et le tic-tac de la montre, je joue à qui ira le moins vite, le fait que le verre cassé d’une horloge ne se conclut pas par « Sept ans de malheur » ni par « C’est du verre blanc ça porte bonheur », le fait qu’on offre une montre à tous les communiants en leur confiant comme un joyau la possibilité de décompter leur temps et que moi j’en voulais à mes parents de ne pas m’avoir baptisée, le fait d’être un peu plus chiffonnée chaque jour, le fait que cela m’amuse d’entendre le carillon Big Ben sur une horloge comtoise, le fait que UNE pendule n’est jamais qu’une mécanique dont le mouvement est cadencé par les balancements d’UN pendule, le fait qu’on compte les huîtres et les sardines par multiple de six, mais pour le temps, cela n’implique pas d’avoir treize heures à la douzaine, le fait qu’après vingt-quatre on repart à zéro et que un ou treize c’est du pareil au même, le fait que la dernière heure ne tombe pas à l’heure pile, le fait que comme disait maman « Un jour de plus égal un jour de moins », le fait que la vingt-cinquième heure est une heure fictionnelle, le fait que contrairement à ce qu’on pourrait croire le bonheur n’a rien à voir avec la bonne heure et que de ce fait le bonheur n’est pas une affaire de temps, le fait que le « temps perdu ne se rattrape guère » mais que le temps gagné non plus quand c’est fait c’est fait, le fait que la course contre la montre est une entreprise vouée d’avance à l’échec et que l’on continue d’y croire, le fait qu’un mauvais quart d’heure peut durer parfois plus longtemps, le fait qu’on a beau le dire, on ne pourra jamais donner l’heure à quelqu’un, le fait que je n’ai pas hérité du coucou de mes grands-parents et que, à l’âge adulte, j’en ai acheté un pour soigner la mélancolie de mon enfance mais que, fixé un peu de travers, il n’a jamais été à l’heure, il n’a pas sonné ses douze coups, j’ai oublié de lui tirer les pommes de pin et que j’ai fini par m’en désintéresser, le fait que « le temps est de l’argent » ne me rend pas plus riche, le fait que « avant l’heure c’est pas l’heure après l’heure c’est plus l’heure » m’a amenée à revoir l’organisation de mes journées, le fait qu’il me plait de citer Ronsard » Le temps s’en va, le temps s’en va ma Dame, Las ! le temps non, mais nous nous en allons », le fait que je comprends la pensée de Saint-Augustin, je sais ce qu’est le temps mais si je dois l’expliquer, je ne le sais plus vraiment, le fait que je suis toujours émue quand je passe dans une ville traversée par le méridien de Greenwich, le fait que quand j’ai le temps de regarder un ciel étoilé, je mesure mon impuissance, le fait du vertige de l’infini et de l’inéluctable.

 

12. Corps accord


proposition de départ

son épiderme cicatrisé frise chair de poule elle ne décide pas mais debout dans le silence le mouvement du monde vient toquer à sa peau qui rechigne et grimace et ondule mouchetée de petits poils drus et levés qui jouent à la fourrure

la plante de ses pieds pas pareil les deux pieds parce que balance sa colonne qui hésite pour trouver l’équilibre et emporte avec elle les épaules le torse les appuis et cherche la verticalité socle branlant encore crispations atténuées dans le bout des orteils

résiste encore peur de laisser s’élargir d’ouvrir les frontières du dedans de faire couler le flux en profondeur

ses mains ses deux mains longues longues illimitées deux mains aimantées qui s’en vont vers le sol elles s’en vont raciner peut importe le sol c’est le sol qui attire sensation d’expansion

ses lèvres dialoguent en silence s’entretiennent entre deux n’éjectent plus de mots se retirent des débats se reposent s’ensommeillent amoureusement et câlinent le grenat de leur peau ce qui se dit ne s’entend pas émue par ce dialogue intime

ses yeux qui ne voient plus qu’en dedans et renoncent à s’attarder aux regards de dehors ses yeux ne pensent plus que pour ne plus voir effet de clairvoyance

maintenue par la structure intérieure la cage s’élargit se libère se distend ouverte à tous les vents se reprend s’étrécit puis ventre plein gonflé vidé dégonflé accueille et repousse s’accorde aux poumons ventilation en harmonie les mécaniques modulent en cadence éprouve un souffle favorable

son état de présence immobile où les gargouillis internes font murmures imagés où le chant des boyaux dépliés dans son espace ventral peut enfin moduler sans contrainte sentiment d’abandon des pressions

palpite un coeur coeur modéré coeur sans heurt métronome obstiné qui pulse le tempo elle écoute sa rythmique intérieure présence du vivant

sa chair bornée de peau ravitaillée par le flux rouge incontrôlable qui coule dans des allers retours sans fin nourrissent et apaisent restaurent et régalent émue

son armature présence discrète et solide supporte l’agencement intérieur et quiconque se heurte à la puissante stabilité de ce corps se verra refouler par la seule perception de l’aplomb

elle ne sait quoi de cet ordre intérieur lui procure la sensation de verticalité la conscience d’un tout

son corps est contrôlé ses pensées maîtrisées son état pour un temps apaisé

la peau le temps sur la peau les rides ce qui s’y imprime ce qui se gomme ce qui se cicatrise ce qui apparaît ce qui se sent ce qui se cache ce qui se couvre ce qui se réchauffe ce qui transpire ce qui pue ce qui gêne ce qui se perd ce qui se décompose...

Dedans la peau la chair les couleurs intérieures ce qui bat ce qui pulse ce qui s’étire s’étend se contracte s’articule ce qui s’enflamme s’étiole se nécrose se régénère s’échange ce qui se casse se répare se transforme ce qui ne se maîtrise pas ce qu’on imagine de notre aménagement intérieur (s’il-te plait dessine-moi ta rate, ton rein, ton aorte...)

Soient deux personnages, vu de l’intérieur, comment ça se passe ?

