le roman de Géraldine Queyrel

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Nom : Queyrel
Prénom : Géraldine

1- Quel âge avez vous ?
o Moins de 30 ans
o Entre 30 et 60 ans
o On ne compte plus
 Drôlement indiscret comme question

2 -Quelle est votre profession ?
Vend du rêve : le plus beau et le plus difficile métier du monde

3- Et votre bibliographie ?
- « Evaluation de l’anticoagulation régionale au citrate en épuration extra rénale continue chez le patient insuffisant hépato cellulaire sévère et le patient transplanté hépatique » ma thèse qui reste un ouvrage indigeste au sens propre comme au figuré aux qualités scientifiques nullement certaines et littéraires certainement nulles.
- Quelques écrits qui lui tiennent compagnie sur l’étagère de mon bureau

4- Votre expérience sur les ateliers d’écriture
o Jamais entendu parler, il y a six mois de ça
o C’est pour les nuls
 L’écriture c’est comme le vélo il faut d’abord en faire avec des petites roulettes

5- Pourquoi vous êtes vous inscrit(e) aux ateliers tiers livre ?
o Moi inscrite ? A quoi ?
o Je passais par là par hasard
 Parce que ça à l’air trop cool
o J’ai pas choisi, c’est mon cadeau d’anniversaire

6- Vos loisirs
Cinéphile à mes heures perdues

7- Le mot de la fin
J’y vais mais j’ai peur

20. L’art d’oublier


— Où va-t-on quand on a les yeux fermés ?

— Ailleurs… certainement…

— Tu m’agaces… Soit plus précise, il me faut des détails… Je veux comprendre !

— Comme tu es impatient ! J’aime ta mine boudeuse, elle ne changera jamais ! Tu n’as qu’à fermer tes yeux et te faire ta propre opinion…

— J’ai déjà essayé… plusieurs fois même… Je n’ai vu que du noir du vide et du silence, tous trois opaques épais et terrifiants.

— Je comprends, tu t’y es mal pris, ce n’est pas ainsi qu’il faut faire… enfin si…. Non pas tout à fait….

— Tu m’embrouilles ! Voilà que je n’y comprends plus rien à présent…

— Tu sais, je suis vieille et on pourrait comparer ma mémoire à une fine dentelle. C’est mon médecin qui me l’a dit. Tu devrais demander à quelqu’un d’autre, de plus qualifié, plus à même de t’expliquer.

— Non, c’est à toi et à toi seule que je pose cette question !

— Si tu insistes…. Ferme tes yeux, et suis moi…

….

— Tu es là ?

— Oui

— Je ne vois rien

— Encore une fois soit patient, cela se mérite...

— Toujours ce noir oppressant…

— Observe attentivement !

— Peut être est ce un avant goût de la mort tout ce vide, cette immobilité et ce silence ? Tout compte fait la mort c’est fermer les yeux sans pouvoir jamais les rouvrir…

— Non tu te trompes... tu ne ressens pas ce léger mouvement ? A peine perceptible, délicat, fragile. Concentre toi. Rappelle toi ton premier baiser. Visualise la scène les lieux le temps, la température sur ta peau, la luminosité... te souviens tu de tout cela ? C’est primordial.

— Oui je crois...

— Alors laisse toi aller. N’ouvre surtout pas tes paupières. Ressent les battements de ton cœur trop rapide juste là dans ton cou qui résonnent jusque dans tes lèvres. La tension de tes muscles presque douloureux de l’immobilité que tu leur impose pour ne pas briser cet instant. Rappelle-toi des lèvres vermillon chaudes et douces. Souviens toi des odeurs, du parfum aux légères notes de vanille ou de jasmin...

— Je crois que je commence à comprendre… Mais…

— Mais quoi ?

— Ma question peut te sembler si indélicate…..

— Ne t’en fais pas, je ne t’en garderai pas rancœur puisque je ne m’en souviendrais plus …

— Oui c’est vrai… Alors je me lance : toi, que vois tu lorsque tu fermes les paupières ? Je veux dire spontanément, sans réfléchir…

— Bleu, je vois du bleu.

— ….

— J’ai été comblée dans ma vie. J’ai aimé passionnément et j’ai reçu beaucoup d’amour en retour. J’ai grandi dans une famille nombreuse. J’ai eu six ou peut être sept frères. Ne me demande pas leurs noms ni combien sont encore en vie, cela m’échappe un peu. Nous avons grandi dans une petite ville de province semblable à toutes les villes de province. Nous étions pauvres. Pauvres mais heureux. Le pape n’est pas plus heureux que nous nous répétait souvent mon père. Ce dont je me rappelle de mes jeunes années c’est de la couleur de l’amour. L’amour filial. L’amour fraternel. Cette couleur n’est pas une couleur chaude comme on pourrait le croire. Ce n’est pas le rouge flamboyant que l’on retrouve dans tous les romans qui se gaussent de parler d’amour. C’est un bleu, un bleu franc, un bleu doux et chatoyant. Le bleu pur du ciel. Ensuite je me suis marié. J’ai aimé mon mari d’un amour passionnel. Cette passion c’est encore le bleu, le bleu profond, le bleu roi, caressant et captivant. Le bleu où l’on se perd. Puis j’ai été mère. Là c’est un bleu pastel, un bleu lumineux. Le bleu translucide des paysages enneigés. Ainsi, toute ma vie se résume à la couleur bleue. Multiple, changeante et rassurante. C’est cela que je perçois en fermant les yeux…

— Ton reflet en quelque sorte ! Un peu comme si ta vie se jouait sur la toile fine de la peau de tes paupières….

— Ma vie… il ne m’en reste que quelques brides. Globalement, j’ai la sensation d’avoir été heureuse. Je ne me souviens plus des circonstances exactes des naissances et des décès, des grandes joies, des déchirements, des dilemmes, des hésitations et des chagrins. Mais il m’en reste la tonalité, la note de tête. Peut être est-ce ça vieillir. Les dates et les visages s’effacent. Les émotions, elles, restent intactes….

19. Je vais mourir...


proposition de départ

Jeudi 17 Novembre
Je vais mourir. Comme tout le monde. A la nuance près que dans mon cas c’est imminent. Je sens peu à peu mes forces me quitter. Avant la fin du mois. Je le sais. J’ai été admise à l’hôpital hier. Ce mot m’a fait sourire. Admise comme le jour du baccalauréat. Mes résultats doivent être bien mauvais pour être admise en soin palliatif. Le service des causes perdues. Ici point de guérison à espérer. Ici on vous accompagne. Mais peut on être réellement accompagné vers l’expérience la plus solitaire de la vie ? Tiens c’est une question qui ferait un bon sujet de philo au bac...
Ils m’ont donc enfermée hier dans cette chambre qui m’est inconnue. C’est Paul qui est venu m’annoncer la nouvelle alors que j’étais assise sous la véranda où j’aime tant à observer mes pensées (les fleurs bien entendu). Il n’était pas fier. Je l’ai entendu au son de sa voix lorsqu’il m’a dit, presque en s’excusant, qu’on allait devoir m’hospitaliser car cela devenait de plus en plus difficile de me garder à la maison. Je me suis tout d’abord demandé qui pouvais bien être ce on si évasif et si Paul en faisait partie. Suite à quoi il a énoncé tout un tas de bonnes raisons pour lesquelles il n’était plus possible que je reste chez moi. Je ne l’écoutais alors déjà plus. C’est là, je crois bien, en regardant les minuscules pétales ciselés de mes pensées que cela m’a traversé l’esprit : j’ai su que j’allais mourir. Je n’ai opposé aucune résistance, c’était bien assez dur pour Paul. Je lui ai juste demandé une faveur : aller chercher le petit carnet à la couverture de cuir qu’il m’avait offert pour on anniversaire et mon stylo à plume. Je gardais ce carnet spécialement pour cette occasion, et le bruit de la plume qui crisse légèrement sur le papier granuleux est la seule chose qui puisse m’apporter encore un peu de réconfort.

Vendredi 18 Novembre
J’ai été interrompue hier par la visite du médecin du service. C’est un homme plutôt grand, d’âge moyen. Son crâne dégarni en son centre laisse entrevoir une peau blanche et lisse qui luit d’une façon assez inhabituelle. Je me suis retenue de lui demander s’il se passait une sorte de crème ou d’huile pour protéger cette extrémité vulnérable. Il a pris milles précaution pour ne pas m’inquiéter inutilement, s’est montré très doux. Il a soigneusement évité d’utiliser dans son vocabulaire tout ce qui pouvait se rapprocher de près ou de loin aux notions de mort ou de fin de vie. Après m’avoir examinée- question de principe- nous avons parlé de mes pensées (les vraies cette fois). J’ai moi aussi volontairement omis de lui parler de ma mort. Je ne voulais pas qu’il se soit donné autant de mal pour rien.

Samedi 19 Novembre
Jaune. Tout est jaune ici. Du sol d’un brun très clair jusqu’au mur peint d’un jaune moutarde en passant par les rideaux.
Je n’aime pas le jaune.
Ma maison me manque. Mes bibelots, mes tapis et mes pensées. Surtout le grand buffet de bois sombre que je tiens de ma mère où je range soigneusement mes mouchoirs pliées et repassées en trois tas de taille identique. C’est idiot mais je me demande ce que Paul va faire de tout ça ? Les mouchoirs ne l’intéressent pas, pour sûr. Il fait comme tout le monde aujourd’hui. Le tout jetable. Les mouchoirs en papier, à peine utilisés, que l’on jette sans plus d’égard. Mais mes mouchoirs, j’y tiens. Certains ont même été brodés par ma grand-mère. Ceux là ils ont une histoire, même si cette histoire est minuscule, ridicule et pas vraiment palpitante. C’est une histoire quand même.

Dimanche 20 Novembre
Aujourd’hui j’ai eu la visite d’Eugénie. J’ai tout de suite su qu’elle savait. Ca ne trompe pas : les yeux légèrement rougis que l’on met sur le compte des allergies (le pollen en Novembre ? A d’autres…), le sourire trop franc, la voix qui déraille trop haut dans les aigus pour ne pas pleurer. C’est curieux, depuis que l’on se connaît avec Eugénie, on a pris l’habitude de tout se raconter. Le bon comme le mauvais. La seule chose dont on ne parlera jamais entre nous c’est de ma mort. Pourtant cela ne m’aurait pas dérangé d’en parler, peut être même rassuré un peu. Mais je n’ai pas voulu lui faire de peine alors nous avons parlé de tout et de rien- surtout de rien- avec ses yeux rougis et sa voix un peu trop aigue.

Lundi 21 Novembre
Je me demande qui va bien lire ce carnet une fois que je ne serais plus là. C’est la seule chose qui éveille encore un peu de curiosité en moi. Paul ne le lira pas, du moins pas tout de suite. Il n’a jamais su gérer son chagrin. Peut-être est-ce cette infirmière qui s’occupe de moi. Cela me plairait. Je lui ai demandé son nom le premier jour où je l’ai rencontré. Louisa, elle s’appelle Louisa. Nous n’avons pas échangé d’autres paroles, hormis ce qui relève du strict nécessaire. C’est avec les yeux que nous avons dialogués. D’un regard je lui ai demandé si j’allais mourir. Et d’un regard c’est la seule qui a eu le courage de me répondre. J’aime observer ses cheveux sombres séparés d’une raie blanche régulière lorsqu’elle se penche pour m’aider à me lever. Oui j’aimerais bien que Louisa puisse lire ce carnet. Je vais le ranger dans le tiroir de ma table de nuit pour qu’elle le trouve.

Mardi 22 Novembre
Je voudrais sortir d’ici, je voudrais qu’il en soit autrement, je voudrais pouvoir faire d’autres choix suivre d’autres chemin, je voudrais ne pas mourir dans cette chambre, je voudrais ne pas mourir tout court, je voudrais pouvoir ouvrir cette fenêtre, je voudrais pouvoir m’élancer dans les airs, je voudrais choisir le moment de ma mort, je voudrais avoir encore un peu de temps, je voudrais que cette fenêtre n’ai pas de rideaux, je voudrais que ces rideaux ne soient pas jaunes, je voudrais ne pas être malade, je voudrais vivre….
Ce soir il m’a semblé apercevoir, brouillée par les lumières de la ville, la traine dorée d’une étoile filante... Il est bien tard à présent et j’attends patiemment. Rien ne se passe

Mercredi 23 Novembre
Le médecin est revenu me voir aujourd’hui. Je veux dire seul à seul, bien après le grand cortège de la visite quotidienne où les petits étudiants vêtus de blancs et de sabots de plastique colorés se tiennent au garde à vous. Ce spectacle m’amuse beaucoup. Lorsque le médecin les désigne pour répondre à ses questions, ils balbutient une réponse sans me regarder cherchant silencieusement du regard une aide de la part de leurs petits camarades trépignant de donner leur réponse à leur tour.
Mais je m’égare…
Donc le médecin est revenu me voir. Il a, cette fois encore, évité de prononcer le mot interdit. Il a eu bien du mal. Je voyais qu’il peinait, maniant non sans hésitation la paraphrase et la métaphore. Alors je l’ai un peu aidé, j’ai plaisanté et même rit. Puis je l’ai congédié sous prétexte d’être fatiguée. J’ai bien vu au travers de mes paupières mi- closes le regard qu’il m’a jeté avant de sortir de la chambre. Il me disait merci.

Jeudi 24 Novembre
Liste de ce qu’il me reste encore à faire avant de …
 Soigner mes pensées
 Rassurer Paul
 Ecrire à Eugénie pour lui demander de récupérer mes mouchoirs
 Déposer ce carnet dans le tiroir de ma table de nuit

J’ai beau me creuser la tête je ne vois rien d’autre à faire. Pourtant cette liste est ridiculement courte. Est ce le signe d’une vie heureuse ou ratée ? Je ne saurais trancher….

Vendredi 25 Novembre
Aujourd’hui je suis trop fatiguée pour écrire.
Le petit carnet de cuir me semble peser des kilos sur mes cuisses et la plume est décidée à ne pas tenir entre mes doigts.

Samedi 26 Novembre
Ce matin j’ai commencé à disparaître. Où du moins ai je compris cela : on ne meurt pas d’un coup, totalement, mais par petit bout par fragments qui se détachent de nous imperceptiblement…
Peut être depuis l’instant de notre naissance…
De ses fragments il ne m’en reste que quelques uns. Il me semble que ce carnet de cuir contient les derniers.
Oui, ce matin j’ai commencé à disparaître.

Pas de nécessité de partir jusqu’ au Panama, le voyage dont il s’agit ici est immobile mais aussi plus intime.

