Gabriel Franck | Alixe

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L’AUTEUR

Habite Paris. Plusieurs écritures en cours.

A suivre : le roman en ligne Silentblocs. Proses en lecture libre ou non-linéaire, dont l’ensemble dessine un roman lacunaire.

Il a aussi passé beaucoup de temps à regarder des films, et en a tourné quelques-uns, plus ou moins courts, comme Louise avant la nuit.

Gabriel Franck est aussi à l’origine du blog Nulla dies sine linea. Contact via ce blog.

LE TEXTE

Alixe est un ensemble de textes plutôt brefs, des nocturnes, pièces courtes comme des solos, mélanges de narration souple, d’improvisation, et de lyrisme contraire. Récit par stations successives d’un été somnambule.

D’où probablement la force, l’étrangeté et la tenue de ce texte où chaque paragraphe définit comme une micro-histoire singulière et complète, aiguisée à l’extrême.

 

/1/

...j’entrai dans sa vie comme dans une phrase déjà commencée et dont je ne connaîtrai pas la fin, tiré comme le courant d’air chaud de sa bouffée de cigarette.

La vitesse et la consomption étaient la circonstance de notre accord passager. Nous n’allions vivre ensemble qu’une ligne droite avalée d’une traite, il allait s’agir qu’elle fût la plus belle, ou la plus fugitive.

 

/2/

Je la prenais dans ma voiture, pour des courses à travers la ville, oui nous fûmes copilotes pendant un été.

Elle s’asseyait à côté de moi, étendait ses jambes, immenses, de temps en temps elle aimait passer les vitesses elle-même, comme on fait quand on apprend ou pour s’occuper les mains. Elle opérait à sa manière, brusquement, elle aimait le son de l’embrayage, toujours avide d’une rupture. Mais le plus souvent elle préférait passer ses ongles sur les coutures de mon jean, en appuyant un peu le sillon. Je crois qu’elle cherchait le point d’incandescence entre l’excitation et l’accident. J’ai encore sur certains de mes vêtements les cicatrices de ses agacements. Elle aimait murmurer plutôt que parler à haute voix, comme dans certains films américains qu’elle méprisait cependant.

 

/3/

Je ne comprenais jamais la totalité de ce qu’elle disait, théoriquement ça aurait pu suffire pour nos sept semaines de fréquentation, pour me mouvoir entre elle et moi, entre mon immobilisme et son éréthisme, mais c’était déjà l’épuisement dans nos corps avant que la vue l’un de l’autre ne se brouille à force d’alcools. J’étais obligé de deviner, de lire sur ses lèvres, à défaut que la plupart du temps je manquais de recul par rapport aux dites lèvres, qu’elle rougissait sans cesse.

 

/4/

La seule question qui se posait était : comment tuer le temps sans qu’il ne s’en rende compte, dans le dos et sans dignité s’il était possible. Et sans qu’il nous achève, nous. Les nuits étaient courtes et le jour agissait comme un piège dans lequel nous étions plongés et qui prenait parfois la forme de son appartement. Nous n’en pouvions plus de toujours rouler dans la ville qui était trop déserte et dépourvue. Ou bien l’essence manquait, d’une manière ou d’une autre. Alors nous nous roulions dans la poussière de son appartement. On étendait le bras, il y avait toujours un objet singulier à saisir, une bouteille à renverser, une minute à vivre en dents de scie. Une vie de couloir ; de pleins et de vides. Un matin, nous avons vidé entièrement une des pièces du logement minuscule, par ennui, par rage de trop-plein. Tout s’est retrouvé dans le couloir. Nous n’avons pas trouvé les allumettes, dans le désordre. Avons dû sortir par la fenêtre. Et l’accès à l’appartement était désormais impossible.

 

/5/

Nous allions alors parfois dans un parc pour siphonner la journée, la vider de sens, et accessoirement déranger les insectes (nous les détestions, petits points vibrionnants dans nos visages, et eux pouvaient voler alors qu’on avait toujours le sol collé aux cuisses) mais il y avait là-bas au moins l’air qui manquait entre nous, et l’on pouvait adhérer passivement à quelque chose de concret, les avant-bras sur le relief du terrain, et bien sûr à nous-mêmes, quand l’après-midi se raidissait. Mais l’aventure au coin de la rue n’était plus ce qu’elle avait été dans les livres qu’on ne lisait plus, du reste ; nous n’offensions que quelques grand-mères seules zigzaguant, et plutôt que de les scandaliser je crois qu’elles nous plaignaient et nous enviaient, alternativement. Les enfants, eux, continuaient à jouer invariablement avec des sabres imaginaires.