11. Chairs


proposition de départ

Sa main et son couteau sont unis, associés. Son couteau n’a de sens qu’épousé par sa main. Sa main se lie à son couteau et dans une danse parfaitement orchestrée, ils s’en vont couper la bidoche dans cet univers de boucher. Ses deux mains sont au travail. L’intention, la main et le corps déterminent le mouvement. Sa main voit, tout autant que ses yeux. Elle sait où sont les morceaux les plus fermes, elle mesure la tendreté de la chair. Sa main sait ce qu’a vécu l’animal, elle reconnait la texture des cuisses de la bête avant qu’elles ne deviennent rond de tranche, celle de ses flancs avant qu’elles ne se changent à jamais en plat de côtes. Ses mains ont parfaitement affûté la lame. On se prépare. La pièce de boeuf est là, sur le billot. Il examine l’ensemble. La main gauche tire, sépare, écarte, désunit et prépare le travail de la droite qui s’active à extraire les nerfs de la pièce. Elles travaillent en concertation pour ôter ce qui gêne. Les mains dénervent. L’extraction lui a procuré une certaine jouissance et le butin est posé de côté, preuve de réussite. Puis il lui faut attendrir cette masse. La main sur le maillet s’en va battre la chair qui s’épuise et qui cède. Son index droit tâte les fibres, palpe et vérifie si la chair a donné. Ses deux mains lui redonnent forme, la refaçonnent, la rassemblent sur le billot comme si elle risquait de s’échapper. Il change d’outil. Les couteaux sont alignés sur la barre aimantée comme des soldats au garde à vous. Il sait ce qu’il va faire, sa main saisit le couteau à trancher. Alors, c’est son corps tout entier qui s’active. Le dos est courbé, la paume gauche allongée sur la chair écorchée, sa peau contre la chair saignante. Le geste est tendre mais maitrisé. La main caresse, enrobe, maintient, fixe. La viande est à lui. S’en vient le moment de tailler. La main, le poignet, le bras s’activent avec souplesse. Ça taille, ça coupe, ça sillonne dans la masse. Ça débite, c’est rapide, harmonieux. Il conclut par de légères entailles le long des découpes. Il caresse une dernière fois chaque morceau avant de les balancer en vitrine puis frotte ses mains sur son tablier blanc. Ses mains parlent de lui, ses mains disent ce qu’il tait. Ainsi ces ongles rongés et son index gauche amputé de ses deux phalanges.

Amour et violence, danse sensuelle et saignante, passion pour un métier.... Que disent les mains d’un boucher ?

Il y a quelque chose qui me fascine dans cet accord parfait entre l’intention (tailler un beefsteack), l’outil (couteau ad hoc) et le geste (le faire). Les mains nous obéissent mais parfois nous échappent, de même pour l’écriture où l’on se surprend à aller là où on ne s’y attendait pas.

En appui, Eloge de la main, Henri Focillon, L’excès l’usine de Leslie Kaplan, Le boucher de Claude Chabrol et mon admiration pour les trancheurs de viande.

9. Sur la berge


proposition de départ

Sur la berge, au pied des herbes couchées, une barque assommée sur le miroir de l’eau. C’est un dimanche particulier. La pluie glacée transperce les entrailles de l’épave. Le ciel tramé granit assombrit le paysage et pèse lourd sur le courant de l’eau. Encore le vent perce les corps. Il faut des bottes pour passer par ici.

Sur la berge, au pied des herbes couchées, une barque échouée, déglinguée et une odeur de pluie en suspend. Ce matin, une brume laisse échapper un léger voile brouillé sur le courant de l’eau comme si un peintre avait voulu restituer un paysage à travers des larmes. Comme si le temps était arrêté à la surface des choses.

Au bord du fleuve, hier, la vase était douce et moelleuse. Au pied des herbes couchées, la carcasse d’une barque maintes fois prise en photo. Elle exprime le désir de voyage, et celui, fort et puissant de changer de rivage, d’horizon, de traverser le fleuve.

Codicille :

  Donner une temporalité permet de situer quelque chose à un moment précis. Il pose une action passée ou à venir. Il sous-entend un personnage. (Est-ce un détournement de consigne ?)

  J’ai procédé par soustraction : pas de : il, elle, je, lui, tu….

  Éliminés : l’homme aux cigarettes qui doute et qui, à la moitié de sa vie, se demande vers quoi il court ; la femme qui attend l’homme qui ne reviendra pas et qui marche en regardant la vase ; l’homme jeune, ému jusqu’aux larmes quand sa femme, dans un sourire Joconde, lui apprend qu’elle attend un enfant ; le chanteur qui peut y aller de tout son corps avec ses vocalises, le cormoran perché sur un piquet de bois ; la femme qui promène son chien ; le type qui médite en regardant le fleuve…

  Ce n’est pas à eux que j’ai pensé quand j’ai décrit les paysages. Enfin si un peu, plus ou moins, enfin non, pas du tout…

  Qu’en est-il de la métaphore ? Le paysage a quelque chose du personnage, les pensées du personnage transparaissent dans le paysage. Comment ne pas tomber dans le panneau de la métaphore ou faut-il y aller franco ?

8. extérieur jour, intérieur nuit


proposition de départ

Sur la berge, au pied des herbes couchées, une barque assommée sur le miroir de l’eau. Étrange épave qui se dissout dans le temps mouillé dʼune rive. Mariage du bois et de lʼeau jusqu’à lʼoubli du voyage. Lʼodeur est dispersée dans les replis ridés de la rive humide. Couleur glauque, gamme de verts nuancés. Les herbes résistent aux pulsions incessantes du fleuve. Petits cratères bosselés, caillasse parfois plus claire, juxtaposition du tendre et du rugueux, de lʼarrondi et de lʼaigu. Probablement, une faune active et minuscule. Humidité.

Sous l’arche du pont un jour où le temps est frais, sans vent. Sol bitume, crasse, canettes de bières disséminées ça et là. Il a pu se passer des choses. Sac poubelle noir, éventré, qui dégueule des morceaux de papiers gras. Odeur d’ozone mêlée à celle de la pisse. Sur les piles du pont, des tags grimpants comme des lierres enluminent les formes initiales. Synthèse du gris rendu par la voute du pont et de la couleur exprimée par les peintures. Trafic dense et bruyant électrisant l’ensemble, vibrations régulières résonnant dans la tête. Un chat tigré vient de passer.