Inspiré par Frida Kahlo qui relate son propre journal pictural clouée sur son lit d’hôpital.

Mais comment rendre au protagoniste son histoire, le laisser se détacher, s’éloigner de celui qui écrit ? Peut être avec des détails, des personnages qui ne font que passer, dont on ne sait quasi rien mais dont on sent la proximité d’avec celle qui tient ce journal… Observons les passer sans nous montrer plus intrusif dans ce qui n’appartiens qu’à elle.

17 & 18. Dix vérités


proposition de départ

Il ne faut pas que l’histoire racontée ne soit pas vraie.

Il ne faut pas d’un incipit fade et sans vie. Le lecteur doit ressentir d’entrée de jeu l’uppercut de la vérité à son état le plus explicite et le plus direct. Quitte à ce qu’il soit amené par la violence du coup ressenti à lâcher le livre – je veux dire en vrai, au sens physique du terme- pour se remettre quelques heures ou quelques jours avant de reprendre sa lecture.

Il ne faut pas que l’histoire soit plate et ennuyeuse. L’auteur peux se garder le droit de placer l’intrigue en des lieux ou des temps irréels. Ils formeront comme un cadre qui mettra en relief et sublimera la vérité.

Il ne faut pas négliger les détails. Tout en veillant à ne garder que les faits et rien que les faits. Les descriptions ont toute leur importance, elles doivent être précise et ciselées semblables au travail de l’orfèvre ou du médecin légiste qui reste impassible et fait preuve de sang froid face au détails sordides de la vérité. Le fait est que si l’auteur se laisse déborder par ses émotions en l’écrivant, le roman tend à s’éloigner de LA vérité pour se rapprocher de SA vérité.

Il ne faut pas que le protagoniste se montre trop familier avec le lecteur. La vérité garde sa part de pudeur. La vérité ne se montre pas d’emblée à visage découvert. La vérité ça s’apprivoise, ça s’approche à pas feutré avec tact et délicatesse. Parce que si la vérité prend peur elle se rétracte irrémédiablement dans sa coquille et vous pouvez alors abandonner toute idée de l’en faire sortir.
On évitera que les véritables noms soient révélés. En écrivant par exemple la première lettre suivie de trois petits points. Les vrais noms appartiennent au monde réel, ils ne regardent personne. Et puis toute vérité est universelle. L’anonymat est ce qui rend la vérité puissante et le lecteur saura d’autant mieux s’y reconnaître et ainsi faire de LA vérité, SA vérité.

Il ne faut pas que le lecteur ressente de l’empathie pour le protagoniste. La vérité ne demande pas des lar
mes, du chagrin ni même de la compassion. La vérité se suffit à elle même.
Il ne faut pas que le lecteur ressorte indemne car la vérité a des mâchoires pourvues de dents aiguisées et tranchantes. La fiction protège de ce choc frontal. Elle peut se gonfler, s’épaissir de monstres, chimères et cauchemars. La vérité n’a pas besoin de cela, elle nourrit sa violence des choses les plus communes, les plus banales.

Il ne faut pas s’interdire d’avoir recours au mensonge. Car toute vérité n’est pas bonne à dire et toute vérité n’est pas bonne à entendre. Cependant le mensonge doit rester de l’ordre de l’exception et il doit être notifié au lecteur au moyen d’une note de bas de page, par exemple. Tout mensonge est un pacte entre l’auteur et le lecteur et trahir ce pacte reviendrait à perdre la confiance du lecteur.

Il ne faut pas qu’une fois la dernière phrase lue le lecteur puisse revenir au monde réel sans effort. Il doit être préparé- peut-être dès le prologue- à changer son regard sur les choses et à ressentir un peu plus le poids de la vérité sur ses épaules une fois le livre refermé.

Le codicille tient lieu d’histoire vraie, l’ensemble des codicilles mis bout à bout ne sont en vérité que des fragments de la réalité dont je me suis inspiré pour écrire cette fiction.

Ceci n’est pas tout à fait vrai… Ecrire la vérité ne serait-ce pas comme regarder le monde réel dans un miroir ? Il serait idiot de faire complètement confiance aux miroirs. Le conte de Blanche neige nous apprend dès notre plus jeune âge à nous en méfier. Et à raison…

Tout écrit aussi impartial et objectif qu’il soit ne reste qu’une vision parcellaire de la vérité. C’est ainsi.

16. Ma vie de traducteur


proposition de départ

NdT : Le traducteur ne saurait être tenu responsable des propos ou opinions exprimées ci dessous

1

Pourquoi cette note prend place avant le premier mot du texte ? J’avais simplement envie de prendre la parole en premier. Politesse élémentaire. Pour me présenter. A qui ? Et bien à toi gros malin ! Oui toi ! Inutile de regarder par-dessus ton épaule c’est à toi que je parle, qui tient ce livre entre tes mains. Je te demande avant tout un peu d’indulgence. Traducteur n’est pas mon métier. Je veux dire mon vrai métier. Je fais ça à mes heures perdues (c’est-à-dire tard dans la nuit une fois ma journée de travail terminée et cela va sans dire que ces heures sont en réalité perdues uniquement pour mon sommeil !) et à visée purement alimentaire. Je ne te dirais pas ce qu’est mon premier métier (crois-moi ça ne fait pas rêver) mais il faut bien manger malgré tout….

2

Ethnie des Darladirladada : une des rares peuplade autochtone d’Amazonie vivant à l’état sauvage coupée de toute civilisation. Ce livre détaille leurs coutumes et traditions. Là tu es en droit de demander comment un pauvre type originaire du fin fond de la France profonde se retrouve à traduire cet ouvrage ? Pour plus de clarté je me dois de faire un petit aparté sur ma vie : je venais de fêter mes dix ans et mes parents, honnêtes professeurs des écoles en mal d’aventure, décidèrent d’un commun accord de se payer avec leur minces économies un voyage en club de vacances en pleine jungle amazonienne. Confié au club junior à la surveillance hasardeuse d’une adolescente en plein chagrin d’amour, je m’aventurais un peu trop loin sous la canopée (A postériori je me fait la réflexion que mes parents ne m’ont pas cherché bien longtemps) Une ethnie vivant non loin de là me pris en affection et m’éleva comme si j’étais un des leurs avant de me ramener (par crainte je suppose de l’ersatz de barbe qui commença alors a assombrir le bas de mon visage alors qu’eux étaient totalement imberbes) plusieurs années plus tard à l’accueil du club. Et bien figure toi que cette ethnie en question, les Darladirladada, parlent un dialecte unique que je suis le seul occidental à connaitre. Mais laisse moi finir de t’expliquer : quelques temps après ma mésaventure, le guérisseur (en quelque sorte l’intellectuel) de la tribu, lassé de ne point trouver parmi ses congénères une oreille digne de son grand savoir réussit à trouver un emploi comme saisonnier au club. Une touriste alors particulièrement sous le charme du bel autochtone lui apprit à lire puis à écrire. Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’un éditeur en mal de soleil et d’inspiration se rendit au club et trouva dans le tiroir de sa chambre (qui avait abrité les amours de la belle et du sauvage) le recueil du guérisseur. Il n’en a pas fallu plus pour qu’il parte à ma recherche pour me proposer de traduire l’ouvrage après s’être renseigné auprès du personnel du club aux yeux de qui je reste une sorte de légende locale.

Mais je m’égare. Tu peux retourner à ta lecture maintenant. Je dirais même que tu peux recommencer le chapitre à son début car rien de tel qu’une note interminable pour perdre le fil du récit, n’est ce pas ?

3

Oui tu ne rêves pas, L’auteur utilise une page entière pour écrire son nom… (Tu comprends maintenant pourquoi je me suis présenté le premier...) Il faut dire que chez les Darladirladada la tradition est de porter le patronyme des trente générations précédentes. Cela donne parfois cours à des rixes ou le gagnant est celui capable de citer ses trente noms sans se tromper. Exercice plus aisé qu’il n’y paraît au premier abord car dans l’hypothèse que vous aviez mémorisé l’ensemble de vos patronymes (ce qui tient de l’exploit), bien malin celui qui connaitrait également ceux de son adversaire…. Un peu d’aplomb, beaucoup de bluff et c’est gagné

4

Je me demande bien qui l’auteur pensait intéresser avec ces détails stupides… A par toi visiblement ….

5

L’importance des femmes est majeure chez les Darladirladada. Leur société est matriarcale. Le rite de passage à l’âge adulte des hommes de la tribu consiste à se faire tatouer les trente patronymes de leur mère sous la plante des pieds. Geste symbolique en hommage à celle qui leur permit de fouler le sol de leurs ancêtres.

J’ai moi même un grand respect pour les femmes. Je me dis fréquemment que j’aurais dû mieux écouter les avertissements de ma mère le jour où je me suis égaré et en général d’ailleurs. Si j’avais mieux travaillé à l’école j’aurais pu traduire des grands auteurs allemands ou russes. Mais je n’ai toujours voulu n’en faire qu’à ma tête ...

5 bis

Mais alors pourquoi me diras tu- et à juste titre- ne pas regarder sous leur pieds quand le besoin de citer leurs patronymes se faisait sentir ? (Cf note 3). Je te répondrais : tu as déjà essayé de lire un truc sous ton pied en pleine rixe ? Moi oui, je te le déconseille fortement…

6

Ce type à un style littéraire inexistant… Autant te dire qu’il n’a jamais lu du Flaubert ou du Zola (ceci dit moi non plus)

7

La description de leur coiffe faite de feuillage et de branchages relate des baies de couleur rouge. Or pour les avoir vues à de nombreuses reprises elles ne sont pas rouges en réalité. Je les soupçonne d’être quelque peu dalmatiens, tare bien compréhensible étant donné leur consanguinité avancée.

8

Allez courage ! Tu en es à la moitié.

9

Ce mot n’est pas traduit pour la simple et bonne raison que j’ai le mot français sur le bout de la langue et que je n’arrive pas à le retrouver.

10

Ah ça y est...

11

Zut ! Je l’ai de nouveau perdu...

12

Ce mot peut prendre le sens de Guerrier ou de Epouse selon si on le prononce en aspirant le O ou pas. Le contexte un peu flou ne me permet pas de trancher. Je te laisse choisir.

13

Bon OK je paraphrase un peu, mais je suis payée au mot alors tu ne m’en voudras pas de tricher pour mettre un peu de beurre dans les épinards

14

Je prends la liberté d’autocensurer ce passage. Il décrit leurs coutumes culinaires issues du cannibalisme...Crois-moi il ne vaut mieux ne pas savoir...

15

J’aurais préféré moi aussi ne pas savoir…

16

Tu es toujours là ?

17

Ce passage sur la façon dont ils fabriquent leurs flèches est interminable et soporifique. Il est trois heures du matin et je suis à deux doigts de m’endormir sur mon clavier

18

Dghssssssffffnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn… Hein quoi ? Ah oui, leurs flèches…

19

Si tu es arrivé jusque-là c’est que soit tu t’ennuies profondément dans la vie pour lire ce livre soit tu es le guérisseur des Darladirladada en personne.

20

Si la deuxième hypothèse est la bonne c’est bien sûr globalement faux ce que j’ai dit sur vos traditions et coutumes. Tu sais bien que ces années passées dans votre tribu ont été riches et inoubliables.

21

Enfin fini. L’avantage c’est qu’étant le seul à parler ce dialecte, personne ne peut vérifier si ce que j’ai dit est juste.

... Sauf deuxième hypothèse...

... Dans ce cas là mes jours sont comptés ...

Codicille : et si les notes de bas de pages étaient un espace d’expression que s’appropriait le traducteur. Un moyen de s’adresser directement (pour ne pas dire frontalement) au lecteur.

Pour rire : une tribu loufoque à la langue et aux traditions uniques. Un traducteur a l’histoire tout aussi loufoque et unique....

15. Stand by me


proposition de départ

Je le croisais toujours dans l’ascenseur le matin lorsque je partais au travail. Je n’y tenais pas particulièrement. Il faut bien avouer que l’ascenseur de notre résidence était microscopique et que j’aimais à profiter librement de chaque centimètre carré d’aisance avant de me jeter dans l’atmosphère bondée et surchauffée du métro. Ce trajet mettait déjà bien assez à mal mon dégoût pour la promiscuité, balloté en rang d’oignons avec des inconnus pendant près d’une heure jusqu’à arriver rue d’Oberkampf aux bureaux de la rédaction.
J’avais bien essayé de partir quelques minutes plus tard et avais même trouvé le courage de me lever dès potron minet pour avancer mon départ de presque une heure.… Mais rien à faire : au moment précis où je glissais ma clé dans ma porte avant de partir, mon voisin faisait irruption bruyamment sur notre palier commun. Je le soupçonnais alors fortement de m’épier.
Monsieur Joubert-parce que tel était son nom écrit en lettres majuscules un peu penchées sur la boite aux lettres à côté de la mienne- ne manquait jamais de m’invectiver de sa voix aigue et nasillarde d’un « Bonjour voisin ! » auquel je répondais d’un grognement d’ours espérant secrètement le voir reculer d’effroi dans son appartement et refermer la porte en tremblant, miracle qui, bien sûr, ne se produisait jamais. C’était un homme d’âge certain quoique indéfinissable, retraité, vivant seul avec son chat, énorme spécimen de la race des félins de gouttières qui s’échappait régulièrement sur le palier et venait gratter et miauler désespérément derrière ma porte comme si l’idée de retourner cohabiter avec son maitre lui était insupportable. Tous les matins donc, monsieur Joubert se précipitait d’un pas alerte qui contrastait avec son âge avancé sur l’ascenseur dont il me présentait la porte grande ouverte, coupant court à mes velléités de le contourner pour emprunter l’escalier. Je me tassais, boudeur, au fond de la cabine dont l’éclairage blafard et agressif du plafonnier me faisait regretter de ne pas être resté dans mon lit, lui tournais partiellement le dos, façon pour moi de lui signaler ma mauvaise humeur matinale et le dissuader de m’adresser la parole. Face au miroir, j’avais alors quelques secondes pour l’observer. Il se tenait légèrement vouté, le menton bas et les yeux mi-clos. Par tous temps, il portait un pantalon de flanelle de couleur taupe, terne et terriblement démodé, ainsi qu’une chemise à la propreté douteuse dont je ne pouvais m’empêcher de remarquer l’encolure au rebord marqué de traces jaunâtres. Ses mains jointes devant son ventre proéminent étaient larges et manquaient de raffinement. Les phalanges épaisses courtes et ridées se terminaient sur des ongles coupés grossièrement au carré et bordé d’un liseré sombre de crasse. Il émanait de lui une odeur doucereuse de transpiration mélangé à une note d’urine et d’alcool qui me faisaient retenir mon souffle lorsque les effluves en arrivaient jusqu’à moi, remuées par son bras droit qu’il levait pour appuyer sur la touche du rez de chaussée. Une fois arrivés en bas, je bouillais d’impatience durant le temps infini qu’il mettait à ouvrir la lourde porte et bondissait, tel un diable hors de sa boite vers la sortie de l’immeuble. Je ne me suis jamais demandé une seule fois quelle pouvait être la suite de la journée de Mr Joubert ni ce qu’il pouvait bien faire à cette heure matinale. Cela ne m’intéressait pas et m’agaçait même de penser que son manège n’avait probablement pour unique but que chercher un peu de chaleur humaine. Et c’est moi qu’il avait choisi, bien incapable de lui témoigner la moindre sympathie. Nous n’avons, au fil de toutes ces secondes cumulées passés si proche l’un de l’autre dans le huis clos de la cabine d’ascenseur, jamais échangé un seul mot. Je crois que je lui en voulais, au fond, de me renvoyer dans le miroir le reflet difforme de mon indifférence.

