le chantier de Philippe Liotard

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Travaille actuellement à l’Université Lyon1. S’intéresse aux corps en chantier, qu’on fabrique aussi avec des mots. Un de ses sites : L’inqualifiable.

20. La poche lourde de châtaignes


« You got your eyes closed
Heaven knows that you ain’t blind
(…)
I’m looking deep in your eyes, babe
And all I can see is myself »
Bob Dylan, Denise

« Il est dangereux de se pencher au dedans »
Daniel Darc, La pluie qui tombe

Alors, je l’ai suivi. Il a parlé de sa grand-mère, en marchant. Je lui ai demandé qu’est-ce que tu vois avec les yeux de ta grand-mère ? Il ne m’a pas répondu. Il ne m’a pas entendu. Il s’est arrêté, s’est retourné, a regardé dans ma direction, il a plissé les yeux, puis il a continué. Il descendait par le chemin de la Pradette. Il a traversé la Gagne à l’embranchement du ruisseau de Montusclat, sautant d’une pierre sur l’autre, bloquant sa musette sur la poitrine, sans être déstabilisé par le bras ainsi fixé. Il s’équilibrait en accentuant le balancier du bras gauche, le tirant vers le haut. J’ai hésité. J’avais peur de tomber à la baille mais il ne s’arrêtait pas. Il était déjà dans le petit bois. Il ne s’arrêterait pas. Sa démarche était régulière, on pourrait dire d’un bon pas, de celui qu’il avait quand il crapahutait avec le 14è BCA. J’ai franchi la rivière. Je le voyais marcher, de dos, sa haute silhouette glissant dans le sous-bois. Ici, les hommes sont petits. Lui, non. Il doit baisser les yeux pour leur parler. Il les salue de loin, demande des nouvelles de la femme, des enfants, des parents sans s’arrêter, il demande s’il y a besoin de quelque chose pour le retour, pour quand le retour, pour où ? Il salue sans s’arrêter, il a encore de la route et des souliers rompus à la distance. Au village, il achète un pain, une bouteille de vin qu’il fourre dans sa besace, à côté du saucisson et du morceau de beurre qu’il a taillé dans la motte avant de partir et enveloppé dans un torchon mouillé pour le voyage. La vallée est dans le brouillard. Il la traverse, remonte jusqu’au Pertuis par les chemins. Il ne marche jamais sur la route, jamais. Au Pertuis, il prend le car de Saint-Etienne. Il descendra à Firminy gare. Je m’assieds derrière lui. Je le regarde tirer son couteau de la poche de son pantalon de velours, sortir le pain et le saucisson, s’en tailler quelques tranches, les faire glisser en buvant au goulot. Il regarde le paysage. La route tourne beaucoup. Le car s’arrête souvent. A chaque village. Parfois le chauffeur discute un moment avec une connaissance avant de redémarrer. Il plaisante, il donne des nouvelles des uns aux autres, il taquine les unes, il prend un paquet pour le village suivant. Il salue de la main dans un virage, klaxonne et se penche en criant je-ne-sais-quoi. Il sourit un moment. Lui, il n’écoute pas le chauffeur. Il le connait. Si on lui demandait son avis, il dirait que c’est un margoulin. Il reste dans ses pensées. Dans la poche de sa veste, il y a quelques poignées de châtaignes qu’il rapporte à Marie. Quand il sort du car, on a l’impression qu’il est de guingois. C’est juste que vu de dos, le poids des châtaignes dans sa poche gauche fait descendre la veste bien en-dessous des fesses et tire sur la couture de l’épaule. Il marche vite, besace serrée, tête droite, poche lestée. Il va vers l’Est, suit la rue de l’Abattoir qui oblique au Nord. Je m’arrête là. Je le regarde partir vers sa vie qu’il me faudra raconter. Vers Marie, vers leur enfant morte à l’école et l’autre assassinée, vers le fils mort bien plus tard mais assez tôt pour lui creuser le cœur. Vers les abattoirs, vers la retraite, vers l’hôpital, vers le cimetière où il enterrera Marie, toujours droit mais si voûté à l’intérieur, puis, vers Saint-Maur-des-fossés où il mourra. Je suis resté là un moment à le regarder remonter la rue. Puis j’ai pris le trolleybus. Je me suis mis à l’arrière à regarder s’éloigner Firminy puis le Chambon-Feugerolles, ville la plus touchée par le covid aujourd’hui, puis La Ric, Solaure où je suis descendu. J’ai pris le tram qui me transporta vers le nord, debout, au fond, le regard tourné vers lui qui me parle quand je dors.