Terrain sec et poussiéreux. Quelques herbes persistent et s’attachent à la vie entre terre et cailloux. Plus loin, des arbustes sans âge, sans prétention aucune. C’est un terrain friche, un terrain d’aventures. Des empreintes de roues de mobylettes, des traces de pas, des crottes de chien. La solitude des terres pauvres qui n’ont pas la noblesse des parcs entretenus. Un léger voile poudreux balaye l’horizon. Rien n’est plat, rien n’est immobile. Un entrelacs de cris, de musique, de moteurs. En fin de journée, l’air est pesant.

De ces villes carrefour traversées par un axe routier incontournable. De ces villes moribondes dont ne subsistent que la mairie, l’église et le cimetière, parfois un coiffeur. De ces villes qui s’endorment avant de s’évanouir. Au carrefour, un tabac presse café PMU. Trois tables sont installées dehors, quelques chaises. Vide. Le restaurant attenant est en vente. Un chien aboie.

Il fait nuit. De la fenêtre de l’immeuble de briques rouges, vue sur la gare de triage. Des spots éclairent les voies, les quais. Agitation continue. Un train passe qui arrive lentement. Puis dans un bruit de lames d’aciers, change de direction. Les voies se mêlent et se conjuguent. Des rêves se bousculent aux carreaux.

Dans un taxi, la nuit. Tout est noir, la voiture, l’intérieur, dehors. Les sièges sont en cuir. Un cuir qui crisse très légèrement à l’assise. C’est propre, ça sent le neuf. On entend à peine le bruit du moteur. Chaîne de musique de jazz. On aimerait voir passer Jeanne Moreau.

Une chambre de bonne au sixième étage d’un immeuble cossu. L’ascenseur ne monte pas jusqu’en haut. Les toilettes sont sur le palier. Un lit une place, pas fait. Une armoire dont la porte est ouverte. Une petite table qui sert à tout. Meubles sans style. Un lavabo devant la fenêtre qui contient une éponge, un gant de toilette, une assiette sale. L’hiver, il fait clair mais ce soir il fait noir. Une tasse posée sur la table a laissé une auréole de café sur la nappe bleue. La poubelle est pleine, il faudra la vider. Les lumières des grues éclairent l’horizon. Un pigeon est passé devant la fenêtre.

La cave d’une maison de campagne. Odeur de salpêtre humide. Au sol, les restes d’une bouteille cassée, éclatée. L’ampoule est poussiéreuse. Sur l’établi blanchâtre, une serpette rouillée et un vieil Opinel. Une araignée a fui dans un trou. La maison a du potentiel.

J’ai commencé par faire une liste de lieux qui m’intéressent, me fascinent ou que je déteste :

 Les bords du fleuve, le pont de Saint-Nazaire, l’ile de Kerguelen, sous un pont tagué, une gare de triage, un compartiment couchette, le restaurant d’un wagon restaurant, un carrefour d’une ville de province désertée, le pont des Arts, une chambre d’hôtel, une salle de cours, un terrain vague, un taxi, un lieu d’exposition, Venise...

 J’ai placé davantage d’animaux que d’humains. Ce matin, avant d’écrire, en pensant à ce texte, j’ai fait un brin de ménage. J’ai aspiré des mouches mortes, des mites alimentaires et j’ai vu un faucheux dans les toilettes.

 Ce qui été difficile, c’est de faire que chaque lieu, aussi banal soit-il, ait sa particularité, que chaque lieu soit unique. Un peu comme les empreintes digitales, tous pareils, toutes différentes.

7. à bout de souffle


proposition de départ

Il écrasa sa cigarette sur le quai de la gare. Le train s’en va vers le sud. Il ne regarde pas le train partir mais il l’entend. Forcément. Sa femme est dans ce train. Il regarde par terre. Il prend le temps d’écraser sa cigarette. Il frotte le pied vigoureusement sur les restes de sa cigarette. Il regarde les cendres comme si elles disaient quelque chose de sa vie. Il prend une autre cigarette, la porte à sa bouche, cherche son briquet dans la poche droite de son imperméable. Son briquet ne fonctionne plus. Il s’y reprend à plusieurs fois. Les frottements successifs de la pierre produisent de toutes petites étincelles. Les frottements successifs ne produisent pas de flammes. Il remet son briquet dans sa poche. Il range sa cigarette dans le paquet. Il regarde devant lui et s’en va vers la boutique Relay. Il compte s’acheter un briquet. L’autre femme lui offrit un briquet Dupont, en or, gravé à ses initiales. C’est une belle pièce. Il a peur de le perdre. Il a peur de la perdre. Il fumera chic, élégance. Il pense à changer de parfum. Il ne fuma plus durant plusieurs mois. La femme et lui sont tous les deux devant la fenêtre. Elle regarde dehors. Il se place derrière elle, pose sa tête sur son épaule et regarde dans la même direction. Puis il place sa main sur ce ventre rond. Sa main est large, elle englobe le nombril déformé qui semble posée là comme un petit mamelon. Il sourit. Sa main ondule au rythme de sa respiration à elle. Parfois, quelques secousses viennent perturber ce mouvement régulier. Ils sont entiers dans ce mouvement, sur ce ventre, ce centre. Leur vie va changer. Dans le ciel la trainée blanche d’un avion qui s’en va quelque part. Il a un peu peur. A treize ans, il tira sa première bouffée de cigarette. Ils sont quatre garçons. Ils sont allés dans un terrain vague. Ils parlent des filles, ils pouffent pour ne pas dire qu’ils ont la frousse. Il les a rejoints. Il ne peut pas faire autrement. Ils fument des cigarettes qu’ils se sont procurées avec l’aide des plus grands. Ils aspirent comme des hommes. Un des garçons lui propose une cigarette. Il la prend d’un air assuré. Il n’a jamais fumé de sa vie. Il fait comme si. Il se sent mâle, tombeur, avec cette cigarette à la main. Il met la cigarette à la bouche, la tient entre le pouce et le majeur, comme Humphrey Bogart dans certains de ses films. Il se penche vers la flamme du briquet et inhale une bouffée. Il tousse aussitôt et se sent étourdi. Il a envie de vomir. Les autres garçons rigolent. Il recommence, deuxième prise. Il tousse de nouveau. Un peu encore. La troisième prise est moins violente. Il peut draguer les filles. Ce fut le temps des cigarettes roulées. Il achète désormais du papier, du tabac léger. Il veut réduire sa consommation. Elle lui dit qu’avec le bébé, il faudrait arrêter. Il dit qu’il ne fume jamais dans la maison, toujours à la fenêtre, toujours sur le balcon. Elle lui dit que ses vêtements sentent le tabac et que parfois, quand elle prend le bébé dans les bras, il sent la clope. Il a du mal avec les roulées. Il y a un coup de main à prendre. Il y a bien des systèmes munis d’un tube pour faciliter la réalisation de la cigarette mais c’est long, agaçant, ça ne marche pas à tous les coups. Il persévère. Dépose le tabac dans la gouttière de papier fin. Il essaime, comme s’il salait harmonieusement un plat. Et puis ce coup de langue le long du bord. C’est souvent là que ça pêche. Pas assez mouillé, trop. Il s’énerve. Il s’empêche de penser. Le fils lui offrit une Camel. Ils sont assis tous les deux sur un banc, dans un jardin public. Ils s’ennuient. Ils ne savent pas quoi dire, ils ne savent pas quoi se dire. Le père demande au fils s’il aime bien les Camel. Il lui dit que ça l’étonne qu’il fume ce genre de truc. C’est pas trop cher ? Le fils ne répond pas, il exhale la fumée avec ostentation, elle volute sur le visage du père. Il sont là comme deux animaux traqués par le doute. Il pense qu’il a raté quelque chose.