Envie de mettre en scène un personnage banal jusqu’à son nom (petit clin d’œil à la #6 ) et jusqu’au bout des ongles (petit clin d’œil à la #11). Manque de bol, il faut côtoyer de très (trop) près ce personnage qui n’éveille aucune empathie…

14. Petit traité de philosophie posthume


proposition de départ

Je suis mort. C’est idiot. Je voudrais être vivant. Je n’ai jamais été satisfait de mon sort. C’est un fait. Vivant, je ne désirais que mourir. Mort, je donnerai tout pour vivre.

Je suis un idiot. La mort n’y change rien.

Toute mon existence n’a été qu’un long cheminement vers ma mort. Comme tout le monde me direz vous. Pourtant, j’ai cherché la mort un peu plus que les autres.

J’ai essayé de compter les jours qui me restaient à vivre. J’ai espéré de toutes mes forces ne pas vivre trop vieux. Bien des fois je me suis dit que j’allais mettre un terme à tout ça, mais à chaque fois que s’est présentée l’occasion, je me suis montré trop lâche. Je n’ai pas ménagé mes efforts pour abréger ce calvaire : fumé à longueur de temps et bu bien plus que le voudrait la raison. Pourquoi ? Je l’ignore. Je n’ai jamais aimé ma vie. C’est mon droit le plus strict. Vous ne pouvez pas me convaincre du contraire. Morne, plate et vide. Ces trois mots suffisent à la résumer. Je n’ai jamais rien accompli de ce qu’on pourrait qualifier de grand, ne suis pas allé chez les scouts, n’ai jamais donné à aucune œuvre de charité ni ne me suis engagé pour aucune juste cause. Je n’ai pas tenu de journal intime ni de cahier où l’on note la liste de ses rêves à accomplir. Je n’ai jamais dépassé aucune limitation de vitesse, enfreint aucune loi, ni joué à aucun jeu d’argent. J’ignore le sens d’expression telles que chanter à tue tête ou encore mourir de rire. Une vie ratée en somme. C’est ainsi : j’ai toujours été indécis, inconstant, insatisfait… Imbécile.

Et puis je suis mort. Enfin.

Etre mort n’y change rien. Ce n’est pas mieux d’être mort. La réincarnation pour une vie meilleure ou –- moindre consolation — le paradis, logé, nourri, blanchi, avec petits nuages moelleux ou vierges effarouchées…. sous peine de vous décevoir : ça n’existe pas. Ne faites pas cette tête là, vous n’allez pas me dire que vous y croyiez vraiment à toutes ces foutaises ? Mourir c’est comme un vingt cinq décembre au pied du sapin : espérer avoir enfin ce jouet auquel on a tant rêvé, tout en sachant au fond de soi que cette histoire de Père Noël est bien trop belle mais aussi bien trop bancale pour être vraie. La seule différence avec la vie c’est qu’une fois mort c’est pour toujours. Pas le plus infime espoir de devenir vivant. Définitif, certain, irrévocable. Au fond, la vie n’a d’intérêt que parce qu’elle a une fin. La mort, elle, n’en a point. Imaginez : Vous êtes là, bien en chair en train de déguster ce qui va s’avérer être votre dernier repas — vous ne le savez pas encore bien sûr ! — puis ce morceau de pain décide de se bloquer en travers de votre trachée et paf ! D’un instant à l’autre vous n’êtes plus vivant mais bel et bien mort. Vous avez alors tout intérêt à savourer chaque bouchée de chaque repas comme s’il s’agissait de la toute dernière. La mort a le mérite d’être la seule chose qui mette un peu de piquant, un peu d’imprévu dans la vie.

Laissez moi vous confirmer une évidence : une fois mort vous n’existez plus. Vous êtes comme expatrié, dépossédé de votre propre corps. Seules vos pensées existent. Plus de douleurs, ni de démangeaisons me direz vous. A cela je vous donne raison mais je rajouterai plus d’odorat ni de goût. Votre seule consolation : avoir tout le temps pour ruminer, mâcher et remâcher vos pensées. C’est tout ce qui vous reste. Remarquez, lorsque l’on s’appelle Galilée, Newtown ou Spinoza cela peut être un véritable bonus d’avoir l’éternité devant soi pour penser. C’est un comble, mais l’humanité a probablement résolu plus d’énigmes grâce à ses morts. Sauf, malheureusement, celle qui consiste à pouvoir les expliquer aux vivants… Quant à moi… je n’ai pas pour habitude de me poser des questions et j’ai toujours considéré l’introspection comme un formidable gaspillage de temps. Alors à quoi vais je bien pouvoir penser pendant tout ce temps ? L’éternité c’est long quand on prend le temps d’y penser. Et le temps ce n’est pas ce qu’il me manque ! Si seulement vous pouviez me répondre, cela m’éviterait de ressasser sans fin les mêmes évidences. Un dialogue, si creux et vide qu’il soit, c’est toujours plus stimulant. Même si on ne parle que du temps qui passe, d’évidences, de banalités, bref tous ces échanges que de mon vivant je considérais comme du temps perdu, cela me plairait je crois et me ferait passer un petit quart d’heure de cette mortelle éternité. Remarquez, il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre ce que je souhaiterais à présent. Alors voilà : j’aimerai que ma mort ai une fin comme ma vie en a eu une.

C’est impossible. Le fait est que je suis mort. C’est idiot.

 

13. Ceci est un fait


proposition de départ

Le fait que je suis ton fils et que tu es ma mère, le fait que ce lien est irréversible, irrévocable, inscrit à l’encre noire boucles profondes et déliés reliés dans le petit carnet blanc de l’état civil, le fait que c’est ton visage que je connais le mieux, le fait que je le cherche des yeux avec avidité quand tu sors de la pièce où je me trouve, le fait que j’aime à le voir s’étonner, grimacer, rire, pleurer, et puis rire, le fait que tu n’es que sourire, le fait que tes yeux rayonnent quand tu viens me chercher au fond de mon petit lit quand tu te courbes pour changer ma couche, le fait que ma couche soit en plastique, le fait que tu ne trouves ni la force ni le courage d’utiliser des couches lavables, le fait que les biens pensants nous jugent, le fait que ces biens pensants n’ont pas, eux, le nez dans les couches sales, le fait que l’industrie du plastique est cotée en bourse, le fait que ces biens pensant boursicotent, le fait que ce plastique sera jeté dans la nature, le fait que la nature, elle, n’est pas cotée en bourse, le fait que Nasdaq, le CAC 40, le Dow Jones ne sont pas des noms de conifères, le fait qu’on leur confère beaucoup plus d’importance que les cèdres centenaires, le fait que c’est ainsi, que l’on ne peut rien y faire, le fait que nous polluons la nature, le fait que ma couche sale va exister pendant des centaines d’années, peut être plus longtemps que les cèdres, le fait qu’elle me survivra, le fait que c’est stupide d’être , au fond, bien plus éphémère qu’une couche sale, le fait qu’elle sera brassé et ressassé par les vagues, le fait que des dizaines de petites tortues vont mourir étouffés par le plastique de mes couches sales, le fait que cela est un peu de ma faute et beaucoup de la tienne, le fait que je ne peux pas t’en vouloir, le fait que personne ne peux t’en vouloir, le fait que celui qui n’a jamais péché nous jette la première pierre, le fait que ce type n’existe pas, le fait que ces tortues n’existeront bientôt plus non plus, peut être avant que le plastique ne soit plus, le fait que des milliers d’espèces ont disparu de notre planète comme le yéti en haut des montagnes ou le dodo dans les îles, le fait que le yéti n’est qu’une légende, le fait que c’est juste une histoire que l’on se raconte pour avoir peur, le fait que le dodo lui non plus n’a peut être jamais existé, le fait qu’on a tout intérêt à croire que la théorie du complot est un complot, le fait que tu me chantes dodo l’enfant do pour m’endormir, le fait que les comptines et les contes ne parlent jamais de la vraie vie, le fait que rien ne nous prépare à la violence de cette vie, le fait que l’homme est un loup pour l’homme, le fait que le loup ne triomphe jamais complètement, le fait que le petit chaperon rouge n’en fait qu’à sa tête, le fait que les trois cochons sont des sadiques, le fait que les petits chats sont trois aussi, le fait que le chapeau est de paille et précède le paillasson, le fait que cette chanson n’a pas de sens, le fait qu’elle est sans fin, le fait que c’est énervant, le fait qu’il serait plus juste que tu me chantes la mort de ces dizaines de petites tortues, le fait que tu ne veux pas y penser, le fait que si tu y pensais cela t’étoufferais te paralyserais, le fait que tu n’es pas parfaite, le fait que personne n’est parfait en ce bas monde, le fait, qu’on le veuille ou non, rien que le fait d’exister pousse ces tortues vers leur destin cruel, le fait qu’au fond on y peut pas grand chose, le fait qu’en réalité je n’ai pas vraiment conscience de tout cela, le fait que j’ai conscience d’avoir faim d’avoir froid d’avoir peur, le fait que c’est déjà bien assez dur pour moi de gérer toutes ces émotions nouvelles et inédites, le fait que j’ai choisi de les classer en deux , le fait que de voir le monde de façon binaire c’est ce qu’il y a encore de plus simple, le fait qu’il y a d’un coté les méchants, le loup, l’ogre et le dragon, le fait que de l’autre se tiennent les gentils, le chaperon, Pierre et les cochons, le fait qu’il y’a le bien le bon et l’agréable ton sein chaud , le lait chaud qui coule de ton sein chaud, le linge frais que tu passe amoureusement sur mes fesses, le fait est qu’il y’a le mal le mauvais et le désagréable, la douleur de cette dent qui vient percer sur ma gencive, le coup de vent glacial qui passe sur mon crâne, le fait que cela serait trop simple si le noir et le blanc suffisaient, le fait que je n’ai jamais rien vu de plus beau qu’un arc en ciel, le fait qu’il faut nuancer tout ça, le fait qu’il y a toi, le fait que tu est le centre du monde, le centre de mon monde, le fait que tant pis pour les petites tortues, le fait que seul mon sort m’importe au fond, le fait que je t’en veux, le fait que je ne t’en veux même pas pour les tortues, non, le fait que je t’en veux parce que tu m’a condamné à vivre, le fait que je n’ai pas même eu droit de protester, le fait que personne ne se soit donné la peine de me demander mon avis, le fait que tu n’ai pas choisi tout cela et que je n’ai pas eu le choix de tout cela le fait que tu n’ai pas protesté, crié que tu ne te sois pas indigné, le fait que tu ai accepté que l’on m’ôte de ton ventre, le fait que j’aurai préféré mourir plutôt que de me séparer de ton enveloppe charnelle bercé par le doux bruit des battements de plus en plus ralentis de plus en plus faibles de mon cordon ombilical, le fait que tout bien réfléchi je ne souhaite pas mourir, le fait que j’aurai voulu que ce soi toi qui meures en me donnant la vie, ta vie, le fait que je te déteste, je te hais d’être toi et de n’être que toi et de m’avoir fait moi rien que moi, le fait que tu as choisi mon prénom, le fait que je ne l’aime pas, le fait que nous nous connaissons si peu, le fait que nous sommes condamnés à nous côtoyer éternels étrangers vivant sous le même toit, le fait que mon premier désir ai été de chercher avidement de mes lèvres entrouvertes le goût éternel de ton sein blanc et sucré, le fait que ma dernière pensée, juste avant de rendre mon dernier souffle, sera pour toi, le fait que tu t’oublies en moi, pour moi, le fait que tu cesses d’exister que tu taises tous tes désirs pour satisfaire les mien, le fait que le temps passe trop vite, le fait que tu voudrais bien que je me taise pour que tu puisses enfin te reposer, le fait que tu es folle d’inquiétude quand tu ne m’entends plus, le fait que cela semble si facile pour toutes ses femmes dans les magazines, le fait qu’elles n’ont pas de cernes, le fait qu’elles sont toujours bronzées, coiffées et maquillées, le fait qu’elles ne perdent jamais pied, le fait que tu t’en veux de penser cela, le fait que tu t’en veux de t’en vouloir, le fait que tu voudrais être plus indulgente avec toi même, le fait que tu n’es pas parfaite, le fait que personne n’est parfait en ce bas monde, le fait que toutes ces femmes sur papier glacées n’ont pas, elles, le nez dans les couches sales, le fait que tu te demandes si tu es vraiment capable d’être mère, le fait que tu t ‘es peut être trompée, le fait que tu voudrais parfois revenir en arrière, le fait que pour rien au monde tu reviendrais en arrière, le fait que l’on ne nait pas mère, le fait qu’on le devient, le fait que nous ne faisons qu’un,
Le fait que je t’aime, le fait que c’est un fait et qu’il en sera toujours ainsi.

12 bis. Enfance


proposition de départ

Souriez le petit oiseau va sortir s’échapper et s’envoler haut tout là haut dans le ciel bleu sans nuage où le soleil écrase les ombres immobiles accrochées aux semelles ancrées sur le sol dur aussi raide que le corps droit comme un I planté un peu engoncé dans les habits du dimanche car il faut se tenir bien droit ne pas se laisser distraire par ce petit oiseau qui lui peut s’envoler ni par ma chemise neuve qui irrite mon cou si seulement je pouvais me gratter mais je me fige le sourire crispé pendu au zygomatique et parfaitement immobile pour que la pellicule immortalise cet instant de manière nette et précise.