 

19. Carnets de peu


« Mon Journal II et mon Journal III vont être réédités. Pour en corriger les épreuves, je viens de relire le premier. Cette lecture m’a été pénible. Ce livre m’a paru n’être constitué pour l’essentiel que par une même note qui se répète des dizaines et des dizaines de fois sous des formes différentes. »
Charles Juliet, Apaisement Journal VII (1997-2003)

À sa mort, des carnets ont été retrouvés. Cinq. Il y avait consigné par périodes et de façon irrégulière ce qui pourrait s’apparenter à un journal. Les carnets se trouvaient dans une boîte à chaussures, sous l’armoire, à côté de la valise qui abritait les lettres de Marie. Ils s’étaient beaucoup écrit Marie et lui, entre 1912 et 1915. Après, plus. Ils vivaient ensemble et ne se sont jamais quittés. Sur les carnets, dans la boite à chaussures, deux feuilles étaient posées, une feuille A4 manuscrite recto-verso et une feuille A5, recto-verso également. Sur la feuille A4, il avait résumé sa vie au stylo Bic d’une écriture serrée. La feuille A5 en était le résumé encore plus concis, écrite sans doute en deux temps si l’on en juge l’usage d’un stylo à encre bleue puis d’un stylo à encre noire. Avec les lettres à Marie dont nous disposons également, les lettres de Marie et les cartes postales gardées dans une autre boîte, ces carnets constituent les archives d’une vie.

Ci-dessous, la description, le début du premier carnet (1909) et la toute dernière note (1976).

Premier carnet 1909-1912
Carnet de 10,5X14,8 centimètres. Pages lignées avec une marge verticale rouge à 1,5 centimètres de la reliure. Couverture souple saumon. Écriture plume sergent-major, encre noire.

09 janvier 1909
Je suis été embauché à l’usine d’Assailly à Lorette comme mousse. Je touche 3 Fr 50 par jour. Je suis content. Jamais touché autant dans les fermes.
Je commence lundi.
acheté 2l. de vin pour fêter ça avec Vignal.

10 janvier 1909
Trouvé une chambre pas loin de l’usine. 10 min.
Avec Vignal et Reynaud.

11 janvier 1909
1er jour d’usine. Première équipe minuit-midi
Ai pas dormi. Seul dans la piaule
Vignal et Reynaud sont de l’équipe de jour.
Fait froid malgré la couverture et le poêle.
Faut économiser le charbon

18 janvier
Une semaine, je passe à l’équipe de midi. Commence dans une heure alors que j’ai envie d’aller dormir

31 janvier
Il fait froid. On se gèle dans la piaule. On fait chauffer de l’eau pour se laver et se raser et une bonne soupe avec les légumes de la mère Blanc. Mais ça caille. Quand on se lève le matin, l’eau a givré dans la cuvette. Pour se raser, il faut casser la fine glace. On part les joues rouges, dures, presque à vif. On marche les mains dans les poches. On arrive à l’usine, on se dépêche d’aller au vestiaire où on commence à se chauffer. On ne blague pas, trop crevés, trop froid. Seul Marius nous fait rire en imitant l’argousin.

08 février
On est allé dansé hier. Puis direct à l’usine on a embauché à minuit. Aujourd’hui, trop froid pour dormir. Va falloir acheter du charbon. Crevé mais impatient d’aller à l’usine me chauffer.

17 février
Je rentre, je dors, pas la force de faire la soupe. Je pense à maman. J’espère qu’elle n’a pas froid la haut, qu’elle se chauffe bien, qu’elle ne prendra pas mal. Je lui ai fait porter des bougies, du café et du sucre.

04 mars
Il fait froid, c’est pas Dieu possible. On vit par des moins cinq des moins dix ; dans la piaule on passe pas les zéros. On chauffe peu. Le soir comme l’après-mdi, avant de se coucher on boit un coup de gnole du père Louis. Ça réchauffe pas les pieds mais ça fait du bien à la carcasse.

16 mars
C’est la grève chez les planqués des postes. Grève générale. Même les femmes en sont. Nous autres des aciéries, on pourrait bien la faire la grève. On aurait de quoi.