Codicille :
 L’homme de la gare (proposition 1) revient. Dans le codicille 1, j’avais écrit que je pensais au film "Smoke" de Wayne Wang et Paul Auster. Je m’aperçois que je parle de clopes dans ce texte. Rien fait fait exprès, que de l’insu.

 Comment éviter de faire que les parties au présent se distinguent d’une écriture trop scénarisée ou d’une succession de didascalies.

 J’ai changé la succession des chapitres pour mesurer les différences. Je m’arrête à cette forme qui est presque celle que j’avais écrite au départ. Je ne sais pas si le non-chronologique rend l’histoire compréhensible ? Pas de recul la-dessus.

6.1 donner corps


— -

proposition de départ

Vincent, François, Paul et les autres

René, Giselle, Angèle, Céleste, nés après le décès d’un aîné

Yvette, Marcel, Louison, Raymond, sur une étape du Tour de France

Martine, Monique, Gérard, Christian, aux Noces d’Or de Jean-Pierre et Jacqueline

25284, 27850, 15270, 24931, en partance pour Auschwitz

Huguette, Yvonne, Lucienne, Colette, à l’enterrement de Gilbert

Marie-Clémence, Gaëtan, Astrid, Gonzague au mariage de Côme et Diane

Sans prétention, écrit vitement, impulsivement, spontanément, presque naturellement. Minima mais déroule époques et événements. Une façon d’attaquer le sujet. Mais insuffisant en quantité, c’est pourquoi je me suis embarquée dans un deuxième #6.

6.2 donner corps


— -

proposition de départ

C’est une boîte de bonne dimension. Tu pourrais y ranger deux paires de chaussures. Tu l’as achetée dans une brocante. Elle contient les lettres, cartes postales, documents officiels, images pieuses, faire-part, photographies de la famille Fatout de Granville. C’est une boîte à souvenirs qui ne sont pas les tiens.

Ingrédients du roman : Naissance de Émile Louis Joseph Fatout le 25 juin 1895 à Coutances. Fils de Alexandre François Fatout et de Olympie Virginie Fourmage domiciliés 16 rue des Teintures à Coutances. Sur le livret militaire de Émile tu peux lire qu’il a été mobilisé le 20 février 1915 à l’âge de vingt ans et démobilisé en septembre 1919. Il était dans l’artillerie. Il a été gazé lors d’une bataille à Guise. Son signalement : cheveux châtains, yeux bleus, front vertical, nez rectiligne. Il a son certificat d’études mais ne sait pas nager. Il a été vacciné contre la typhoïde. Il a bénéficié d’une permission de dix jours en 1917, idem en 1918. C’est sans doute lui qui a consigné sur une feuille de cahier quelques dates essentielles de sa vie de soldat.

Sur la demande de renouvellement de sa carte de combattant datée de février 1939, est collée sa photographie.

Il pose légèrement de trois quart. Tu cherches le nez rectiligne et le front vertical. Il faudrait que tu le vois de profil. Il porte la moustache, proprement taillée, chemise blanche, cravate et veste noires. Coupe de cheveux nette, pas de bavure. Lunettes rondes cerclées noires. Il esquisse un sourire ou du moins une mimique qui se veut sympathique. Il en impose.

Tu découvres sa carte de membre du collège électoral, tamponné par la préfecture de la Manche. Il est adjoint au maire, il a voté en 1958, en 1959. Accompagnant cette carte, un trèfle à quatre feuilles à plat dans une toute petite pochette plastique. Sa carte d’électeur mentionne qu’il est imprimeur. Sur certaines cartes postales qui lui sont adressées, tu lis "Imprimerie rue Couraye". Sur d’autres, "Confiserie rue Couraye".

Émile et Claire Fatout ont gardé des correspondances, des petits riens de leur famille, de leurs amis, des écrits banals, des marqueurs de vie. Ils ont conservé une pile impressionnante de faire-part de décès, comme pour se faire à l’idée qu’ils auraient un jour le leur. Les noms s’additionnent sur des papiers jaunis ceints de noir ou de gris. Ainsi, ces femmes : Soeur Antoine-Marie, née Maria Pigeon, Madame Marcel Touquerant, née Renée Bigot, Madame André Mitaine, née Louise Comte, Madame François Fatout, née Marie Anfray, Madame Louaisil, née Marie-Françoise Toullan, Madame Henri Cruet, née Maria Hulin. Elles sont mortes épouses avant de disparaitre femmes. Quant à la Révérende Mère Aline de la Croix, elle a laissé son nom d’origine au placard. Tu n’en sauras pas plus.