Un deux trois soleil se cache derrière les nuages qui bouchent le petit carré de ciel de la cour de l’école à l’instant précis où tu te retournes et va me voir bouger c’est certain dans l’infime tremblement de mon index pointé vers l’avant prolongement de mon bras levé trop haut trop lourd et cette posture idiote de mon corps en équilibre précaire un pied en l’air tous les muscles tendus arrêtés net dans leur élan prêt à bondir là bas vers le mur de la cour d’école recouvert de fresques colorées où tu te retournes à nouveau.

Le premier de nous deux qui rira aura une tapette et de nous deux cela ne sera certainement pas moi non je ne bougerai pas un cil de mes paupières de toute mes forces grandes ouvertes pour ne pas cligner des yeux même si les cornées me piquent jusqu’à en pleurer pas le temps d’y penser je me concentre sur le fou rire sournois énorme incontrôlable en train de naitre là juste sous ma poitrine se gonflant d’un soubresaut prêt à exploser et se propager telle une trainée de poudre jusqu’au bout de mon bras jusqu’au bout de mes doigts entre le pouce et l’index qui tiennent bien fort ta barbichette pour ne pas bouger et ne surtout pas rigoler.

Arrête de gigoter je refais ton lacet mais à quoi ça sert les lacets si ce n’est à être défait et puis quand on grandi il faut apprendre ce noeud compliqué mais moi je veux rester petit alors je ne bougerai pas c’est si facile il suffit d’ inspirer calmement pour calmer les battements de mon cœur qui s’affole puis expirer ne surtout pas parler et profiter de ton parfum doux presque un peu sucré de tes doigts agiles et fins qui nouent une boucle puis une deuxième et de cette mèche de cheveux couleur de feu qui vient effleurer mon genou chair de poule sur ma cuisse restant bien calme et immobile avant de courir se blottir dans le creux de tes bras.

On disait que tu serait mort et la conjugaison on s’en fiche bien trop occupés à jouer c’est très sérieux jouer que tu es mort là par terre ta poitrine criblé des flèches des indiens ou bien tué par le shérif qui t’avais bien prévenu pourtant de ne pas bouger mais tu n’en fait qu’à ta tête reposant sur l’herbe humide ta langue sortie entre tes lèvres entrouvertes alors que tes yeux sont fermés trop fort pour que cela soit vrai et dessinent des minuscules rides sur le front lisse de l’enfance qui a bien le temps de grandir bien le temps de s’assagir bien le temps de vieillir puis un jour sans prévenir de mourir.

L’enfance qui ne sait pas s’arrêter, se poser, dans un tourbillon perpétuel étourdissant où le jeu est justement de ne pas bouger.

J’ai voulu respecter l’exemple de Beckett, m’est venu l’idée pour prolonger mes phrases de transformer le complément d’objet de le phrase précédente en sujet de la phrase suivante (où un truc à peut près comme ça, pas très copine avec la grammaire…) : le résultat m’a surprise…

12. Ennui


proposition de départ

L’ennui, puissant, profond, sans fond, insurmontable et insurmonté, lent, long, large s’allonge, se prolonge, n’en finit plus de s’étirer. Il obsède, avilie, commande, ordonne, prend le dessus, et au dessus ? Rien, vide, trou béant derrière mon front, juste là, mon cerveau mou, paresseux, flasque, gélatineux, matière indéfinissable mi liquide, mi élastique, mer calme, mer d’huile, sans une vague, sans une ride, plate, morne, contenue, retenue par les parois minérales, lisse et sans vie de ma boite crânienne.

Mon cœur, métronome invisible, bat lentement. Lentement s’enfle puis tout aussi lentement se vide, au rythme de l’horloge du salon, aiguilles dorés, usées, rouillées presque immobiles, mouvement imperceptible. Il bat je l’entends, à l’intérieur de moi, me concentre sur le prochain bruit sourd à venir, tic : pas encore, tac : toujours pas. Enfin la note ronde, vaut deux blanches, quatre noires et huit croches, vide en son centre, vide de sens, accroche toi mon cœur. Un raté, manquement dans le battement régulier, comme le pied qui glisse sur le rocher humide, qui dérape sur le chemin de graviers blancs. Milliers de graviers qui s’égrènent sans bruit dans un sablier immense, prisonnier de leur paroi de verre.

Ma colonne vertébrale, fondatrice, tige rigide qui me dresse, me pousse vers le ciel, support de vie, tuteur d’acier, ploie, se tord, s’arc-boute, cède. Elle se tasse, me tasse, m’aplatit dans le siège profond, mou, sans forme, uniforme dans lequel je m’enfonce. Le sol m’appelle, m’attire. Sables mouvants à l’intérieur desquels je plonge, pourtant immobile, ne pas bouger, il ne faut pas bouger. Le sable dense, compact, épais pénètre ma bouche, emplit mes narines, j’étouffe !

Je regarde mes mains, posées là bien à plat sur mes genoux, pas un sursaut, ni un soubresaut ou un tremblement. Immobiles, immuables, imperturbables. Quelle est cette matière tiède, ni chaude, ni froide qui recouvre mes muscles inertes ? Je ne sais pas, je ne sais plus, l’ai je déjà su ? La couleur rose tire sur le blanc, laiteuse, floue, irisée, opalescente, évanescente, transparente. Inexistante.

L’ennui m’englobe, m’avale, me digère.
Je commence déjà à disparaître.

Logorrhée, accumulation, litanie qui hypnotise sans ennuyer… Musique des triplés d’adjectif Sortie d’un coup comme on régurgite le trop plein

11 (une autre). Leçon d’anatomie


proposition de départ

Personne ne nous avait préparé à cela. Épreuve du feu. Sorte de désensibilisation à la violence des soins à laquelle nous serons dûment autorisés plus tard.

Nous sommes convoqués par petit groupe au laboratoire d’anatomie par un bel après midi ensoleillé. A cet instant précis, je regrette que l’inscription en lettres vertes au dessus de la porte d’entrée ne soit pas plus explicite. J’aurais tourné les talons, me serait fait porter pâle ou aurait échangé ma place…Devant moi : une bassine de mains. Coupe franche et nette au poignet. Nageant dans le formol. Au milieu d’autres bassines de plastique coloré, fermées d’un couvercle. Je ne veux surtout pas savoir ce qu’elles contiennent. Rester concentrée. Ne pas vomir. Je jette un coup d’œil alentour, dévisage l’homme qui travaille ici et traîne un peu plus loin, affairé à je ne sais quelle besogne morbide. Se souvenir de ne pas se trouver seule avec lui : c’est un professionnel du découpage de corps.... a t’il suivi une formation où a t il appris sur le tas ? Ne pas y penser. Rester concentrée. L’étudiant à ma droite est au moins aussi pâle que ce banc de mains flottantes dont le professeur d’anatomie est en train de pêcher un exemplaire de taille moyenne pour le déposer un peu plus loin sur une table recouverte d’un drap bleu. Il nous invite à approcher. Ne pas trop s’approcher. Hors de question de poser mes doigts sur cette peau morte gonflée de formol. L’odeur est quasi insoutenable. Rester concentrée. Ne pas vomir. L’objet est à présent éclairé d’une lumière crue. La peau est ridée, friable de l’humidité qu’on lui impose. Elle desquame et se marque au moindre choc. A l’annulaire une marque plus claire, circulaire, à la base du doigt. La marque d’un anneau. Ne pas y penser. Je me concentre sur les mots du professeur : surtout ne pas penser... la lame froide du scalpel s’attaque à la pulpe, tranche au passage largement la ligne de vie. Pas une goutte de sang. Les chairs grisâtres, comme digérées par le formol, entourent les tendons d’un blanc aveuglant. Le professeur s’en saisit entre son pouce et son index gantés de latex et actionne la main, inerte, comme une vulgaire marionnette. Rires étouffés, nerveux, dans mon dos. Les doigts se fléchissent vers la paume, large plaie béante. Mouvement de protection, mouvement d’amour avec lequel on saisit un objet, comme une main, la main de l’autre, la main d’un enfant, la main de l’être aimé... rester concentrée, ne pas penser... la suite de la leçon : rien retenu. Passée à gérer la sensation de vide intérieur, aux limbes de l’évanouissement, et à surveiller que le psychopathe découpeur de corps ne se trouve pas derrière mon dos.

Enfin le retour irréel au soleil éblouissant. On fanfaronne. Personne n’est tombé dans les pommes. Je prétexte un livre à rendre à la bibliothèque universitaire pour m’éloigner du groupe. Je m’arrête aux toilettes et lave avec application mes mains. L’odeur est tenace, accroche à chaque centimètre de la peau et des vêtements. Je garde longtemps mes deux poings fermés sous le jet d’eau. Je me surprends à ne les avoir encore jamais vraiment regardées. Elles sont rougies du lavage appuyé que je viens de leur faire subir. J’allonge mes doigts coiffés d’un ongle délicatement rosé. Sous la peau fine de la pulpe charnue, mon pouls bat. Encore un peu trop vite. Au dos, les veines épaisses et gonflées par la chaleur drainent largement le sang en un delta de fleuves bleutés. Je les retourne, les deux paumes ouvertes vers le haut. Je viens pourtant de les sécher soigneusement mais une fine pellicule transparente converge et se condense dans le creux des sillons entrecroisés. Elles sont encore humides. Presque aussi humide que si on les avait plongé dans une bassine de formol. Moites.

11. Fais-moi un signe


proposition de départ

Ses mains, posées bien à plat sur le papier granuleux, semblent être inertes. La paume, lisse et rebondie, striée de rides aux zones de pliure se prolonge par les doigts à la peau fine tatouée de circonvolutions uniques. Sur le dessus, dans l’alignement des phalanges coiffées de cinq ongles jaunis par le tabac, cinq fins tendons glissent sous la peau. Tels les fils d’une marionnette, ils actionnent la mécanique complexe de l’ossature légère de la main qui tressaille à présent à la surface du papier uniformément blanc. Ils convergent au poignet, fin et nerveux qui, à peine fléchit, se déplace de gauche à droite. Lorsqu’il arrive en bout de page, il se replace dans un geste sûr et sec sur la ligne inférieure et reprend son mouvement pendulaire. La pulpe de l’index et du majeur effleurent et pressent alternativement des centaines de minuscules aspérités savamment disposées à la surface du papier. Ses mains déchiffrent patiemment la signification de lettres incolores faites de bosses et de creux. Tantôt rêveuses et aériennes, tantôts concentrés rapides et précises. Elles ménagent des pauses, font la liaison, associent les idées, parfois butent sur un mot puis dans un geste de dédain le sautent pour le suivant. Soudain, dix-huit heures sonnent à l’horloge. Sursaut très léger de l’auriculaire, le poignet se détend, la main s’ouvre et cherche en tâtonnant le marque page posé en avant du livre. Elle pince avec délicatesse le rectangle de papier glacé entre le pouce et l’index, le soupèse, en dessine les contours avec le bout du majeur puis une fois identifié, le dépose délicatement au contact de la tranche du livre refermé dans un claquement sec. Le propriétaire de ces mains prend le temps de croiser un instant ses doigts sur la couverture de carton. Derrière son front, au-dessus de ses lunettes aux verres teintés et aux montures épaisses qu’il ne quitte jamais naissent des images. Des images sans couleurs certes mais des images riches de matière et de relief ou les arêtes aigues et coupantes succèdent à des courbes douces et profondes. Vingt-quatre images par seconde, très exactement, imprimées sur la rétine de la peau fine de ses doigts.

Le silence est complet, pourtant la discussion s’éternise. Elle s’emporte, s’étonne, se passionne. Échaudées par le débat houleux ses mains dansent dans l’air dans une chorégraphie maîtrisée, parfaite. Elles sont fines nerveuses et musclées. Les ongles sont soigneusement colorés de rouge. Elles virevoltent et papillonnent tantôt légères tantôt plus lourdes. S’élèvent haut au dessus de sa tête puis dans un mouvement circulaire s’abaissent jusqu’à la poitrine qu’elles effleurent se donnant de l’élan pour se projeter plus en avant ; semblent vouloir s’arrêter, hésitent et repartent de plus belle. Elles se cambrent, se ferment- fort- jusqu’à en faire blanchir la jointure des articulations juste là sur le dessus du poing, puis s’ouvrent, offertes, la paume vers l’avant. Les doigts s’arc-boutent, se cherchent, se chevauchent, se croisent, se pressent et s’éloignent. Le tout avec une vitesse vertigineuse. Il leur faut être précises ne pas laisser échapper le mot juste avoir une diction irréprochable, utiliser la bonne intonation. Ainsi La lettre C que l’on forme entre le pouce et l’index qui se font face sans se toucher n’a pas le même arrondi, la même courbure selon qu’on l’emploi pour parler de colère ou de caresses. Dans le silence le plus complet, ses mains parlent, chuchotent, crient, chantent, fredonnent, s’indignent, s’offusquent, se réjouissent, débattent, s’entrechoquent et vibrent comme deux cordes vocales. Brusquement, la tranche de la main droite se dresse dans un angle presque droit sur la paume de la gauche puis s’élève jusqu’à sa bouche où l’ongle vermillon de l’index vient se confondre avec le pourpre de ses lèvres. « Il vaut mieux être sourde que d’entendre cela ! » ironisent t’elle, par ce geste, pour qui sait les entendre. Enfin, dans un dernier salut, elles plongent le long des hanches, jusqu’au fond des poches profondes, les deux poings fermés, signe courroucé que ce débat stérile a bien assez duré.

Les mains « utiles » qui dépassent leur fonction d’organe du toucher pour palier la défaillance d’un organe. La « main qui voit » de l’aveugle, la « main qui parle » du sourd et muet…

A la lecture de la consigne, tout de suite eu l’envie de visionner le clip de Comme elle vient de Noir Désir tourné en langage des signes. Il serait dommage d’être sourd et aveugle à la danse étourdissante de ces mains…

9. Parking (Dis moi où tu as mal, je te dirai qui tu es)


proposition de départ
1

Elle descend de voiture et prend toute la mesure de l’immensité des lieux. Le bâtiment principal de l’hôpital est vraiment très grand. Juste assez grand pour se perdre. Ce n’est pas le moment de paniquer, il faut rester concentrer. Son œil est attiré par la seule source de lumière sur sa droite. Chaleur de la présence humaine. Ses semblables œuvrent ici, prêts à lui tendre la main, à l’accompagner. Là haut, le ciel s’est drapé de son immense manteau argenté. Il ne fait pas encore jour. Tout à l’heure le tonnerre annoncera l’orage. Il n’est pas de spectacle plus majestueux et solennel que la lumière aveuglante de l’éclair. Feux d’artifice inégalé. Fête des cieux qui célèbrent leur union charnelle avec la terre. Là bas sous le porche, la cendre chaude d’une cigarette rougeoie paisiblement. Probablement un infirmier qui goûte à un repos bien mérité après une dure nuit de labeur. Le jour annonce timidement sa nouvelle naissance à l’horizon. Après l’averse, l’arc en ciel célèbrera la course l’immuable et éternelle du soleil.