15 avril
Hier, Reynaud était fin soûl pour mes 18 ans qu’on a fêté tous les 3 dans la piaule.

12 juin
Je suis passé monteur, je touche 4F50 par jour. On a fêté ça chez l’Élise. Un F par jour de plus. 30 F par mois. Je vais pouvoir mettre un peu de côté
Avant-hier il y a eu un tremblement de terre en Provence. Les petiots qui vendent le journal le criaient dans la rue. Pauvres gens. J’espère qu’il n’y a pas eu de morts.

11 juillet
Temps pourri. Ça pleut sans arrêt, on marche dans la boue. À l’usine nos vêtements sèchent mais à la piaule on remet les vêtements mouillés de la veille pour aller bosser.

4 août
Il fait chaud dans la piaule. On rigole bien mais on dirait que la température ne tombe jamais. Quand on sort des aciéries, on sent comme un petit air mais dès qu’on est dans la piaule, on a beau ouvrir la fenêtre, on dirait qu’on va cuire.

24 décembre
Dans le journal on dit qu’on a mesuré 24° à Bagnières de Bigorre. C’est pas dans mon Bigorre qu’il fera 24° un 24 décembre. Ce soir c’est Noël. Il fait froid.

26 décembre
J’ai dormi toute la journée. Puis on est allé au bord de l’Ondaine boire une bouteille. L’eau était encore haute, on est resté sur le pont. Quand on a jeté la bouteille, Vignal a gueulé parce qu’elle était consignée. Elle est partie vite dans le courant, sans rien pour la retenir, comme un bateau en perdition sans cargaison. Avec Reynaud, on a bien rigolé en traitant Vignal de grippe-sou.

01 01 1910
Le nouvel an on l’a fêté à l’usine. J’étais de l’équipe de nuit. On a sorti quelques bouteilles avant d’embaucher on a trinqué avec l’équipe de jour qui partait et on s’est mis au boulot. J’étais un peu rond. C’était bien. On a bien rigolé.

Deuxième carnet. Dit carnet d’avant-guerre 1912-1914

Carnet de 10,5X14,8 centimètres. Pages quadrillées. Couverture souple vert bouteille. Écriture plume sergent-major, encre noire.

Troisième carnet. Premier carnet de guerre
Carnet de 10,5X14,8 centimètres. Pages lignées avec une marge verticale rouge à 1,5 centimètres de la reliure. Couverture souple bleu nuit. Écriture plume sergent-major, encre noire et crayon de papier (souvent, pour les notes brèves, visiblement notées à la va-vite). Certaines pages à l’encre sont illisibles car le carnet a pris l’eau.

Quatrième carnet. Second carnet de guerre
Carnet de 14,8x21 centimètres. Pages blanches. Couverture souple noir. Écriture stylo-plume, encre noire. Ce carnet a visiblement été commencé à l’hôpital de Sète. Il couvre toute la convalescence, la mobilisation aux tréfileries du Havre, puis aux aciéries de Firminy (1917), le centre de réentraînement, jusqu’à la démobilisation en mars 1919.

Cinquième carnet dit cahier du reste de la vie
Cahier de 21x29,7 centimètres. Pages lignées. Couverture dure noire. Écriture stylo-plume, encre noire.

12 août 1976
Marie vient de mourir. Ces mots me déchirent. Je voudrais les effacer. On s’est marié le 21 janvier 1916. Je m’en souviens comme si c’était hier. Aujourd’hui, Marie est morte. Je n’y crois pas alors que je l’écris. Mon encre est diluée aux larmes. Je n’ai jamais pleuré comme ça. Jamais. Même pour la mort de notre fils et de nos petites filles. Je veux partir avec elle. Le 20 juillet 1915 quand j’ai été percé au Linge, je voulais la rejoindre. Vivant. J’ai rampé, je me suis arraché les ongles aux rochers pour me rapprocher des lignes et qu’on me sauve, que je vive, que je retrouve Marie. Je me suis trainé dans la nuit pour vivre, pour qu’on me sauve, je me suis trainé, trainé, sans plus d’ongles, une main dans la chair pour écraser la douleur qui m’écrasait, je voyais Marie, j’entendais Marie dans la nuit, son visage était devant moi, il me guidait. Aujourd’hui, j’entre dans une nuit sans Marie une nuit au bout de laquelle est Marie une nuit plus atroce encore que celle où ma vie fuyait de mes entrailles dans laquelle la lumière de Marie m’a guidé.