Il y a du beau monde dans cette boîte, des religieuses, un curé, un général de brigade, des commandeurs de la légion d’honneur, un industriel et son déroulé de médailles. La finance, les ordres, la justice. Emile Fatout avait des relations. ça, oui, tu le sais mais que sais-tu de plus ? Que sais-tu de ses désirs secrets, de ses peurs, de ses haines ? Qui te dit qu’il n’avait pas une maîtresse, qui te dit qu’il n’a pas menti à Claire ? Tu ne sais rien de son corps, de sa peau, de la forme de ses pieds. Qui donc étais-tu Émile ? Que disaient tes amis de toi ? Quelles relations entretenais-tu avec avec Janine, Jojo et France, Louisette, Cécile, René ? Avec les Levesque, Breton, Béguin, Bureau, Duchesne ? Qui t’a donné le trèfle à quatre feuilles ? Pourquoi es-tu devenu confiseur ?

La vie d’Émile est un roman [1] : Il faisait déjà chaud le jour de sa naissance. Aux premières douleurs, Olympie Fatout pria Alexandre de faire venir la sage-femme. Leur premier enfant s’annonçait. L’accouchement fut long et difficile. Un bébé de près de huit livres, autant dire un gros bébé ! Olympie et Alexandre lui donnèrent les prénoms des grands-pères auxquels ils ajoutèrent le prénom du futur parrain. Alexandre, le père, voyageur de commerce, partait souvent pour toute la semaine. Olympie, la mère élevait l’enfant tout en continuant quelques travaux de couture pour les particuliers.....

Beaucoup de mal à démarrer. J’ai commencé par faire la liste des noms propres du roman de Echenoz : "Je m’en vais". David, Hudson, Labrador, Efferalgan, Félix Ferrer, Delahaye, Bérangère Eisenmenn.... Et j’en passe. Mais je suis restée bloquée. J’ai ruminé et j’ai pensé à une boîte à souvenirs qui ne sont pas les miens. Vraie boîte et faux souvenirs, essayer de trouver le point où la vie "fictionne". A la manière d’un flic, j’ai enquêté sur la personne et tenté de m’en détacher pour construire le personnage.

J’ai utilisé le "tu", histoire de prendre de la distance.

5. debout !


proposition de départ
1

Debout mon trésor, il est 7h30, ton petit déjeuner t’attend. Il s’accroche au cou de sa mère, la serre fermement dans les bras. Il sont unis, immobiles, comme une statue de chairs fixées dans leur élan. Il ne dit rien, il lui faut du temps pour respirer le jour. Elle le quitte en lui baisant le front. Il regarde le plafond les yeux chargés d’étoiles encore. Et comme tous les matins, il passe la main dans ses cheveux, tape le dessus de sa tête pour faire disparaître ce maudit épi. Il n’aime pas cet épi. Il sait que cet épi est un monstre qui le rend ridicule. Il s’énerve, voudrait n’avoir jamais existé puis se redresse et d’un bond saute du lit pour aller déjeuner.

2

Debout, tu as vu l’heure ? ! Il ne peut pas entendre ça. Il s’est couché trop tard, maté une série jusqu’à 3 heures du mat’. Il se retourne brutalement sur le côté, tire la couette par dessus la tête, on ne voit que quelques cheveux dépasser . Il déteste sa mère, son père, le collège, les profs, il ne se lèvera pas, il est contre, il fait grève, quand il sera grand il votera contre.

3

Debout bande de minables enfoirés. Ils se ressemblent tous, jeunes, pas un poil sur la tête. Leurs visages gardent encore quelques traces de l’enfance. Ils ont dormi tout habillé. Ils sautent dans leurs Rangers, courent vers le lieu de rassemblement, se mettent en rang.
— Je vous vous dresser moi tas de merdes vraies chiures suceurs de noeuds. — CHEF OUI CHEF !

4

Debout. Assis. Couché. Assis. Couché. Debout. C’est bien mon chien. Beau bâtard, une bave au coin de la gueule, les yeux qui demandent la récompense, un désir réprimé d’aboyer, les oreilles dressées, à l’écoute. Obéir obéir obéir. C’est la loi des cabots.

5

Debout mon amour. On doit libérer la chambre. Elle le regarde, elle voudrait retarder ce moment, elle l’embrasse encore pleine de l’amour qu’ils viennent de partager, lui sourit, lui caresse le torse, les joues. Se retourne, s’étire, descend du lit sans hâte. Elle saisit la barrette qu’elle avait déposée sur la table de nuit et la coince entre les dents. Elle penche la tête vers la gauche, saisit de sa main droite ses longs cheveux bouclés, prend la barrette et d’un geste rapide sculpte une torsade qu’elle fixe sur son crâne. Par ce mouvement de bras, elle dégage sa poitrine. Puis elle attrape ses vêtements, lui dit qu’elle l’aime, file vers la salle de bain en balançant des hanches. — On reprend le même hôtel la semaine prochaine ?

6

Debout ! Il est 7 heures. Debout ! Il est 7 heures. Debout ! Il est 7 heures. Il a choisi une voix mécanique, masculine, efficace. Pas de tralala, il faut se lever, point barre. Il prend une grande respiration, éteint le réveil et branche les infos. Il s’assoit d’abord. Il passe les mains sur son visage comme pour se laver, se massant fermement les joues, de haut en bas, de bas en haut. Il se gratte le dos, puis se masse le nombril ou l’estomac ou les deux comme pour signifier qu’il va bientôt être opérationnel. Il rote. Sa nuit n’a plus d’histoire, dans deux minutes, il sera dans la salle de bain, la radio déverse, il est branché boulot.

7

Debout. Il est quatre heures, c’est l’heure des Laudes. Elle se lève rapidement. Se lever à cette heure pour rendre grâce à Dieu n’est pas supplice mais sacerdoce. Elle n’a pas de coiffure, ses cheveux sont courts, fin, plats à force d’être emprisonnés dans le voile, ses cheveux aussi ont fait voeu de pauvreté. Elle enfile son habit, sa deuxième peau, ceint sa taille avec la corde, met son tau autour du cou, enfile des sandales de cuir. Lui reste son chapelet. Visage impassible, silence et gestes méthodiques, elle a choisi l’obéissance.