2

On le descend de l’ambulance. Il jette un regard distrait à la façade délabré du vieil hôpital. Il fait encore nuit. Il n’a pas besoin de distinguer tous les détails, il ne les connaît que trop bien. De sa position allongée, il lui semble que le bâtiment penche dangereusement. Au risque de s’effondrer sur lui d’un instant à l’autre. Là bas, la lumière blanche de l’entrée des urgences va l’avaler, le digérer puis le rendre. Tube digestif dont il sait les circonvolutions. Dont on ne sort pas indemne mais encore plus affaibli. Parfois même dont on ne sort pas du tout. Il se recroqueville pour éviter de sursauter au bruit du tonnerre qui s’annonce par le ciel bas. Gris plomb, lourd, pesant. Il tend ses muscles en une crampe douloureuse. A chaque fois cette sensation désagréable d’être traqué par la lumière inquisitrice de l’éclair qui fouille en toute hâte, tel un aliéné, les moindres recoins à la recherche d’une chose dont lui seul à connaissance. Sous le porche obscur un scintillement rougeâtre. Peut être pourrait-il demander au propriétaire de cette cigarette de l’emmener loin d’ici. Comme une dernière volonté.

3

Il court en toute hâte sur le parking. Slalomant entre les halos lumineux des réverbères. Anonyme. L’hôpital est une immense usine, aux rouages souterrains méconnus. La façade se dresse. Impressionnante. Seule la lumière vacillante à l’entrée des urgences laisse présager de ce qui se trame à l’intérieur ces murs. Tel le gouffre béant des forges souterraines de Vulcain. Il y a une vie partout ici : dedans, dehors, au ras du sol et là haut dans le ciel. Le ciel qui arrache les vies de ce lieu bien plus souvent qu’en un autre lieu. Il est d’un gris triste à présent. Dans peu de temps, il va sangloter bruyamment et laver de son chagrin toutes ces souffrances. Alors, sous les couleurs délavées de l’aube, le monstre immense, allégé de son fardeau pourra reprendre sa lente besogne. Consciencieusement. Sous le porche que la nuit a plongé dans l’obscurité et que l’orage à venir assombrit un peu plus, un fumeur, couche-tard ou lève-tôt –- question de point de vue -– est aux premières loges pour assister au spectacle des ablutions matinales du géant.

Mes trois protagonistes
 Une femme sur le point d’accoucher qui vient donner la vie confiante en l’avenir.

 Un vieillard qui s’approche de la fin de sa vie et qui fait des séjours répétés à l’hôpital.
 Le rat –- que l’on retrouve à l’entrée de l’hôpital dans la proposition 8 — rongeur qui court au ras du sol sous les voitures mais néanmoins quelque peu philosophe.

8. blanches nuits


proposition de départ
théâtre

Je suis le premier à rentrer sur scène. Comme toujours. Réveil en sursaut. Froid auquel on ne s’habitue pas. Vraiment très froid. Lumière crue, trop intense, presque aveuglante. C’est la nuit. Pourtant rien ne permet de le savoir. La pièce est un cube blanc immaculé sans fenêtre. Je m’attarde sur le seuil. Il semblerait que quelqu’un ai mis la table. Une table digne d’un roi. Avec toute une flopée de couverts. Le menu qui s’annonce promet d’être grandiose. Je m’en approche. C’est ici que l’illusion prend fin. Les instruments sagement alignés par fonction ou par taille sur leur nappe de plastique bleu sont aiguisés. Ils coupent, pincent, tranchent, écartent. Au centre, occupant une bonne partie de l’espace, une table dresse sa silhouette inquiétante endeuillée de noir. Munie d’un épais matelas. En réalité c’est une table où l’on s’allonge, les bras en croix. Une tonalité grave et brève me tire de mes pensées. Un écran suspendu négligemment par un bras de métal articulé au plafond m’invective bruyamment. Des lignes multicolores s’y déroulent en vagues hautes et étroites. J’ouvre le premier tiroir de la table à roulette devant moi. Il est temps de préparer l’arrivée de notre hôte. Non sans jeter un coup d’œil fébrile par dessus mon épaule. Un chirurgien affamé est bien plus à craindre que le croque-mitaine.

repos

On l’appelle communément salle de pause. Plus longue que large. S’y déroule une grande table au plateau gris marbré et aux pieds robustes. Son dos est encombré de plateau repas plus ou moins entamés, dont les barquettes de plastique blanc sont refermées d’un blister transparent où une étiquette indique le nom de plats raffinés et appétissants. Publicité mensongère. Pourtant il n’y a aucun convive à cette cène. Il semblerait qu’ils soient partis précipitamment, interrompus dans leur repas En témoignent quelques effets personnels dispersés ça et là entre les plateaux. Là, un étui à lunettes au velours usé, ailleurs, un trousseau de clé fermé d’une boucle de tissu rouge. Je distingue même un téléphone portable qui repose face contre la table. Au fond de la pièce, le frigo qui m’arrive au niveau du menton ronronne doucement. La cafetière y trône comme sur un piédestal. Je pose ma main sur la cloche de verre au rebord blanchi par des dépôts de calcaire et la retire presque immédiatement. Le liquide sombre est brûlant. Plus haut, un panneau d’affichage se hérisse d’un camaïeu de faire parts cartonnés. Mariage, naissance, mariage, de nouveau naissance. Visages réjouis et nouveaux nés joufflus. Dans l’angle inférieur gauche, un détail attire mon attention. Quelqu’un a dessiné au feutre bleu un trèfle. A quatre feuilles.

couloir

Les néons dispensent une teinte blafarde. A droite, au garde à vous, une rangée de portes toutes fermées, numérotées de 205 à 217. Un effort de décoration a été tenté. Les soubassements éraflés par le passage des chariots de soin sont peints d’un vert criard. On a appliqué le même traitement aux portes ce qui a pour effet de rallonger encore la perspective de ce couloir déjà trop long. A gauche, une reproduction des Nymphéas, taille A3 s’ennuie dans un cadre de plastique rose. Personne ne regarde jamais ce tableau. D’ailleurs c’est une reproduction de très mauvaise qualité, les couleurs sont fades et l’éclairage peu flatteur. Ceci est un couloir comme un autre, peut être un peu plus laid qu’un autre. Plus loin il se ramifie en des dizaines d’autres couloirs, tous aussi laids. Labyrinthiques. Le Petit Poucet n’a qu’à bien se tenir. Pour comprendre ce qui fait la particularité de ce lieu, il faut écouter. Longtemps. Patiemment. On perçoit d’abord un brouhaha incompréhensible, qui, si l’on se concentre bien devient des milliers mots de tous ceux qui sont passés ici. Mots savants des leçons d’anatomie dispensée par le professeur à sa cour d’élèves pendant la visite des opérés. Mots inquiets ou rassurants chuchotés à demi voix entre deux portes. C’est selon. Ceci est un couloir comme un autre, peut être un peu plus laid, peut être un peu plus vivant qu’un autre.

chambre

C’est la 210. Plus qu’un numéro : une identité. « Je vais faire le pansement de la 210 » dira-t-on. Je pousse la porte sans bruit. Elle dort, ou plutôt devrais je dire « la 210 dort ». Je ne la vois d’abord pas sous le drap blanc ligné de rouge. Puis je distingue une respiration profonde et régulière. Son front est bandé de gaze légèrement tachée. Dans la pénombre je ne peux décrire ses traits. Tout ici est conçu pour donner l’illusion d’une chambre accueillante. Quelques touches de couleur, une table de chevet imitation bois. Presque réussi. Une veilleuse, simple néon situé sur le dessus de la tête de lit, luit d’un éclat trop fort à peine étouffé d’un verre teinté. C’est la seule source de lumière avec une raie blanche qui souligne le bas de la porte de la salle de bain. On a du oublier d’éteindre. Sa main gauche est au-dessus du drap et s’accroche fermement à un cylindre de plastique gris orné d’un rond rouge qui brille dans l’obscurité. Je reconnais la sonnette, seule présence humaine qui veille la belle dormant au bois et ses sujets assoupis. Sentinelle silencieuse et solitaire, là bas, au fond du couloir.

vue depuis la fenêtre

Il a été fait un effort particulier sur la fenêtre. Grande baie vitrée qui se déploie jusqu’à hauteur de genoux. Pourtant dépourvue de sa fonction première de fenêtre : on ne peut l’ouvrir. De fines lamelles de métal gris permettent de se protéger des rayons du soleil. Elles sont inclinées et zèbrent le tableau formé par le cadre en aluminium sombre. La vue est complètement occluse par le bâtiment d’en face. On aperçoit un bout de ciel, couleur encre, sans étoiles, qu’en levant la tête à s’en faire mal à la nuque. Sur la façade, des fenêtres toutes identiques à celle de la 210 sont alignées et forment un quadrillage de 5 sur 3. Géométrie stricte et sévère. Elles sont plongées dans le noir sauf la troisième en haut à droite d’où filtre une lumière tamisée. On peut y voir une infirmière en pantalon et veste de coton blanc, allongée dans un fauteuil dont le dossier est abaissé vers l’arrière. Elle est absorbée dans la lecture d’un magazine Ses longs cheveux blonds sont tressés en une natte qui touche presque le sol. Je regrette que ses satanées fenêtres n’ouvrent pas. Il me plairait de la voir dérouler sa longue chevelure en une corde dorée pour que je puisse la rejoindre au clair de lune.

parking

En contrebas le parking est silencieux à cette heure ci. Les réverbères dessinent un motif léopard sur le bitume strié de bandes blanches où dorment quelques rares voitures. Quelques uns ne fonctionnent pas et ménagent de larges flaques d’obscurité inquiétante. Le bâtiment est haut, épais, massif. Sur la droite l’entrée des urgences semble un phare allumé et bienveillant. Le ciel nuageux annonce l’orage. Sous le porche de l’entrée, plongée dans le noir, un point rouge clignote à intervalles rapprochés. Le propriétaire de cette cigarette s’est drapé dans le noir. Cours petit chaperon, avant que le loup ne te croque !

entrée

Je sors de l’hôpital, l’aube se lève à peine, s’étire et paresse. Trottoirs douchés d’une averse de printemps au petit matin. Dans mon dos, le portail majestueux de l’hôpital. Les volutes de fer forgées semblent tout droits sortis d’un conte de fée. Dans la guérite du gardien les rideaux couleur vert passé sont tirés. Il doit encore somnoler. La rue est déserte. Le ciel se teinte de rose orange. Couleur surnaturelle, comme peinte à l’aquarelle. Un rat se glisse en vitesse sous une voiture garée le long du trottoir. Peut-être, en d’autres temps et d’autres lieux, un des cochers de la belle Cendrillon. Le piéton, en face reste obstinément rouge, je traverse quand même, sans le regarder. A ma droite, la bouche béante et grande ouverte du métro s’apprête à régurgiter ses premiers passants.

ailleurs

Je tire ma révérence. En un lieu qui n’appartient qu’à moi. Conglomérat de souvenirs rêvés, chuchotés presque inventés. Comment le décrire ? Cela n’a pas d’importance, cet endroit n’existe pas. Où plutôt si, il existe. Juste là, sous ma voute crânienne. Cathédrale immense, arc-boutée et polie par le temps. Architecture faite de tissus, d’os et de sang mêlés. Peut être la meilleure façon de l’apercevoir c’est au travers de ces quelques lignes, tremblées un peu penchées. Imparfaites. Qui se poursuivent, courent, sautillent sans reprendre leur souffle en un tourbillon sans fin jusqu’à la page suivante. Cet endroit est un petit coin de paradis, il n’appartient qu’à moi.

Edward Hopper, lieux immobiles, figés. Solitude lancinante, presque douloureuse.

Le sujet comme partie intégrante du décor, inerte, sans vie et sans volonté. Versus le décor vivant, porteur d’une histoire intrinsèque dans la tradition orale des contes de fée.

Fenêtre sur cour d’Hitchcock et son voyeurisme assumé.

Dernier lieu : non description. Private room. A chacun de s’en faire une idée selon sa propre histoire.

Le choix d’un narrateur, sortie de route par rapport à la consigne mais nécessaire pour rendre le cadrage plus vivant.

7. post-scriptum


proposition de départ

L’homme tituba, le regard vitreux. Comme un peu perdu. Perdu. Voilà longtemps que cet adjectif est celui qui le caractérise le mieux. Je lève les yeux de l’écran de l’ordinateur. Il a les yeux baissés, les épaules basses. Je le sens usé par la vie, fatigué d’être lui et de n’être que lui. Visage buriné, traits tirés. A présent, il tente de se lever de sa chaise pour se rendre sur la table d’examen. Un remords me gagne : il est encore temps de lui dire de rester à sa place...Pour sûr, il va tanguer, pencher comme la tour de Pise et s’affaler à terre mollement semblable à une poupée de chiffon. Il faudra alors l’aider à se relever. Je n’ai aucune envie de le prendre à bras le corps. Son hygiène corporelle ne fait, plus partie depuis longtemps, de ses priorités. Et puis la file des patients s’allonge dangereusement dans la salle d’attente.

Je me contentai de l’observer, avec dans les yeux un encouragement muet. Il déploie alors prudemment son grand corps sec, au teint jauni, creusé par endroit. Fente avant, saut carpé, pas chassé : telle une ballerine sans tutu, il enchaine quelques entrechats. Alternant avec art, maîtrise et démaîtrise de son centre de gravité.

Bien mal m’en pris à prendre pour argent comptant sa démarche mal assurée. Je regrette de n’avoir pas misé une petite pièce sur lui. En un temps plus court qu’il n’en faut pour l’écrire, le voilà assis, docile et parfaitement immobile sur le matelas bleu ciel recouvert d’un papier blanc. En silence, j’applaudis l’exploit, haut et fort, de mes deux mains. Je m’approche de lui, veillant à conserver une distance respectable avec ses effluves corporelles. « Ouvrez grand la bouche… Avez vous un appareil dentaire ? »

Il compris que pour excuser son état il doit tout faire pour me plaire. Le voilà donc qui saisit son dentier mal adapté à ses joues creuses et l’extirpe accompagné d’un grand filet de salive translucide. Puis il me le tend. Des deux mains jointes. Telle une offrande…

Sous ma boite crânienne, la limite de tolérance sonna sur fond de gyrophare orangé. La nausée me gagne. « Venez avec moi on va aller voir l’infirmière. Elle va vous faire une prise de sang ». Et je lui tourne les talons aussi sec, lui offrant mon dos comme seule récompense de tous ses efforts. En ouvrant la porte du bureau de consultation, j’entends qu’il remballe ses clics et ses clacs dans un bruit de succion et qu’il s’empresse de me suivre, docilement.