Codicille : les carnets fictifs prennent leur place dans cette construction d’une vie, avec les notes de la traductrice, la réflexion sur les prénoms et les noms, le générique du film, autant de moments d’écriture qui ne s’enchaînent pas mais qui, dans la durée, ont contribué à construire quelque chose dont on ne sait ce qui en sortira. Les étourneaux reviennent chaque soir ; Les hirondelles, elles, sont parties. Il en va de même avec cette histoire. Certains aspects reviennent, avec insistance, certains moments même. Précis. D’autres disparaissent, s’oublient. Ils ont pourtant été écrits. Comme les pages illisibles d’un carnet écrit à l’encre qui a pris la pluie.

18. La tour de trempe


proposition de départ

Ce qui est aujourd’hui avéré, c’est que l’ancienne tour de trempe des aciéries sert à l’entraînement des pompiers. De même, il est avéré que les aciéries de Firminy ont fabriqué des rails de chemin de fer qui quittaient l’usine par d’autres rails plus anciens, sortis eux-mêmes des fourneaux avant d’avoir été posés là pour acheminer la production jusqu’à la gare ferroviaire située à deux pas, puis empruntaient alors d’autres rails sur lesquels circulaient des wagons pour être fixés ailleurs, là où les voies ferrées gagnaient les campagnes. On sait que ces rails sont sortis des aciéries de Firminy jusqu’aux années 1870 puis que les aciéries se sont mises à fondre des armes. La tour de trempe a été montée après la Première Guerre, parce que la France devait reconstituer sa puissance maritime et pour cela, il fallait bien quelques canons de longue portée pour équiper les navires et fanfaronner sur les mers. Alors, on construisit cette tour de trempe, juste à côté de la forge, pour les canons de la marine, en remplacement du vieux four de trempe vertical à gazogène construit en 1901. Ce que l’on sait donc, c’est que la tour de trempe engageait les aciéries dans l’armement de pointe. Autre chose que de mettre la baïonnette au canon des corvettes. Car il est avéré que sont sortis des aciéries les canons des cuirassés Jean Bart et Richelieu, Dunkerque et Strasbourg. De beaux bébés d’acier de 22 mètres qui balancent des obus d’une tonne pour faire de la purée à 25 km. Toi, tu l’as vu se construire la tour, tu as connu le vieux four de trempe aussi. Tu as vu comment en sont sortis les tronçons des arbres de marine du Foch et du Clémenceau. Tu ne travaillais plus à l’usine depuis longtemps mais tu étais venu voir le départ de ces camions, transportant les tronçons de 20mètres, convois exceptionnels partant les uns derrière les autres, allure de paresseux obèses, escortés par les motards de la gendarmerie jusqu’à Brest. Il est avéré, et tu as pu le constater, que la tour de trempe donne aux lieux une silhouette singulière, monolithe noir planté là autour duquel des singes ouvriers s’agitent. Tu le sais – parce que tu l’as vu faire et que tu as regardé les étapes de sa construction, tu t’es arrêté souvent pour contempler ce grand légo – que la tour de trempe est faite d’une ossature métallique, assemblage de poutrelles de fer riveté, Tour Eiffel raccourcie de 53 mètres tout de même, ossature, c’est connu, fixée sur des moellons cimentés puis habillée de