8

Debout les damnés de la terre. Il se souvient avec émotion de son voyage en URSS avec le groupe des JC de son lycée. Militant un jour, militant toujours ! Rien perdu de sa foi. Au premiers mots de l’Internationale, il chevrote un peu. La mémoire est en mouvement, des souvenirs reviennent. La voix est plus puissante aux forçats de la faim, et c’est parti avec assurance pour la raison tonne en son cratère la suite avec ferveur et larme à l’oeil c’est l’éruption de la fin et l’apothéose du passé faisons table rase.

9

Debout. Vous y êtes presque. Elle a saisi les poignées de son déambulateur, s’est extirpée de son fauteuil et s’est mise debout. Ses jambes sont frêles, fragiles. Elle a perdu de sa mobilité mais elle s’accroche aux poignées de la mécanique comme si c’était la vie. Elle ne cède pas, elle dit qu’elle va y arriver, elle dit merci docteur à son kiné.

10

Debout mon bébé, allez. Il a saisi les index de son père, s’est mis debout. Ses jambes sont frêles et mal assurées mais il a progressé, il s’accroche pour avancer, il fait des efforts considérables. Il ne lâche pas, il veut y aller. Il lance le pied droit puis le gauche. Il tangue et marcherait bien comme ça toute la journée. Il se concentre sur cette marche branlante, il sait qu’un jour, il n’aura plus besoin de son père.

Codicille : Pourquoi j’ai écrit ça ?

 J’ai écrit un premier texte, 10 personnages en attente dans une gare. J’ai tout bazardé. De la statique vers le mouvement. J’ai une idée mais ce n’est pas forcément elle qui va prendre la main.

 Le 8 m’a amenée vers le 7, le 9 vers le 9. J’ai donc tenté un ordre.

 Et comme souvent, des scènes de films : Citation de Stanley Kubrick dans Full Metal Jacket, pensée à Alain Cavalier (Thérèse), scènes de chiens dressés...

 Eu besoin de faire quelques recherches pour la religieuse car je n’ai jamais été nonne...

4.


proposition de départ
sa perspective

S’arrête, stoppe, freine, rétrograde, regarde, prend le temps, scrute l’horizon, se fait gifler par le vent du soir qui assèche ses yeux, a froid, ne pense à rien d’autre qu’à la mer qui se brise sur les rochers saillants, décide de rythmer autrement les journées de sa vie ne revient pas sur ses projets se pose sans calme pleure à cause de ce vent bruyant dans ses cheveux dans ses yeux mouillés de bleus respire moins brusquement est seule sur cette plage les pieds dans le sable froid et salé respire le sel le varech coquillages saillants qui esquintent ses plantes mais tant pis coûte que coûte reste là à entendre, à attendre, à se faire mordre par la voix de ce vent de mer qui n’en finit pas de raconter des trucs comprend résiste à la tempête plantée là devant la ligne de fuite un peu de pluie glacée refroidit dehors dedans reste là sans bouger sans penser sans rien faire mais respire et tente l’absence de sentiments cheveux mouillés maintenant qui fraîchissent ses épaules, son cou et s’engouffrent en gouttelettes tout le long de son dos les cris des goélands comme des cris de souffrance des saccades ne tombe pas persiste twiste un peu avec le ressac impassible et entière face à l’immensité

son horizon

Elle est là, devant l’océan, méditative, contemplative. Le vent sur son visage. De ses yeux perle une larme, puis une autre. Dû à ce vent qui vient embrasser ses pupilles. Elle souffle, inspire, souffle. La cadence régulière de ce souffle s’accorde mal aux déferlantes qui viennent buter sur les rochers. Se tient debout face à cet horizon brouillé les yeux bleus arrimés au point de l’infini elle vide par le souffle les pensées hostiles. Ses cheveux mouillés d’iode sente bon les algues bringuebalées par le flux de la mer. Ses cheveux mouillés d’iode dégoulinent le long de ses épaules et le long de son dos. Les pieds nus dans le sable anguleux elle tangue un peu sous l’effet des volées syncopées. Elle respire un vide intérieur et murmure des pensées qui se perdent là-bas. Les plaintes des goélands résonnent en écho. Elle est souple et entame une valse obligée avec le vent du soir, elle balance dans le vent les yeux perdus vers un amer au loin. Elle inspire amplement. L’écume blanchit l’étendue infinie et noircie de la masse liquide. Immobile et flottante comme une herbe assouplie elle s’amarre à la vie pour calmer ses tempêtes et choisit de sourire aux couleurs des embruns.

J’ai pris beaucoup de plaisir à écrire ses 2 textes. Ils se sont imposés assez vite. L’idée de la musicalité m’a aidée : rythme de la mer, du souffle. Encore du boulot bien sûr.

J’ai écrit les 2 textes en même temps, en parallèle, concrètement sur 2 colonnes.

Au début, j’ai eu l’impression de faire une traduction ! J’écris en dur et je traduis en doux (car j’ai commencé par le doux).

Pas de point, juste des virgules pour le dur, les saccades étant dans les ruptures sonores. Des points, dans le doux pour ralentir la lecture et les respirations.

Par contre, je n’ai pas pu écrire plus long que ça.