 

/6/

Le malentendu nous gouvernait, il suffisait de l’accepter, mais surtout cela n’avait pas d’importance, parce que nous savions que nos ventres eux savaient en toutes occasions se parler. Placés l’un sur l’autre, nos peaux respiraient par les pores ouverts, on était désencombrés de la nécessité de nous expliquer. Moi sur elle, j’attendais que l’envie monte et déchire la fine pellicule d’inertie ; nos antennes se trouvaient, se frayant un passage à travers le ruisseau de légère sueur. L’été était collant comme un gazon humide et trop foulé, on attendait les orages, qui venaient parfois. On hantait mon balcon sur lequel nous buvions toute la nuit, exaspérés de chaleur, attendant le jour naissant et les quelques rares travailleurs de l’aube pour leur montrer certains tableaux de nos ébats contre le fer forgé. On espérait leur être agréables, je sentais dans la vibration qu’elle transmettait à mon corps que pour elle le plaisir ainsi découplé était accru.

 

/7/

On partageait nos soirées ; elle me sortait, ayant toujours multiples propositions à se débaucher, et moi n’ayant rien à lui opposer ; il y avait du bruit, dans ces fêtes, ou bien était-ce de la musique répétitive, c’est d’ailleurs ainsi que nous nous étions rencontrés, en répétant, les gestes des autres, des phrases périmées, en nous tordant le cou penchés les uns vers les autres tous avec des fonds de bouteille à la main, des étiquettes presque illisibles pour nous interpeller mutuellement (hey, chardo !, hey, anjou !) cela nous divertissait à défaut de nous satisfaire en quoi que ce soit d’un peu durable. Nous voilà sur des terrasses à essayer de tenir tous debout, observant l’excentricité d’un seul qui excite les convives en dansant avec toutes les filles, en mouillant leurs robes d’un champagne insolent. La bande-son poussée à fond, il faut d’ailleurs utiliser une fréquence très étouffée et grave pour se comprendre, et des gestes précis. Justement, dans une chambre, quelques conversations à voix basse, et des jambes par paires dépareillées, auxquelles nous nous mêlons

 

/8/

Mais toujours, et depuis le début, cette question du nom.

Elle ne savait pas m’appeler, elle me donnait à chaque fois un autre nom, elle m’appelait aurélien, stanislas, alors que moi je ne l’appelais qu’avec le sien. Alixe. Elle en vantait le -e qui en faisait l’ultra-rareté (comme elle disait), et permettait l’anagramme ; il fallait l’utiliser tout le temps mais à bon escient, surtout pendant l’amour mais pas que (elle chérissait aussi particulièrement le x de son nom qu’elle prononçait elle-même un nombre de fois indécent quand elle était ivre, en racontant telle ou telle anecdote probablement inventée dans l’instant), il fallait lui écrire sur des morceaux de papier, des sous-bocks... Et pendant ce temps elle embrouillait le mien, je devais coïncider avec tous les prénoms qu’elle faisait passer dans sa bouche pour me désigner, elle piochait chaque jour dans un panier de prénoms, un jour maxime, le lendemain octave, j’avais l’air malin quand elle me présentait à ses amis, bien qu’en même temps, d’une fois à l’autre, ils m’avaient déjà oublié.

Pourtant, je n’étais pas transparent, puisqu’en tendant les bras l’on pouvait m’atteindre, mais j’étais aussi une outre un peu gonflée d’arômes liquides qu’elle manipulait maladroitement, la perçant le plus souvent par maladresse.

 

/9/

La ville déserte s’était déshabillée des signes usuels, de sa frénésie de la définition. Elle avait l’air de clignoter comme un curseur sur l’écran duquel on aurait effacé toutes les lettres. Elle était devenue comme une religion sans objet dont nous étions les irresponsables vecteurs. Mon pare-brise nous exposait de rares scènes plus proches de la fiction que du réel, auxquelles nous ne nous attardions pas ; on apercevait seulement quelque tournage de film, les déambulations de bandes d’adolescents, des couples isolés marchant à peine voire presque figés, sans vraiment comprendre si tous ces éléments étaient liés entre eux. Nous-mêmes nous arrêtions parfois, descendions du véhicule, la chaussée était à nous, nous dînions souvent au hasard de ces rues, ou faisions l’amour sur l’asphalte encore brûlant de soleil accumulé. À ces moments-là, dans les remuements de nos corps, elle murmurait à mon oreille une nouvelle escorte de prénoms, je me demandais parfois si elle s’adressait à moi ou bien à l’ensemble de l’humanité qu’elle avait connu et qui avait eu le plaisir suffocant d’entrer en elle.