noire, comme une veuve à l’intérieur de laquelle sèchent les canons qui la pénètrent. Il est avéré que cette charpente doit supporter des charges de 150 tonnes. Oui 150 tonnes, auxquelles s’ajoutent le poids du pont roulant et celui du treuil chargés de planter les canons à la verticale. Pour toi, tout ça, tout ce que l’on sait sur la tour de trempe, ce ne sont pas des données d’architecte ou d’ingénieur, des chiffres pour les exposés des enfants des écoles du pays. Ce sont des correcteurs de ta vision. La tour de trempe, tu la vois de loin, monolithe noir dans ce pays noir. Tu l’as lu à l’école ce pays, avant de venir y vivre et tu te souviens de ce que tu as lu alors, enfant des hauts plateaux, parce que tu ne pouvais pas imaginer un tel paysage : « tout cela était noirci par la fumée des usines ; la terre elle-même était noire de charbon de terre, et quand le vent venait à souffler, il soulevait des tourbillons de poussière noire ». André et Julien, partis de Phalsbourg en Lorraine, deux enfants passés par Saint-Etienne et qui auraient pu continuer jusque-là, jusque chez toi, jusqu’aux fumées des usines au bout de la vallée de l’Ondaine au lieu de bifurquer vers Valence, comme le raconte leur histoire. Tu le connais ce pays noir. Il t’a noirci la peau, sa poussière s’est incrustée sous tes ongles, dans les plis de ta peau, à l’intérieur de tes paupières, maquillage inversé qui soulignait le bas des yeux, la poussière soulevée par la mine, disséminée par les cheminées des aciéries. Ça aussi, c’est avéré, que les femmes et les hommes d’ici portaient sur le corps les marques de la noirceur dont on fait l’acier, chauffe les maisons, nourrit les locomotives. On les connait les photos des mineurs. On a vu les images des ouvriers harassés et de leurs enfants pouilleux, images de Germinal plutôt que d’Épinal. Ça donne de belles images la noirceur, Yves Montand et Charles Vanel dans le Salaire de la peur. Toi, tu la connais autrement qu’en maquillage de studio. La noirceur était la ville. Tu as vu comment les mineurs ont pleuré quand on a détruit les puits. Toi, tu n’as jamais pleuré pour ça. Tu peux l’attester. Tes pleurs venaient d’ailleurs. Mais le monolithe, tu t’en approchais souvent depuis que tu ne travaillais plus, c’est-à-dire depuis tard dans ta vie. Tu te promenais, depuis le boulevard Fayolle, tu passais voir Sahuc et tu faisais le tour par les abattoirs puis les aciéries. Le carré de ta vie ici. Après avoir longé les murs, tu te plaçais à l’entrée du portail ouest et tu regardais la tour, ce bloc que tu sentais solide, campé sur l’histoire, tu suivais des yeux les bâtiments horizontaux desquels il semble émerger, bloc protecteur qui apaise la vision qui s’y accroche, comme les Twin Towers quand on arrivait à New York par la mer. Tu ne les as jamais vues ces tours-là. Je ne sais pas pourquoi je t’en parle. Tu ne les connais pas. Elles n’existent plus. Comme les aciéries fermées depuis un bail, une bonne part détruite. Mais tu serais content de voir que la tour de trempe est toujours là. Tu l’as vue naître. Et elle là. Noire et fière, fidèle. Et dans la tour de trempe, au lieu de canons, des trompe-la-mort s’entraînent désormais à sauver des vies.