3. les chemins de sa vie


proposition de départ
version longue

Lundi 15 mai 10 heures rue de Lourmel. Matin de printemps, air frais. Le monde s’agite depuis longtemps déjà, les rues bouillonnent. Une vieille femme est là, debout sur le trottoir. Elle a posé une petite valise à ses pieds. Elle regarde la façade d’un immeuble béton, de ces barres construites après la guerre, quand la France rénovait et urbanisait à tout-va. Un pigeon s’approche d’elle. Les pigeons des grandes villes n’ont pas peur des humains. Ils s’accommodent sans peine au tumulte, aux foules et voient passer des milliers de chaussures sans craindre un seul instant de recevoir un coup de talon dans les côtes. Ils vivent en bonne intelligence avec ceux auprès de qui ils grappillent quelques miettes. Les hommes s’aperçoivent-ils qu’ils cohabitent avec des volatiles ? Elle ne voit pas le pigeon qui claudique vers ses pieds, pourtant elle les aimait ces petites bêtes là, combien en a-t-elle nourris ? Les plaintes successives du voisin du dessous ont eu raison de ses bons sentiments. Il avait laissé un mot dans la cage d’escalier : "Ne pas donner à manger aux pigeons, ça laisse des salissures dans la cour". Pas la peine d’être devin, elle avait bien compris à qui s’adressait le message. Elle n’avait pas aimé cette façon de faire mais l’avait acceptée. Pour avoir la paix, pour ne rien devoir à personne. Elle cessa donc de laisser ses croûtes de pain dur sur la fenêtre. Elle en fût un peu triste car la compagnie des pigeons et des piafs lui insufflait comme un léger vent de liberté. Un oiseau en ville, c’est un peu l’extension d’un horizon bouché. Aujourd’hui, elle regarde vers le haut, vers ce petit balcon du deuxième étage. Elle a laissé une vieille jardinière. Quelques herbes verdâtres se tendent coûte que coûte vers le ciel. Une jardinière à l’abandon. C’est ça la ville, des brins de trucs qui poussent entre deux pavés, dans des interstices de bitume, dans des pots plastique défoncés. Comment font-elles ces plantes pour trouver un tout petit bout de terre. Comment font-elles pour trouver la lumière à travers l’épaisseur du ciel gris. Elle va quitter la ville parce que les deux étages, elle à peine à les monter, parce que la solitude l’étouffe, parce qu’elle veut faire comme les oiseaux, voler vers l’horizon, percer le gris du ciel, adoucir les couleurs. Partir. Partir pour apprendre autre chose de la vie, pour apprendre aussi à la quitter un jour. Partir apaisée, sereine, joyeuse. Quitter la ville pour se trouver. Le bonheur, elle l’a connu avec un homme, puis avec un autre. Des souvenirs égrainés qui la font sourire aujourd’hui. Elle sourit, là devant la façade de l’immeuble et reprend son souffle. Elle sent, elle respire l’odeur métropolitain de l’asphalte, cette odeur poussiéreuse des jours de pluie dans les grandes villes. Elle l’aimait cette odeur quand elle est arrivée ici. C’était le début d’une histoire, elle la respirait à plein poumons. La ville, elle en avait plein les yeux et les oreilles. Que c’était bon le bruit incessant des voitures, des klaxons, des sirènes. Le bruit des voix qui s’entrecroisent, des chahuts, des cahots. La vie dehors, les intimités au grand jour, la vie au maximum de l’exaspération, la vie qui agresse, qui s’impose, qui dit qu’on est vivant. Il lui a fallu des années pour apprendre qu’en ville, on peut tout voir sans être vu, mais on peut aussi tout ignorer du monde, on peut se fabriquer un silence intérieur dans ce vacarme permanent. La ville on la pratique et ça s’apprend. C’est lui, ce premier homme, son premier vrai grand amour, qui lui avait appris tout ça,. Il la faisait marcher dans les rues les yeux bandés. "Ne regarde pas, écoute, je te conduis, je te guide". Elle lui faisait confiance forcément, sinon elle serait tombée ! Toute cette sérénité en elle, c’est lui qui lui avait apprise. Elle fredonne la chanson des vieux amants "...et chaque meuble se souvient..." Aujourd’hui, Jeanne, elle s’appelle Jeanne, va se retourner, et va parcourir les rues de sa vie, elle va feuilleter la ville, et fouler les pavés qui, comme dans la chanson, se souviennent. Chapitre 1 : Gare Montparnasse

version brève

La ville, Jeanne l’avait pratiquée, sillonnée. Elle s’en était nourrie, abreuvée, délectée. Elle avait vécu tant d’histoires dans cette ville aux odeurs âcres et poussiéreuses, où les bruits incessants des moteurs viennent cogner aux tempes pour dire qu’on est vivant. Aujourd’hui, elle allait la quitter. Trop vieille, trop fatigué. Elle partait allégée, sans peur, sans nostalgie, sans ancrage, libre comme les pigeons et les piafs qu’elle avait tant de fois nourris. Juste une petite valise, légère, pour ne pas s’empêcher. Sa vie, sa ville, tout était gravé en elle, dans son corps et rien ni personne ne pourrait lui enlever ça. Elle se sentait calme et sereine. Elle repensa avec émotion à son premier amour qui l’avait guidée avec tant de tendresse et lui avait appris à ne plus avoir peur. Avec lui, elle avait découvert la ville. Avec lui, elle s’était découverte. Elle prit une grande respiration en regardant la façade de l’immeuble dans lequel elle avait vécu tant d’années, puis lui tourna le dos. En ce lundi 15 mai, Jeanne s’en alla revisiter les chemins de sa vie. C’est à la gare Montparnasse qu’elle fit sa première halte.

Version longue :

J’ai commencé par lire les 3 premières phrases de romans pris au hasard dans ma bibliothèque. J’ai fait pareil avec des nouvelles. Je n’ai pas vraiment trouvé de réponse... 3 phrases, c’est peut-être trop juste...

Ensuite, j’ai eu besoin d’une photo pour commencer mon texte. La photo m’a aidée à sentir le lieu, les sensations, le climat, l’époque. C’est cela que je voulais déplier pour la version "roman".

J’ai choisi le présent.

Version brève :

Je me suis appuyée sur la piste évoquée par François B : "prendre les 5 mots les plus importants". Ce qui m’a permis de revenir sur la version longue en même temps que j’écrivais la courte. Comme si l’une nourrissait l’autre. Difficile : ne pas tomber dans la synthèse.

J’ai préféré le passé pour la version brève.

Dans les 2 cas, ce qui s’est passé avant, c’est ce qu’on va lire après (quand le roman sera terminé !)