Je ne lui donnai ce jour là aucune explication sur sa chirurgie. Une hépatectomie droite… A quoi bon ? Autant confisquer son chien à un aveugle. Il est au delà de toutes ces considérations. Il plane, cotonneux, dans les vapeurs de l’alcool. Inaccessible. Insaisissable. Cette prise de sang, je n’en ai pas besoin. Simple curiosité malsaine. Peut être est ce aussi une façon de clore notre rencontre. Je lui jette un dernier regard en glissant à l’oreille de l’infirmière : « Fais lui une alcoolémie. M’est avis que tu n’as même pas besoin de désinfecter avant de le piquer… »

J’eu le résultat dans l’après midi : 4,5 grammes d’alcool par litre. Je fanfaronne autour de moi, clamant à qui veut l’entendre mon record dans cette compétition de l’absurde. Haut la main. Je ne suis pas prête d’être battue…

Toi qui croisa mon chemin ce jour de grande victoire. Je te dois des excuses. Ce jour là je ne te traitai pas comme mon égal. Je ne peux pas t’aider. Tu demeuras dans l’ignorance de ton succès. Cela ne signifie plus rien pour toi depuis bien longtemps.

Mais soit rassuré. Malgré toi, tu marquas ma mémoire d’une trace indélébile.
Par ta danse hors du temps.

Fragile ballerine au teint de cire et aux dents de porcelaine.

Texte autobiographique : tout est vrai. Deux entorses à la consigne : unité de temps restreinte (le temps d’une consultation mais il s’y joue plusieurs actes…) et dans le dernier paragraphe essai d’alterner phrase au passé simple et phrase au présent. J’aime assez le résultat comme un dialogue entre deux personnes….

6. faire-part


proposition de départ


— Agnès ?
— Non
— Sophie, Caroline, Chloé ? - - Banal, passe partout, ennuyeux
— Louise ?
— Le prénom de mon arrière arrière grand mère, elle avait un caractère détestable... enfin c’est ce qu’on m’a toujours dit
— Roxanne ?
— Trop râpeux !
— Myrtille ?
— Et pourquoi pas banane ?
— Juliette...
— J’aime bien Juliette. Romantique, un brin suranné...
— Va pour Juliette !
— Mais...
— Mais quoi ?
— ...et si c’est un garçon ?

Nommer ce qui n’existe pas encore...Donner un nom c’est devenir quelque part un peu parent, un peu responsable du personnage sorti de notre imaginaire. Ça fait partie des finitions. Et les finitions c’est important. C’est ce qui va se voir au premier coup d’œil ... les finitions c’est choisir la disposition des meubles, la couleur de la peinture. A moins que cela ne touche la structure même de l’ouvrage, sa colonne vertébrale. On est alors en droit de se demander si le personnage fait le nom ou si le nom enfante le personnage ?

Il y a des noms qu’on aime et d’autres qu’on déteste d’emblée. Des noms tellement bizarre qu’on les accroche dès la première lecture et puis, il faut bien en faire l’aveu, on les saute, sans vraiment les lire, par paresse de les décortiquer à chaque fois qu’il refont surface au gré du récit.

Il y’a des noms qui incarnent la beauté. Prenez Salammbô. Double exploit esthétique : Beau à voir : ça commence tout en courbes, ça s’étire en son milieu puis ça finit tout en rondeur, surplombé d’un majestueux accent circonflexe. Beau à entendre : C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. Tout est dit...

Il y a des noms lourds de symbolisme : le capitaine Achab dans sa quête fanatique du grand léviathan blanc. Court, majestueux, un nom qui sied à un roi. Tout est dit...

Il y a des noms de gentils et d’autres de méchants parce que le monde est plus équilibré ainsi. Comte Dracula que l’on prononce en retroussant légèrement les lèvres pour découvrir les canines. Autrement nommé Nosferatu, que l’on aspire d’un trait et qui se termine avec le bruit froid d’un sac d’os qui s’entrechoquent. Tout est dit...

Bref, un nom ce n’est pas de l’ordre du hasard. Ni d’une langue morte. Ça se chante, ça se crie, ça se murmure. Ça s’enfante dans la sueur. Ça se vit.
Pour ce qui est du texte d’aujourd’hui, ce n’est pas moi qui ai choisit le nom... il m’échappe, me dépasse, il naît de l’histoire même. Les deux protagonistes en ont la paternité exclusive. Veuillez vous adressez à eux en cas de réclamation...

5. il s’assoit dans la voiture


proposition de départ
1

Il s’assoit sur le siège de la voiture. Bruit mat de la portière qui se referme. Il ne supporte pas le bruit creux des plastiques bon marché. Il a toujours eu des voitures de luxe. Jaguar, Mercedes, à la limite BMW. Il préfèrerait marcher que de s’asseoir dans une Peugeot. Le pare brise forme comme un cadre de carbone sombre : quartier huppé,imposantes propriétés et pelouses entretenues au cordeau. Il active l’ouverture du toit ouvrant. Chuintement délicat. Soupir d’aise. Tout est en ordre. Il chausse ses Ray ban et pose ses deux mains bien à plat à 10h10 sur le volant de cuir grainé. Il aime être précis, pas une minute de plus ni une minute de moins.

2

Il s’assoit dans sa voiture, s’étonne d’être encore surpris par le léger déséquilibre que procure le siège trop bas, renforcé par la sensation de s’enfoncer dans le fauteuil de cuir usé par les années. Ça grince de partout. Cadeau de son père qui s’est lui même tué en voiture - pas celle là, l’autre qu’il avait racheté pour pouvoir offrir celle là justement à son fils- deux jours après lui en avoir fait cadeau, deux jours après ses dix huit ans. Pourquoi s’oblige t’il à penser à ça à chaque fois qu’il s’assoit ici ? c’est stupide et morbide... La morsure du siège brûlant lui tire une grimace de douleur. Comme une marque au fer rouge sous les cuisses là où son short de foot ne protège pas la peau fine et blanche. La voiture est restée en plein soleil à côté du stade. Il décide de patienter un petit moment avant de toucher le volant qui doit être lui aussi brûlant.

3

Il s’assoit sur le siège de la voiture. Journée de travail terminée. Il est dix neuf heure. Les badauds sortent sur le boulevard à l’angle. Allure fantomatique, presque flottants, une fumée blanche s’échappe de leurs lèvres entrouvertes. Crépuscule d’hiver. Tôt et court. Il frissonne. Il est épuisé. Il va rentrer et s’effondrer jusqu’à demain. Ferme les yeux. Il s’endormirait presque dans le silence hermétique de l’habitacle.

4

Il s’assoit sur le siège du camion. Il faut se hisser sur la petite marche puis une fois installé au volant sensation un peu grisante de dominer les autres véhicules. Curieux de ne pas avoir de rétroviseur central. Comme s’il ne pouvait pas regarder vers l’arrière. Il sourit : il n’est pas superstitieux mais ce détail il le trouve drôlement symbolique. Derrière lui, toutes ses affaires de sa vie d’avant sagement rangées et calées par des couvertures à carreaux. Sa vie n’a jamais été aussi propre et ordonnée qu’à l’arrière de ce camion. Il tourne la clef de la main droite pour allumer le contact. Ce déménagement sera un nouveau départ.

5

Le soleil n’est pas levé. Il tape ses bottes sur le bas de caisse. La droite d’abord puis la gauche. Il s’assoit sur le siège de la voiture. Ca sent un peu la terre et la poussière. Ses mains sont sales. Sous ses ongles un trait de terre forme un demi cercle noir. Son dos se rappelle douloureusement à lui alors qu’il étend la jambe gauche sur la pédale d’embrayage. Les muscles de ses avants bras sont encore chauds d’avoir chargé à l’arrière toute une cargaison de légumes qu’il part vendre au marché. L’aube arrive. Il est temps de partir. La fraîcheur matinale dessine un chapelet de rosée sur le pare-brise.

6

Quarante-huit heures qu’il n’a pas fermé l’œil.ll s’assoit au volant du véhicule de location, un SUV qui sent le plastique neuf. Un sapin bleu ciel odorant pend au rétroviseur. Son regard glisse jusque sur la banquette arrière. Les enfants excités par le vol-ils n’ont pas fermé l’œil- et par les vacances à venir se chamaillent bruyamment. Il soupire. Pas la force de leur dire de se taire. A sa droite sa femme dissimulée derrière ses lunettes de soleil somnole déjà. Il abaisse le pare soleil pour vérifier que la carte grise est bien là. La jeune étudiante qui leur a remis les clefs à l’agence de location a un décolleté vertigineux. Elle a surpris son regard et l’a gratifié d’un sourire hésitant entre pitié et compassion. L’année prochaine il faudra qu’il se trouve un dossier urgent à traiter au boulot. Commande de dernière minute. Les vacances en famille c’est l’enfer.

7

Aujourd’hui est un grand jour. Ses mains tremblent en ouvrant la portière. Il se sent engoncé dans sa chemise. Il a longuement hésité ce matin : un tee shirt confortable où sa chemise blanche des grandes occasions. Il regrette à présent. Il s’assoit gauchement au volant de la voiture. Réglage du siège. Profondeur hauteur. Puis du volant. Idem. Rétroviseur central puis latéraux. Tout cela dans un silence de plomb. Il a l’impression que l’on entend ses paumes moites qui collent au volant et les gouttes de sueur qui perlent à son front pour aller s’écraser sur ses cuisses. C’est quand vous voulez ! Il sursaute très légèrement à la voix grave de l’examinateur assis a à sa droite. Il n’ose pas le regarder. Il ne peut plus reculer à présent. Pourtant il est si stressé qu’il aimerait s’enfoncer dans le siège jusqu’à disparaître pour que personne n’entende les battements trop rapide de son cœur.

8

Il se glisse sur le siège de sa voiture. Soixante dix kilos, son poids de forme. Il monte sur la balance tous les matins. Pas de place au laisser aller. Un kilo de trop et il risque fort de ne plus pouvoir se faufiler dans le cockpit. La chaleur est étouffante. Il quitterai volontiers sa combinaison et son casque. La piste au départ dégage des effluves d’essence et de bitume surchauffé . Il réajuste ses gants de cuir d’abord la main droite puis la main gauche. Toujours. Les vrombissements des moteurs font trembler le sol sous ses pieds. Tous ses muscles sont tendus vers la piste comme le coureur au départ du cent mètres. Un rectangle en vichy noir et blanc s’agite au travers de ce mirage.

9

Il s’assoit sur le siège de sa voiture. Il est en retard. Un coup d’œil rapide dans le rétroviseur. Un coup de langue sur son index gauche. Un coup d’index pour aplatir cette mèche rebelle. Pas le temps. Dans le même temps de sa main droite : ceinture bouclée, clé tournée dans le démarreur, première vitesse enclenchée, gestes automatiques dont il n’a presque pas conscience. Le temps qu’il réalise être monté dans sa voiture il est déjà sur la contrallée. Vingt kilomètres heures au dessus de la vitesse autorisée.

10

Il s’assoit dans sa voiture. Petit coin de quotidien, petit coin de paradis. Le ciel est sans nuages. Il tourne le bouton de la radio. Grésillements puis la voix un peu nasillarde de Lou Reed. Il est pleinement lui, entier. Le volant comme le prolongement de son propre corps. Il démarre lentement en relâchant la pédale d’embrayage le plus délicatement possible. Point de patinage. Un point c’est tout. Il ira là où sa voiture le portera.

J’ai trouvé l’inspiration dans la lecture des autres textes. Le bonheur dans les gestes les plus infimes. « On est pas bien là »au volant de sa voiture ?

4. harmonieuse cacophonie


proposition de départ
1

Alphonse est assis. Le Soleil est au zénith et la chaleur estivale rend l’atmosphère étouffante, presque irrespirable. Soyons précis dans notre description, ce n’est pas vraiment Alphonse que nous voyons mais plutôt le chapeau d’Alphonse. Il s’agit d’un simple béret de flanelle fauve—pas vraiment de saison— sur lequel se dessine une délicate trame entrecroisées de lignes vermillons. Il dispense une ombre bienfaisante sur son visage penché en direction du sol. Alphonse semble absorbé, comme aspiré, vers la surface surchauffée de l’asphalte par un détail infime que nous ne pouvons voir. Tâchons de nous approcher à présent… Mais attention ! A pas feutrés ! En silence ! Nous ne voulons pas le distraire ! Sous le béret, une moustache épaisse se dessine avec élégance. Il en prend grand soin, la lisse et l’enduit de cire chaque matin, patiemment, quasi religieusement. Il l’affiche avec fierté en symbole de son indépendance. Le message est simple : la sénilité ne connaît pas d’emprise sur Alphonse. Il sait s’entretenir, soyons rassurés ! Poursuivons alors sur la voussure formée par la bosse de son nez puis redescendons en éventail depuis son front jusqu’à frôler du regard les lobes ourlés des oreilles et les joues un peu creuses. Chaque centimètre de son épiderme est parsemé de rides confluentes comme un parchemin usé, stigmate indélébile de son âge avancé. Elles sinuent et s’insinuent le long de sa nuque disparaissant sous sa chemise d’un blanc immaculé. On les devine, serpentant sous le tissu de soie, pour refaire surface à la sortie des manches. Elles s’étiolent le long de ses fines phalanges un peu déformées par l’arthrose et vont s’éteindre à la base des ongles. Alors, un détail infime que nous n’avions pas pris en considération, nous saute aux yeux. Quelle évidence ! Son menton repose lourdement sur son torse. Se soulève puis s’abaisse suivant le rythme de sa respiration profonde. Sous ses paupières alourdies, Alphonse s’est assoupi.