Codicille : revenir aux faits, à ce que l’on sait pour faire surgir ce que l’on ne saura jamais. Les chiffres, les données, et qu’est-ce qu’on en fait quand on vit ? L’arrivée du personnage à qui l’on s’adresse pour que la vie se déroule. Avec, en arrière-plan, le monolithe noir de 2001 l’Odyssée de l’espace, puis 2001 et l’effondrement des Twin Towers, un siècle après la création du vieux four de trempe. Toutes ces connexions, qui se font dans l’écriture, qui en sortent. Content d’avoir pu parler de cette tour aussi, pour ce qu’elle indique d’un passé oublié.

17. ni Dieu ni maître d’écriture


proposition de départ

Je ne voudrais pas écrire quelque chose que j’ai déjà lu, quelque chose que j’aurais écrit avant de l’écrire, avec un plan, des fiches (personnage 1, 2, 3, personnage secondaire, la secrétaire, l’argousin joué par Dominique Pinon dans l’adaptation cinématographique financée par le CNL et réalisée par les jeunes de la Fémis ; le voisin dont il faut se méfier mais on ne le saura qu’à la fin,…), des dossiers (dossier 1 la Guerre, dossier 2, l’usine, dossier 3 etc.), scénario ficelé, grosses ficelles, plan détaillé, partie I, partie II ou bien alors à la rigueur Une tête dans le monde, Un monde sans tête, Un monde dans la tête mais c’est déjà fait, c’est déjà pris, merci Canetti. Je ne voudrais pas qu’on se dise que c’est bien construit. Je ne voudrais pas m’appliquer, pour que ça ressemble à quelque chose. Je ne voudrais pas qu’on se dise que c’est sympa, que c’est bien écrit. Je ne voudrais pas que ce soit un texte bien documenté, je veux dire je ne voudrais pas qu’on voit la documentation ni la technique, s’il y a technique, ni le montage, ni rien. Je ne voudrais pas qu’on voit quoique ce soit d’autre que le texte, ni sa charpente ni ses fondations ni ses sources ni ses références ni ses réminiscences ni ses inconsciences, ni rien. Je ne voudrais pas que ce texte soit puissant, performant, imposant, important, impressionnant même s’il est robuste, trapu (je suis bien trapu et alors ? C’est pas ça qui fait de moi quelqu’un d’important, bedonnant, peu-être mais je ne voudrais tout de même pas faire un texte bedonnant, redondant). Je ne voudrais pas me souvenir du texte, me rappeler de ce que j’ai écrit, sorti d’un endroit de moi où il n’a jamais été et où pourtant il se nichait ou, plutôt que se nichait, se rassemblait. Je ne voudrais pas écrire un texte qui me ressemble. Je ne voudrais pas écrire pour qu’on se souvienne, pour louer ou rendre grâce, restituer ou signaler, affirmer ou combattre, distraire ou penser. Je ne voudrais pas avoir à écrire, en faire un devoir, envers moi, envers Dieu, envers les femmes et les hommes qui écrivent, proposition 1, proposition 2, je suis en retard, je suis en retard, proposition 3, oulala, proposition 4…, comment vous faites, proposition 17, etc. Je ne voudrais pas que le texte s’achève. Je ne voudrais pas écrire pour finir. Non, vraiment, je ne voudrais pas écrire pour

Codicille : je ne voulais pas écrire.

15. entre le singe et l’argousin


proposition de départ

Il était là avant nous et partait après qu’on avait décanillé. Comme s’il faisait partie des murs, comme les posters de femme à poil chez les mécanos. Il parlait peu. Non, il ne parlait pas. Sa voix passait par les yeux. Je ne me souviens pas l’avoir entendu, jamais. On filait doux quand il était là. Et il était toujours là. On aurait filé doux avec un autre aussi. On avait appris ça, passer devant l’argousin sans trop la ramener, provoquer un peu. Mais pas trop. Sauf quand il y avait grève. Là, on gueulait. Parce qu’on était face à face et on savait qui y avait en face. Les argousins étaient toujours en face. Malgré qu’y venaient de chez nous. Et lui, il était aussi en face. Toujours. Entre les argousins et le singe. À rien dire. À scruter. À nous regarder, l’un après l’autre. À nous ranger dans un tiroir à notre insu, à projeter nos promotions et nos humiliations. À ne pas parler, jamais. Enfin, à nous jamais. Mais il devait bien parler. Donner des consignes aux argousins, rendre compte au singe dans son bureau. Il était là quand on arrivait, comme s’il nous comptait – avec lui pas besoin de pointeuse, les pointeuses viendraient plus tard –, calculant notre débit à la minute, projetant les rendements. Il était là et quand il était là, les argousins se la jouaient. Et il était toujours là. Quand on arrivait, quand on repartait. Et quand on bossait, il était sur les coursives, les mains dans les poches de sa blouse, à nous regarder, nous autres, en bleu ou les arracheurs en caleçon avec la chaleur, le torse couvert de sueur et pourtant secs d’une musculature tendant leur peau fine. Et lui, il était là-haut, à regarder. On aurait dit un retraité flânant sur le boulevard des buis, si ce n’étaient les mains dans les poches de la blouse. Parfois, il passait entre les postes, comme s’il promenait son chien, à s’arrêter pour le laisser renifler un lampadaire et lever la patte. C’est nous qu’il regardait, enfin… pas nous, la production, depuis en haut, depuis dans notre dos, depuis partout. On avait toujours ses yeux plantés quelque part. Sauf quand on finissait. Et encore… on l’avait oublié, on blaguait mais il était encore là, à nous regarder passer la porte comme s’il égrenait le chapelet des postes et des ateliers, entre l’équipe du jour et l’équipe de nuit.

Codicille : comment un personnage prend place sans aucune empathie. Il est là. On ne peut pas avoir de haine ni de colère. Il est un rouage, humain à surveiller d’autres rouages, il fait le lien. Il administre, il gère, il manage, il n’a pas d’âge. Il est là, il a toujours été là. Enfin non, il n’a pas toujours été là, il est apparu avec la consigne. Il a fallu que je le cherche un peu, parce qu’il avait beau être là, on ne le voyait pas de suite. Il était là mais discret, comme un panneau qu’on ne regarde plus et qui pourtant indique le sens de la circulation ou régule la vitesse.