 

/10/

On se trompait d’étages, des liqueurs faisaient des taches invisibles mais collantes sur nos vêtements et nos mauvaises réputations, personne ne voulait nous ramener lorsque nous finissions ivres et que retrouver la voiture nous était impossible, ah les maudits que nous étions, renversés l’un sur l’autre après les heures de veille, le sommeil rapiécé comme un voile d’inutilité.

Le matin nous recomposait ; nous ne dormions que peu, entre trois et six heures, les heures où l’on se tait.

 

/11/

Elle voulait qu’on aille au café, dès le réveil. Nous n’étions jamais d’accord sur l’endroit ; elle tenait à se ruer sur l’établissement où elle avait ses entrées ; elle aimait ses habitudes mais en changeait souvent cependant.

Elle reconnaissait Théo, Bruno, Margaux la serveuse qui me regardait de travers, mais moi j’avais toujours cette identité vacillante ; j’oscillais d’ailleurs sur mes jambes, et comme nous n’avions rien de pire à faire, souvent la journée passait là entre comptoir et terrasse à harceler les cylindres de verre toujours à demi pleins. Elle savait très vite se faire détester, y employant un talent insoupçonné et probablement machinal. L’absence fréquente de sous-vêtements y jouait un rôle auquel je récuse toute logique.

 

/12/

Je voyais ses racines tourner de couleurs et ses cheveux de mauvaises herbes me donnaient l’impression de pousser vite, mais c’était le cylindre fêlé de l’été qui passait, las. Alixe dans la transparence d’une certaine lumière, atténuée, exténuée, d’une peau en friche. Scandaleuse, louée pour l’été, passant de la chaussée au trottoir et à disposition du gouffre, la main agrafeuse, son regard éclat de sang qui aurait déjà séché sur la pierre. Y avait-il seulement quelqu’un, dans cette cathédrale de veines.

 

/13/

Usés par la trame, nous ne parlions presque pas. La perspective de nous perdre bientôt nous libérait de tout. On savait qu’on pouvait se laisser aller à ne pas faire semblant. Il y avait entre nous une tendresse dégraissée et fruste, qui ne se qualifiait pas mais se logeait dans l’instantané, qui ne perdait pas de temps, puisqu’il semblait compté. La durée n’existait pas, ni la perspective, alors on y allait en à-plats, on ne s’empêchait rien. Nos baisers, échangés à tous moments, étaient une monnaie d’opérette, un jeu, un tourniquet. On ne contenait pas nos gestes, et nos échanges ressemblaient de loin à un combat.

Mais, à un point de distance très précis, l’on pouvait sans doute apprécier nos foulées, la ductilité de nos échanges de corps, de coups de lames en dentelles.

 

/14/

Je la prenais dans mes bras avec des postures étranges, je tendais au maximum l’élasticité de ses vêtements pour exacerber et faire apparaître ses formes en dessous, sentir la rigueur de son armature, ou peut-être pour me prouver son existence. Elle portait toujours des chemises cintrées, très finement tissées, je n’avais aucune idée d’où elle pouvait bien dénicher certains vêtements de luxe qu’elle portait en même temps que d’autres tout juste ordinaires. Les jours de pluie elle aimait se montrer dans le trench caramel qui la caractérisait le mieux à mes yeux, elle aimait autant en sangler qu’en desserrer la ceinture, frottant l’étoffe dans un éternel bruit de fouet.

 

/15/

C’était d’ailleurs la fin de la saison, les tenues légères n’étaient plus suffisantes, nous n’avions plus cette fine pellicule de transpiration, et Alixe elle-même inaugurait un nouveau régime de terreur, autonome, muant imperceptiblement, se défaisant de ses amis d’été comme on le fait de ses vêtements. Elle adoptait une nouvelle démarche, parlait plus distinctement, se préparant pour l’automne, humectant ses lèvres et tapissant tout son palais de salive ; parfois elle pressait le pas pour ne pas avoir à saluer les anciens compagnons de plaisir et de nuits qui avaient accompagné nos soirées. Et puis voilà qu’elle avait lâché mon bras et disparu au coin d’une rue avec quelques pas d’avance sur moi, car je m’étais retourné au son d’un de mes prénoms, joseph ou valentin je ne sais plus bien, mais ce n’était pas pour moi, c’était la voix d’un passant que je n’identifiai même pas. Je fus tenté pendant quelques secondes par la facilité de répondre à l’appel, comme un rôle à remplir ; mais je renonçai, à cela aussi. Je préférai remonter dans la voiture devant laquelle à cet instant je me trouvai. J’avais l’envie de brûler un peu d’essence, d’aller tout droit, de voir les parallèles de la ville défiler autour de moi.



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1ère mise en ligne 10 juin 2013 et dernière modification le 21 août 2014.
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