2

Tu es assis. Les températures atteignent des sommets, vident le corps et l’esprit de tout élan vital. Lumière crue comme quand vient l’orage. Tu portes un couvre-chef, on ne distingue d’abord que cela. Une casquette—bien trop épaisse pour le temps qu’il fait— couleur tirant sur le jaune paille et quadrillée de traits carmin. Elle t’isole en partie des rayons ardents et trace une démarcation, parallèle à la visière sur ton thorax. Ta tête est penchée. Tu fixes avec insistance un point précis par terre. La curiosité me tiraille et je tâche de ne pas te distraire, avançant de quelques centimètres pour mieux te dévisager. Sous ton béret, ta moustache est ton trait le plus distinctif. Droite comme un « i », stricte, entretenue au cordeau. C’est pour toi le signe que tu as toute ta tête. Et ta dignité. Je décide de suivre la crête rectiligne de ton arrête nasale. Ton front s’étire jusqu’à tes pommettes un peu trop saillantes Ta peau d’octogénaire, est marquée de tout un tas de traits entremêlés s’entrecoupant en angles perpendiculaires ou bien prenant la tangente pour s’étendre dans ton cou. Elles s’étirent, puis on les perd à la démarcation de ton col de chemise. Elles tracent des sillons souterrains sous le tissu que tu portes toujours impeccablement repassé. Puis soudain les revoilà ! Elles recouvrent tes mains puis tes doigts un peu tordus aux jointures que forment les articulations. Tout à coup, mon attention se porte sur un détail qui m’avait d’emblée paru anodin : ton menton est posé en haut de ton sternum. Soumis aux soubresauts saccadés de ton souffle. Tes yeux sont clos : tu t’es endormi.

Je reprends ici Alphonse, personnage de la marche d’approche#1.

Exercice particulièrement difficile pour moi qui n’ai pas de bagage littéraire à mon CV. Probablement un peu maladroit mais c’est en forgeant que l’on devient forgeron…

Plaisir à chaque fois intact de relire quelques vers de Charles Baudelaire.
Volonté de commencer le portrait par un couvre-chef : hommage à La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Puis l’idée d’utiliser deux points de vue : le nous, aux tonalités plus rondes et douces pour la première version et le je et le tu plus incisif et sec pour la deuxième version.

3. quitter la ville


proposition de départ
rythme roman

« Monsieur, réveillez vous ! » La voix lui parvient comme si l’homme lui parlait la bouche recouverte de plusieurs couches de coton. Son bras gauche glissé sous sa tête est, lui aussi, en coton. Limites floues, comme s’il s’était soudainement détaché de son épaule. Il entreprend de bouger ses phalanges. Rappel douloureux qu’il est bien toujours là, dument câblé au disque dur central : ça lance et ça pique puis ça relance et ça repique. Une colonie de fourmi monte à l’assaut de l’auriculaire jusqu’au coude. Une grimace lui tord la bouche et le décide à ouvrir les yeux. L’homme à qui appartient la voix se tient un peu à distance. De ce fait, il est obligé de parler fort. L’esprit embrumé par le sommeil et aussi parce qu’il est myope et que ça fait bien longtemps- pour ne pas dire une éternité- qu’il n’a plus les moyens de s’acheter des lunettes, il ne peut distinguer les traits de son interlocuteur. Tout ce qu’il peut affirmer c’est qu’il est vêtu d’un uniforme uniformément bleu et que son attitude n’est pas vraiment celle du type qui voudrait faire plus connaissance autour d’un bon café. Fort : « Vous n’avez pas le droit d’être là, c’est un salon réservé au voyageurs…Bas, à peine intelligible :… Pas sourd … pas besoin de hurler ». Sa bouche est pâteuse. Il regrette d’avoir autant arrosé son départ hier soir. Un marteau piqueur se met en route, juste là, sur sa tempe droite. Il sent qu’il doit mettre les choses au clair rapidement parce qu’il ne va pas le supporter longtemps Monsieur je hurle en uniforme. Il se redresse sur la chaise. Effluves d’odeurs corporelles qui s’étendent comme une tâche sur un papier buvard. Monsieur je hurle en uniforme amorce un demi pas de recul. Oui, il sent mauvais, très mauvais même, il en a bien conscience. Tout comme il sait que c’est une des raisons pour laquelle il n’est pas le bienvenu ici. Mais aujourd’hui, il ne baissera pas les épaules et ne fuira pas, honteux et vaincu. Non, car voilà une semaine, il a acheté à l’automate situé à l’entrée de la gare un billet de train 2ème classe voiture 36 place 54 non échangeable et non remboursable dans le TER numéro 3678456 à destination de Grasse, départ le trois juillet à 09h54. Il le connaît par cœur ce billet. Depuis qu’il est en sa possession, il passe la plupart de son temps à le détailler. Jusqu’à en avoir mal aux yeux. Malgré tout le soin qu’il y a apporté il est tout chiffonné d’avoir passé autant de temps dans la poche arrière de son jean. Trop peur de le perdre ou de se le faire voler. Il représente énormément à ses yeux. Toutes ses économies. Qu’il a glissé pièce de vingt centimes après pièce de vingt centimes dans l’automate. Il s’en rappelle bien : la vieille au caniche qui attendait son tour derrière lui s’était bouché le nez de dégout. Insérer les pièces une à une ça prend un certain temps et la tâche de son odeur corporelle avait finit par arriver à ses narines délicates. Il lui avait alors répliqué que son caniche sentait bien plus mauvais que lui et elle était partie sans acheter son billet, le dos bien droit et l’air pincé. Aujourd’hui, grâce à ce billet il peut prétendre aux mêmes droits que tous les voyageurs de cette gare. Et pour commencer, un peu de respect. L’uniforme bleu commence à montrer des signes d’impatience. Il lui tend son billet juste sous le nez, bien en évidence, et lui décoche un sourire un peu dédaigneux dévoilant toutes ses dents inégales, jaunies par le tabac. L’homme hésite un instant, puis, vaincu, s’éloigne enfin en marmonnant un truc qu’il ne comprend pas. Aucune excuse. Il n’en attend pas. Il ne se rappelle pas de quand date la dernière personne qui lui a présenté des excuses. Au moins aussi longtemps qu’il n’a plus de lunettes. Il déplie son grand corps sec, comme creusé par endroits. Articulations qui craquent. Tâche sur le papier buvard qui s’étend un peu plus. Le type à sa droite, pourtant assis quatre sièges plus loin, se lève et fait mine d’avoir un truc urgent à faire pour décamper. Lui, son odeur, il ne la sent plus comme si son cerveau avait fini par la classer dans la case des trucs pas importants- bien assez de problèmes comme ca - mais il a conscience qu’il faut qu’il se lave un peu, sinon ils ne le laisseront pas rentrer dans le train. Il se met en branle vers le petit panneau vert indiquant l’emplacement des toilettes. Il connaît la gare comme sa poche. Un flot de souvenir se bouscule dans son crâne douloureux. Il a toujours habité dans cette ville. Il y est né il y a très exactement 40 ans, à la maternité, de l’autre côté de la place de la gare. Comme quoi : cette gare était prédestinée dès le jour de sa naissance à être le centre névralgique de son existence. Elle déborde des souvenirs de sa vie d’avant comme le baiser volé à Mathilde dans le recoin derrière le marchand de journaux – qu’est ce qu’elle embrassait mal- ou son père un livre à la main l’attendant sur le banc de l’entrée au retour de ses nombreux voyages que lui imposait son travail. Jusqu’à sa propre fille, dans sa petite robe à petites fleurs jaunes sur fond bleu roi qu’il cherchait avidement des yeux, sur le quai, dans la foule des enfants revenus de colonie de vacances. Et puis des souvenirs de sa vie moins d’avant. Dont il aimerait moins se souvenir. Aujourd’hui c’est son anniversaire mais personne ne le lui souhaitera. Même genre d’information qu’il classe dans la case pas important. Il a d’autres chats à fouetter. Il arrive à la hauteur de la dame pipi et lui tend, tout sourire, une belle pièce neuve de deux euros. Il l’avait mis spécialement de côté pour elle, pour cette occasion si spéciale. C’est sa manière à lui de lui dire merci. Et adieu. Il a les yeux qui piquent. Drôle de sensation. Cela fait des années qu’il ravale son chagrin, pour ne pas pleurer. Curieux comme on peut se sentir proche de quelqu’un parfois sans jamais lui avoir vraiment adressé la parole. Elle va lui manquer, elle et sa façon si douce de fermer les yeux quand il passe la nuit dans l’entrée des toilettes l’hiver, là où il fait un peu plus chaud. Il marque un temps d’arrêt, à peine visible puis décide de ne pas s’arrêter. C’est mieux ainsi. Il n’a jamais été douée pour les au revoir ni d’ailleurs pour les effusions de sentiment en tout genre. Il se poste bien en face du lavabo le plus éloigné de l’entrée et ouvre le robinet d’eau chaude à fond. De la fumée s’interpose entre le miroir et son visage. Il vide presque la moitié du flacon de savon liquide. Ca sent la lavande. Comme là ou il se rend. Il n’a jamais été superstitieux mais ça ne peut être qu’un signe que tout ca va réussir. D’ailleurs ça a quelle odeur la lavande ? Il se fait la réflexion qu’il n’en a jamais sentie. De la vraie, pas celle des aérosols où on peut voir des champs bleus délavés qui s’étendent à perte de vue avec écrit au dessus du même bleu « désodorisant ». Ou plutôt si, une fois, chez sa prof de piano elle en cultivait un pied sur son petit balcon. Mais il ne se souvient pas de l’odeur. Trop vieux comme souvenir. Il se redresse, essuie du revers de la main la buée sur le miroir et observe son visage rougit par l’eau brûlante. Ses traits sont épais, un peu durcis par ces années de solitudes. Il palpe le petit rectangle de carton dans la poche arrière de son jean. Simple vérification. Il sourit. Aujourd’hui il quitte cette ville. Il prend un nouveau départ.

rythme nouvelle

Elle l’observe de loin. Assoupi sur une des chaises du salon réservé aux voyageurs. Posture un peu enfantine, le bras gauche replié sous le visage. C’est l’heure où la gare s’éveille. Pourtant, elle retournerait volontiers se coucher. Aujourd’hui elle a pris le premier quart comme ils l’appellent entre collègues. Le plus dur. Il faut se lever bien avant le soleil et venir attendre, posté à l’entrée des toilettes de la gare. Et si ce n’était que ça. Mais la journée commence par un tour de nettoyage. Vomi sur le rebord des cuvettes. Témoins d’une nuit trop arrosée, qu’il faut nettoyer sans vomir à son tour. Elle ne déjeune jamais avant de venir sinon c’est la nausée assurée. Elle aperçoit un des agents de gare s’approcher de lui. Celui là, elle ne peut pas le voir. Blanc bec prétentieux et dédaigneux qui fait comme si elle était transparente à chaque fois qu’il la croise. Si elle était sa mère elle lui collerait volontiers une bonne paire de gifles, pour lui apprendre à être poli. L’homme dont elle ignore le nom lui tend un papier blanc qui ressemble, de loin, à s’y méprendre à un billet. Hypothèse confirmée par l’attitude de l’agent de gare qui repart dépité. Bien fait pour lui. Cet homme elle l’a toujours vu dans cette gare. Elle fait ce travail de dame pipi depuis qu’elle a seize ans. C’était d’abord juste un petit boulot comme ça pour les vacances et puis vous savez, la vie… Une grossesse, erreur de jeunesse, puis cinq autres par la suite et quand on se retourne on se rend compte qu’on moisit ici depuis toutes ces années. Il faut bien les remplir tous ces estomacs. La vie ne l’a pas épargné. Tout comme lui. Le voilà qui se lève à présent puis se dirige en sa direction. Démarche mal assurée qu’elle lui connais bien. Elle a pu suivre tous les épisodes du feuilleton de sa descente aux enfers. Sa décrépitude. Elle voit les voyageurs s ‘écarter juste un peu, pour que ca ne se voit pas- on vote à gauche tout de même et ça n’est pas politiquement correct de s’écarter. Assurément il a les dents abimées et il ne sent pas bon. Mais elle ne lui en tient pas rigueur. Ca n’est pas de sa faute. Il y en a d’autres qui ne sentent pas bons et des bien propres sur eux avec petite chemise bien blanche et cravate. Elle hume l’odeur de leur peau lorsqu’ils la frôlent comme si elle n’existait pas pour aller soulager leur vessie. Eux sont des animaux de ferme à qui on a collé des vêtements propres. Lui n’a pas le choix. Elle se fait la réflexion, amusée, lorsqu’il arrive à sa hauteur qu’il ressemble un peu à Moïse fendant la foule comme le prophète la mer noire. C’est vrai qu’il a un air bizarre aujourd’hui comme s’il s’apprêtait à partir… Arrivée à sa hauteur il la gratifie d’une large sourire- dentition douteuse- et lui tend tout fier une pièce de deux euros étincelante. Elle a pris l’habitude de le laisser passer sans rien lui demander - si son patron savait- d’autant plus qu’elle le laisse dormir l’hiver quand il fait trop froid dans l’entrée des toilettes. Mais aujourd’hui c’est comme s’il lui faisait un cadeau d’adieu. Oui elle en est certaine à présent, aujourd’hui il s’en va. Leurs regards s’accrochent en un dernier adieu muet. C’est mieux ainsi pense t’elle. Il se dirige vers le lavabo du fond pour être tranquille. Il ouvre le robinet d’eau chaude, frotte avec application son visage en insistant bien sur le cou et derrière les oreilles. Puis il se relève et contemple son reflet-large sourire-peau rouge comme ébouillantée dans le miroir. Il palpe avec anxiété l’arrière de son jean : dans sa poche droite un aller simple pour Grasse. Aujourd’hui, jour de ses quarante ans il quitte la ville ou il est né et d’ou il n’est jamais parti. Aujourd’hui il va naitre à nouveau.

Commencé par la version longue, le roman. Envie de d’abord bien poser le cadre pour essayer ensuite de réduire la focale.

Pour la version courte (nouvelle), pourquoi ne pas prendre un protagoniste qui voit les choses du dehors et n’a pas tout les tenants et aboutissants de la scène. Ça épargne forcément des détails. Le risque : rater les présentations avec le vrai protagoniste de l’histoire. D’où le passage de relai par le biais du regard d’adieu échangé par les deux « laissés pour compte » de la gare.