16. Notes de la traductrice à la seconde édition (2020)


proposition de départ
1

la burle est le nom donné au vent du nord sur les hauts plateaux de la Haute-Loire et de l’Ardèche. Lorsqu’elle souffle l’hiver, elle semble décaper la terre. S’il neige, elle produit un effet proche du blizzard et accumule des congères qui bloquent les routes. Elle a configuré les maisons et les villages isolés pour s’en protéger, avec des toits pentus plongeants presque jusqu’au sol et de toutes petites fenêtres engendrant des pièces très sombres (le plus souvent une seule pièce ouvrant directement sur l’étable qui abritait une ou deux vaches).

(Toutes les notes sont de la traductrice)

2

Il est difficile de rendre compte des accents dont les sonorités sont très spécifiques. Nous avons tenté de colorer les mots de quelques voyelles supplémentaires pour en rendre compte, sans vouloir toutefois tomber dans la caricature. Il ne s’agit pas d’un accent « paysan », il s’agit de l’accent des paysans de ce pays perdu battu par la burle (NDLT)

3

Le Tour de la France par deux enfants est un livre de lecture (publié sous pseudonyme) qui racontait l’histoire de deux frères partis de la Lorraine pour faire le tour de France. Les étapes dans chaque ville sont le prétexte à transmettre des connaissances sur l’histoire et la géographie de la France. Chaque étape est aussi l’occasion de faire aux élèves une leçon de morale. L’ouvrage a été vendu à plus de sept millions d’exemplaires entre 1877 et 1914 (NDLT)

4

Contrairement aux grandes batailles (la Somme, Verdun, etc.), il existe peu de travaux sur la bataille du Linge dans les Vosges, malgré son caractère extrêmement meurtrier pour les forces française (dans certains bataillons, plus de la moitié des chasseurs alpins sont morts et la plupart des survivants ont été blessés). Voir de François Tisserand Le Linge, tombeau des chasseurs. Un sanglant épisode de la Tourmente 1914-1918, imprimerie Poncet, Bourg-en-Bresse, France, 1983 (NDLT)

5

intraduisible. Certaines expressions ont été laissées en italiques plutôt que de chercher à les approcher dans notre langue. Même en français, elles ont ce caractère incompréhensible pour les personnes qui ne sont pas de la région. Nous avons donc fait le choix de les traduire uniquement lorsqu’elles apparaissent dans les conversations entre les habitants du plateau et de les laisser telles quelles en italiques lorsqu’elles sont entendues par d’autres qui ne pouvaient donc pas les comprendre (NDLT)

6

Cette est l’orthographe de la ville de Sète, utilisée jusqu’en 1927 (NDLT)

7

Ce passage a été réécrit plusieurs fois par l’auteur. On y trouve la difficulté qui fut la sienne à s’arrêter sur une version. Nous avons adopté le dernier manuscrit posthume annoté de la main même de l’auteur pour rendre compte de ce qui nous a semblé la forme la plus avancée de son projet.

8

Ces villes se répartissent le long de la vallée de l’Ondaine, vallée minière où les habitants des campagnes alentour ou plus éloignées de l’Ardèche, de l’Allier, de la Haute-Loire venaient trouver du travail dans les aciéries ou les mines (NDLT)

9

BCA : Bataillon de Chasseurs Alpins (NDLT)

10

L’usine n’existe plus. L’auteur a fait de nombreuses et longues recherches infructueuses ou presque, comme si en la rasant le passé s’était effacé. Quelques photos dans la presse locale à l’occasion de grèves, un discours d’inauguration du nouveau maire à l’occasion du rehaussement des ateliers, quelques brèves dans la presse sur les patrons autant que sur les innovations qui y ont été réalisées (les alliages au chrome d’une dureté exceptionnelle dès 1877, les aciers spéciaux ou, pendant la Guerre, les obus dits de rupture avec une ogive en acier chromé).On trouve en revanche de nombreuses références aux procédés techniques utilisées à la bibliothèque de l’école des Mines de Saint-Etienne. (NDLT)

11

Ces chansons – diffusées à la radio qui trônait sur le buffet – étaient achetées dans les kiosques à journaux. Certaines, plus coquines vendues sous le manteau (NDLT)