2. pas perdue


proposition de départ

On la remarque dans la foule. C’est une femme d’un âge mûr, élégante, assez grande pour être visible de loin. Lorsqu’elle qu’elle bouge légèrement, la toile fluide de son imperméable épouse les formes de son corps. Elle est là, dans cette gare, seule. Elle observe l’escalier qui mène au métro et aux stations de taxis. Elle a dû téléphoner car elle range son portable dans son sac à main. Puis elle regarde sa montre et semble hésiter. Dans cette gare, dans cet îlot de gens en attente, son immobilité n’a rien d’incongru. Elle pivote légèrement. On dirait que ça tangue entre chagrin et soulagement. Pour celui qui l’observe, elle est un centre d’intérêt. Car quelqu’un l’observe oui. Un homme élégant comme elle, peut-être du même âge, seul comme elle. Il ne l’a pas quittée des yeux. Elle ne le voit pas. Elle esquisse un sourire puis elle prend une grande respiration, se retourne et se dirige vers la sortie. Il la suit, s’approche d’elle et accroche son regard aux plis de son imperméable. Dans une gare, un homme qui suit une femme, ça n’a rien de choquant. Elle marche d’un pas assuré, il la talonne. Quand il arrive à sa hauteur, il lui attrape le bras, la stoppe dans sa marche rapide, elle se retourne brutalement. Alors il la regarde dans les yeux avec intensité. On ne sait pas s’il la connaît, s’il l’a connue mais il sourit. Elle, a l’air scandalisée. Elle dit quelque chose que personne n’entend. Les paroles sont couvertes par les bruits de la gare, par les résonances des haut-parleurs. On saisit par leurs postures qu’ils ne sont pas étrangers l’un pour l’autre, qu’ils ont pu s’aimer, se disputer et se haïr, vivre une bien sombre histoire avant de se séparer. Ils sont tendus, bousculés par tous ces gens qui passent. Elle secoue le bras, il la lâche, on dirait qu’elle va le gifler...

J’avais encore envie d’explorer cette histoire de gare, de personnages dans une gare et j’ai repris l’univers et les personnages de la proposition 1. Dans un message, Marie Michel m’avait posée la question suivante : « Et elle qui la regarde ? » Merci pour cette remarque ! Oui, qui l’observe ? L’homme et le narrateur peut-être...

1. temps d’arrêt


proposition de départ

C’est un îlot de voyageurs en attente. Personne ne se regarde mais tout le monde se gêne un peu.

Tout autour, des vagues. Celles de ceux qui courent, agacés par ceux qui, comme lui, sont plantés au milieu.

On est dans le hall 2, sous le panneau d’indication horaire. Il regarde sa montre, constate.

Il aimerait bien fumer une cigarette parce qu’attendre, sans savoir quoi faire de ses mains, ça agace. Il est nerveux et fronce un peu, scrute un horizon imaginaire, soupire. Il a l’âge de ceux qui ont exploré, de ceux qui n’ont plus le temps d’attendre.

Les trains déversent des trajectoires contradictoires. Des histoires banales se frôlent, se font face ou se fuient. Un rendez-vous d’étrangers qui ne se connaitront jamais, des rencontres qui n’en sont pas, des milliers de pensées cachées dans les replis des corps.

Il est planté, là, derrière sa petite valise à roulettes, travaille sans le savoir ses appuis, tantôt le poids du corps sur la jambe gauche, tantôt le poids du corps sur la jambe droite. Ce faisant il délasse les muscles des mollets et évite les crampes. (Il est sujet au crampe). Une fille dans un jean trop moulant le frôle. Il arrête son regard sur les fesses de cette fille. On dirait que le corps de cette fille lui fait penser au corps d’une autre fille qu’il avait rencontrée, c’était quand ?

Il a le temps d’observer, il a le temps, il n’a plus le temps. Il transpire un vague sentiment de n’être ni ici ni ailleurs. Les chiens qui attendent quelque chose ou quelqu’un ont un peu cette posture, ils voient sans regarder.

Un homme pressé a failli le bousculer car l’homme pressé pense à sa vie, la sienne et rien que la sienne, il pense à l’heure qui tourne, au train qu’il risque de rater et il s’en fout, l’homme pressé de celui qui attend, qui stationne. Ces deux-là ne savent rien l’un de l’autre, tous deux attendent quelque chose, tous deux échappent à quelque chose, tous deux courent vers quelque chose. Et ils n’en sauront jamais rien.

L’homme pressé ne connaitra jamais celui qui stationne aujourd’hui, ce jour-ci, ici et pas ailleurs. Ils n’ont pas besoin de s’aimer.

Elle voit tout ça, celle qui est attendue par celui qui attend. Elle l’a vu, elle le voit debout planté dans le groupe de ceux qui attendent, dans l’îlot du milieu. Elle a pris un café à emporter qu’elle boit dans un coin sombre de la gare. Elle est debout, Adossée au mur, personne ne peut la voir. Elle pense.

Elle sait déjà un peu qu’elle ne rejoindra pas cet homme. Elle n’a pas le temps de se perdre, d’attendre des choses qui ne viendront pas, ou plus. Elle sait déjà qu’elle partira mais elle est là quand même.

Cet homme l’attend, c’est elle qu’il cherche, qu’il voudrait peut-être serrer dans les bras mais on ne dirait pas. On dirait qu’il est agacé, on dirait une colère retenue.

Elle ne le lâche pas du regard. Comme un félin aux yeux dorés, elle l’observe. Elle sait qu’elle n’ira pas plus loin. Parce qu’elle le voit de loin, elle a le temps de penser, d’évaluer.

Elle sort son portable de son sac et l’appelle.

Lui, au milieu de l’îlot sursaute un peu, glisse la main dans la poche de son imperméable. Il voit que c’est elle. Il hésite à décrocher, il pense qu’il le fera et pourtant il hésite. Il est surpris de ne pas le faire.

Elle ne pleure pas. Elle le regarde quitter l’îlot. Il rejoint le flot de ceux qui courent, vont, viennent et se bousculent. Il prend le courant qui file vers le boulevard. Il a tellement besoin d’une cigarette.

J’ai commencé le texte au passé puis j’ai opté pour le présent que je trouvais plus adapté au "à quoi ça pense là-dedans".

J’étais partie sur une foule au coin d’une rue devant le BHV ou un grand magasin. J’avais en tête des images du film "Smoke", (Wayne Wang/Paul Auster) où le décor est fixe et les personnages mouvants. Ça se passe dans et devant un tabac à Brookling. Les clients vont et viennent, ça s’enchaîne. Le propriétaire prend son commerce en photo tous les jours à la même heure depuis des années, et toujours vu du même endroit. C’est cette association mouvements/arrêt m’est venue en tête. (A explorer peut-être) ;

Mais mes mains en ont décidé autrement et m’ont conduite une fois encore à la gare. J’adore me laisser surprendre !

 



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1ère mise en ligne 24 juin 2020 et dernière modification le 15 octobre 2020.
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[1Référence à une citation de Eric Pessan : « Tout être humain est un roman ».