2. DTP (Doux Temps Perdu)


proposition de départ

Du dehors, elle ne saurait dire l’instant exact où la situation a dégénéré. Odeur un peu âcre, qui pique les narines. Elle est assise sur une chaise de plastique orange bien trop grande pour elle. Elle se concentre, fort, sur ses deux jambes encore toutes en courbes rosées de l’enfance. Le pansement sur son genou droit est partiellement décollé et laisse apparaître une croûte brunâtre. Elle finira de l’enlever ce soir dans le bain en demandant à sa mère de tirer dessus, d’un coup sec. Peut être en rajoutera t-elle un peu. Une toute petite larme, juste de quoi avoir le fond de l’œil humide. Ca marche à tous les coups : les deux bras chauds et réconfortants de sa mère en récompense et, cerise sur le gâteau : l’air boudeur et jaloux de son petit frère. Elle balance un peu trop vite ses deux pieds au dessus du lino clair, abimé par endroit, et lève discrètement la tête. Doux frémissement de ses deux couettes, d’un noir d’encre. Sa mère se trouve à quelques mètres. Face à elle, un homme plutôt rondouillard, presque rougeaud, visage aimable et lèvres épaisses, lui parle, l’air concentré. Sa voix est pincée, un peu grinçante. Elle ne comprend pas tout ce qu’ils se disent. La moquette brune, trop foncée, qui tapisse les murs, assourdit le moindre son. Et puis son frère assis sur la chaise d’à côté émet un bruit de succion – comment peut-il faire autant de bruit ? - son pouce gauche entièrement fourré dans sa bouche. Des brides de conversation lui parviennent. Elle n’en comprend pas le sens exact. Ce matin, sa mère lui a chuchoté en la réveillant d’une douce caresse sur la joue : « ne traîne pas ma douce, nous avons rendez-vous chez le docteur ». Cela l’a laissée indifférente. Mais, à présent, l’expression animée du visage de sa mère lui fait pressentir que c’est bien d’elle dont ils s’entretiennent. D’où les petits papillons blancs d’angoisse au creux de son ventre auxquels elle aimerait pouvoir dire de se tenir un peu plus tranquille et de s’agiter un peu moins. Préalablement, le médecin l’a examiné, il l’a fait mettre en culotte, l’a papouillé, lui a dit qu’il voulait écouter la jolie musique de son cœur. Elle l’a trouvé charmant. Vraiment. D’une patience sans faille. Dents parfaitement blanches au travers d’un sourire constamment accroché à la mâchoire. Elle était prête à rentrer et à dire à sa mère qu’elle retournerait bien volontiers le voir mais c’est à ce moment que la situation a basculé. Elle cherche un peu de contenance dans le regard de son frère qui s’est carrément assoupi sur sa chaise. Quel abruti ! On ne peut vraiment pas compter sur lui ! Du coin de l’œil, elle voit le médecin ouvrir une minuscule boite en carton. Il en sort un petit objet qu’il manipule avec précaution, l’élève à hauteur de son visage en lui tournant le dos. Sa mère la regarde et lui sourit tendrement. Un éclair illumine fugacement la scène en train de se tramer devant elle : ce sourire dégoulinant de bienveillance… Elle l’a déjà vu… pas plus tard qu’hier soir. A présent elle se souvient. C’était juste avant d’aller se coucher. Sa mère s’est agenouillé devant elle, lui a expliqué pourquoi il fallait aller chez le docteur. Seulement, elle ne l’a pas écouté, ou alors d’une oreille distraite. Elle plisse un peu les yeux, signe d’une concentration intense : Oui c’est ça ! Vaccin… sa mère a prononcé ce mot à plusieurs reprise. Elle s’est fait la réflexion qu’elle en aimait bien la musique bien qu’elle ignore de quoi il pouvait s’agir exactement, puis son attention s’est focalisée sur le grain de beauté arrondi que sa mère porte comme un pendentif précieux dans le cou. Elle aime tant le regarder danser au rythme de ses paroles. Son père lui dit souvent qu’elle devrait être un peu moins dans la lune et un peu plus sur terre. Et bien voilà ! On y était ! Il avait raison ! Elle aurait du l’écouter. Quelle idiote ! Le médecin se tourne face à elle. Tout sourire. Dans son dos, au mur, une affiche représente des fleurs, arrachées de terre et mises côte à côte. On peut voir leurs racines, appendices rendus bien inutiles. Elles dessinent de fines ramifications tentaculaires, presque menaçantes. Qui a pu avoir l’idée aussi saugrenue de commettre un tel massacre ? Tiens, les petites, juste là, aux minuscules fleurs violettes : les mêmes poussent au fond de la cour, derrière le préau, là où elle aime venir jouer avec son amie Léa. L’autre jour, elles ont bien rit toutes les deux, jusqu’à avoir un point de côté. Paul son grand frère, déjà au collège, s’est fait opérer des amygdales la semaine précédente. De son passage à l’hôpital il lui a dit l’air crâneur et mystérieux : « Tu sais, quand les adultes sont d’emblée souriants et gentils avec toi, retiens toujours qu’il vont te la faire à l’envers ». Elles avaient pouffées de rire sans vraiment comprendre le sens de cet avertissement avant de retourner à leurs jeux. Elle mord doucement l’intérieur de sa joue. De rage. Elle comprend toujours les choses trop tard ! Tellement naïve ! Paul lui, est clairvoyant. Il faudra qu’elle demande à sa sœur, à l’occasion, s’il n’envisagerait pas, par hasard, de se marier avec elle. Alors que le médecin l’invite d’un geste à s’approcher, elle comprend qu’une sombre histoire se trame.

Retour d’école, un peu d’encre au bout des doigts. Doigts sur lesquels on récite ses tables de multiplication (satanées tables de multiplication !...) Il est l’heure d’ouvrir le cahier de poésie (Tiens pourquoi le cahier de poésie n’est pas inscrit au programme jusqu’en terminale ? Et même toute la vie ?)

Une fourmi de dix-huit mètres

Avec un chapeau sur la tête…

Je l’avais presque oublié celle là ! Madeleine de Proust. Magie de l’innocence de l’enfance, puissance de l’imaginaire, Doux Temps Perdu, hors du monde. Capacité à vivre au dehors, aussi naturellement que l’on respire.

Une fois le postulat énoncé, prenez un petit rien de la vie de tout les jours et regardez le, du dehors, au travers du prisme de l’enfance. En voilà une bien sombre histoire !

D’ici à penser que cette petite fille est celle aux ballerines vernies de la marche d’approche #1… Et pourquoi pas ? nous dirait Robert Desnos.

NB : N’oubliez pas votre rappel du DTP (Doux Temps Perdu) tous les dix ans ! ça protège de la dégénérescence programmée de l’imagination et c’est remboursé par la sécu !

1. director’s cut


proposition de départ

Alphonse s’est assis sur un banc du Boulevard. Il est très exactement quinze heures quarante cinq. C’est écrit en vert au centre de la croix qui surplombe la pharmacie de l’autre côté de la rue. Nous sommes le vingt-cinq juin. On peut même savoir qu’il fait trente trois degrés. Information superflue : la chaleur est étouffante. Alphonse observe avec concentration le serpent vert qui monte à l’assaut du calice. Il est bien le seul. Tout ça est amené à disparaître dans ce monde de connectés, branchés, alimentés par les cordons blanc de leur smartphone : « Dit Siri, mon beau Siri, quel temps fait il à l’instant ? » Alphonse y tient, lui, à sa croix verte. Dans deux mois et dix huit jours, il aura quatre-vingt ans. Il vit seul. Pour être tout à fait exact, il vit entouré de ses livres qu’il affectionne tant. Cela lui va bien. Il paraît qu’il perd un peu la tête. Des tous petits trous dans sa mémoire. A peine forment-ils une élégante dentelle qui orne son quotidien. Il vient souvent s’asseoir ici. Sensation grisante d’ivresse quand il transite du silence feutré de son appartement au tumulte perpétuel de la foule. Il se sent alors le seul point fixe du tableau. Pour ainsi dire le point central. Une ancre lourde et massive. De la marée humaine qui gravite autour de lui, il est seul à ressentir le rythme profond, le ressac des vagues puissantes dont la cadence et l’amplitude s’apparentent par moment à des convulsions.
Il lance un regard au corps décharné, ramassé sur lui même, qui fait la manche devant la petite épicerie sur sa droite. Il vient ici les mardi et jeudi et parfois aussi le samedi. C’est l’autre point fixe du tableau. A la différence près qu’il voit tout d’en bas. Noyé. La tête dans les profondeurs de l’échelle sociale. D’ailleurs, vu d’ici, il a un sale teint. Gris tirant sur le bleu. Comme cyanosé. Il ne distingue que les talons qui claquent avec dédain en passant indifféremment à côté de lui. Tout le surplombe, le submerge. Il ne se débat plus, depuis longtemps, avec le naufrage de sa propre existence. A cet instant, une fillette- six ans, huit tout au plus- où plus exactement deux ballerines vernies pointure vingt neuf se sont plantées dans son champ de vision, juste devant lui. Son regard transperce. Son immobilité insiste. L’homme au sol finit par lui accorder l’effort, péniblement, de lever les yeux vers elle. Petites lèvres vermillon qui vous sautent aux yeux au milieu d’un visage saupoudré d’éphélides. Entrouvertes, elles laissent apparaître toute une rangée de dents de lait, fine porcelaine précieuse. « Pourquoi tu t’assois par terre ? Maman me dit toujours de ne pas m’assoir par terre, tu n’as donc pas de maman ? C’est pour ça que tu es si triste ? La voilà interrompue par ladite maman qui la saisit par la main et l’entraîne dans un sursaut brusque dans sa marche insensée contre le temps : - Je t’ai déjà dit de ne pas parler avec les inconnus... Dépêche toi donc, nous.... »Arrêt net. Du geste et de la parole. Au bord du trottoir. Nouvelle secousse qui traverse la main potelée puis le petit bras et vient s’éteindre dans les ballerines vernies qui stoppent tout net. Un bus les frôle. A quelques centimètre de faucher les éphélides. Un léger courant d’air soulève une mèche de cheveux couleur encre de la femme qu’elle s’accorde le droit de porter, encore libre, sur son front. Seul point commun qui la lie à la fillette pour celui qui sait observer. Instant de grâce, légèreté de la mèche qui retombe avec la souplesse d’un chat sur le front barré d’une ride de soucis bien légitimes. Bien vite, elle reprend ses esprits, et invective le chauffeur le poing levé. Celui ci ne la voit même pas. Il se trouve déjà plusieurs mètres plus loin. Assis bien en hauteur, le grand volant de cuir noir en guise de gouvernail, il roule un peu trop vite. Il a hâte de terminer cette journée. Semblable à toutes celles passés. Identiques à toutes celles à venir. Il faut bien gagner sa vie mais ce travail l’épuise. Toujours le même circuit, toujours les mêmes arrêts, toujours les mêmes horaires à la minute près. Avouez qu’il y’a de quoi devenir fou. Victor Hugo, Émile Zola, Lamartine... tous ces écrivains célèbres dont il n’a jamais lu une foutue ligne forment un chapelet infini qui étreint chaque jour un peu plus son quotidien. Il peut les voir, la nuit, rangés en rang d’oignon et il doit alors les saluer un à un. C’est toujours à cet instant qu’il se réveille, haletant et en sueur… Une voix féminine l’extirpe de ses pensées « Prochain arrêt : Gustave Flaubert ». Il se représente les cordes vocales vibrantes au centre du cou charnu de celle à qui appartient cette voix. Pulsion qui nait au creux du ventre de l’entourer de ses deux mains épaisses et de l’étrangler une bonne fois pour toute. Le voyant rouge « Arrêt demandé » s’allume au dessus de son crâne dégarni. Machinalement, il déplace son pied droit un peu plus à gauche sur la pédale de frein et jette un œil dans le rétroviseur central. Dans l’allée, un homme plutôt jeune, qu’il n’avait pas vu rentrer, se lève avec grâce. Costume noir cintré, petite sacoche de cuir fauve, légère ombre que dessine une barbe de trois jours sur ses joues. Pas un regard pour le chauffeur qui lui jette du bout des lèvres un « Au revoir » sourd. Le jeune homme ne l’entend déjà plus. Ses semelles ont rejoint le contact de l’asphalte brûlant du trottoir. Il s’accorde un instant pour s’acclimater à son nouvel environnement. Le boulevard surchauffé, pollué et bruyant contraste avec le cocon douillet, hermétique et climatisé du bus. Immédiatement, quelques gouttes de sueurs perlent à son front. Il plonge son avant bras dans sa sacoche, en sors une paire de lunettes noires dernier cri qu’il glisse avec aisance sur son nez. Les cordons blancs de son téléphone qu’il glisse à quelques millimètres de son tympan, d’abord à droite, toujours, puis à gauche, ensuite, lui apportent un peu de réconfort. Blanc comme de la ouate qui isole du brouhaha. La musique en plus. D’un geste sec, il rabat son avant bras gauche devant lui et sa manche de chemise laisse apparaître une montre au bracelet de cuir et au cadran doré. A cet instant précis, dans son cou, juste au dessus de son col de chemise impeccablement repassé, là où la peau est légèrement rougie par le frottement de la cravate on peut voir, si on prend toutefois la peine de s’approcher suffisamment, son pouls s’accélérer. D’une vingtaine de battements par minute environ. Instantanément. Il est en retard. Stupide erreur de débutant, qui vous paralyse et alourdi la langue. Ce rendez vous d’embauche est si important à ses yeux. Ce travail, il en rêve depuis des mois. Carrière, renommée, et gros chèque à la fin du mois. Il vendrait père et mère pour obtenir ce poste. Il repart aussi vite que ses jambes peuvent le porter. Direction le porche du grand immeuble face à lui. Ecrin de vitres teintées qui brillent au soleil. Un pigeon se trouve par hasard dans la trajectoire de sa course. Effrayé, il s’envole avec bruit, s’élève avec aisance sans un regard pour son reflet sur la façade miroitante. Il surplombe un instant le Boulevard. Tout là haut, le bruit des klaxons est comme un peu assourdi. En contreplongée, un groupe de ses congénères picore avec application et acharnement ce qu’il imagine être des miettes de pain au pied d’un banc. Piqué, demi vrille, vitesse étourdissante et atterrissage en douceur juste devant les pieds de l’occupant du banc. Avant de goûter au festin, prendre un instant pour jauger de la dangerosité de l’inconnu. Loi élémentaire et universelle de la survie. Oeil rond. De biais. De cette façon un peu particulière que les pigeons ont de vous observer. Il cherche la pupille de l’homme dont le menton repose sur le haut du torse et se soulève profondément, à intervalles réguliers. Bercé par le flux et le reflux incessant de la ville, Alphonse s’est endormi.

Alphonse est le protagoniste d’un texte que j’ai précédemment écrit. Cette scène à bien lieu au début de mon récit mais sans être détaillée. J’ai voulu en faire une scène coupée qui viendrait s’ajouter ensuite, comme un bonus. D’où le titre.

Envie de visionner la scène comme au cinéma. Quentin Tarantino et ses plans séquences magiques (Réservoir Dog). Du travelling en mode montagnes russes de haut en bas et de bas en haut pour tout voir et tout entendre…

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1ère mise en ligne 22 juin 2020 et dernière modification le 3 novembre 2020.
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