12

Le terme a donné lieu à de nombreux textes et caricatures dénonçant d’une part son caractère injuste conduisant des familles entières à la rue et par ailleurs la cupidité des propriétaires loueurs de taudis. La lithographie sur laquelle on lit « Le Terme : Dites à votre mari qu’il me paie et ne fasse pas tant d’enfans » est de Denis Raffet. Elle a été éditée en 1836. Il n’était pas rare que des reproductions de lithographie se retrouvent punaisées aux murs des appartements modestes moins comme décoration que comme slogan (NDLT)

13

La plume « sergent-major » était une plume métallique utilisée par les élèves des écoles françaises pour apprendre l’écriture calligraphiée à l’encre, à partir des années 1870. Elle était d’abord utilisée par leurs maîtres et maîtresses avant de devenir l’outil d’apprentissage de générations d’élèves, puisque son usage s’est poursuivi jusqu’aux années 1970 (NDLT)

14

La séquence du spectateur était une émission dominicale qui a été diffusée entre 1953 et 1989 sur la première chaîne de la télévision française. Elle présentait une série éclectique de courts extraits de films. Elle passait après une autre émission, religieuse celle-ci, Le jour du seigneur (NDLT)

15

Les enfants loués étaient des enfants placés illégalement dans des fermes en contrepartie d’un faible salaire versé aux parents. Ils étaient nombreux dans les campagnes pauvres. Ils sont un facteur explicatif à la grande variation de la fréquentation dans les écoles de campagne (NDLT)

16

Tous les villages de France disposent d’un monument au mort, situé en général sur la place centrale du village, sur lequel sont gravés les noms des soldats morts lors de WW1 et (moins nombreux) de WW2 (NDLT)

17

Le Petit Poucet, avant d’être repris par Charles Perrault au XVIIè siècle, est un conte français de tradition orale. C’est ce qui explique les nombreuses variations d’un récit à l’autre. La version qui est racontée ici s’adapte à l’environnement et au contexte. La miche de pain qui est utilisée dans l’histoire et qui dévale la pente alors que Poucet court pour la rattraper, renvoie à la vie du village où le pain était cuit une fois par semaine et qu’il fallait aller chercher à un autre village, quelques lieux plus bas, et remonter quel que soit le temps par des chemins ardus voire abrupts. C’est de ces chemins que dérive cette version du Petit Poucet (NDLT)

18

Ce terme vient du vieux français et s’est conservé sous cette forme dans le patois local. Il est utilisé pour brocarder le pouvoir (l’Etat, l’Armée, les gendarmes, les curés…) (NDLT)

19

Le fait que la vie sur ces plateaux, comme celle des Ingalls était globalement amish (NDLT)

20

Les échanges sont difficilement traduisibles car la France compte à la fin du XIXe siècle des dizaines de dialectes ou de patois. L’incompréhension entre ces Français des tranchés tient autant au fait que tous ne maîtrisent pas la langue au même degré qu’à celui qu’avant d’être réunis au front, nombre d’entre eux parlaient quotidiennement dans leur patois (NDLT)

21

Le jeu de mot est intraduisible. Il renvoie à l’actrice et chanteuse Polaire (1874-1939), peinte par Toulouse-Lautrec et à l’adjectif « polaire » qui suggère ici la frigidité de la patronne (NDLT)

22

Il faudrait, pour être au plus près du terme, disposer d’un mot utilisé couramment, un synonyme populaire pour dire pissenlit ou pomme de pin. Les termes utilisés ne sont pas à proprement parler du patois. Ils viennent d’un français circoncis à une région de faible étendue (NDLT)

23

Le « parler gaga » dispose d’un dictionnaire qui permet de proposer des équivalences en français à une langue très imagée. C’est pour tenter de rendre compte de cette langue que nous avons utilisé de nombreux néologismes (NDLT)

24

Par superstition, les jurons des campagnes remplacent le mot Dieu par des mots phonétiquement proches (NDLT)

25

Les catastrophes minières se prolongent tout au long du XXe siècle. Celles dont il est question dans le texte paraissent s’échelonner entre celle du Puits Combes à Roche-la-Molière (1928, 48 morts) et celle du puits Monterrad à Firminy en 1955 (8 morts). Seule cette dernière est explicitement nommée, compte tenu de la proximité de l’accident. Au total, ce sont 170 mineurs qui perdent la vie dans cette période (NDLT)

26

Le bombardement de Saint-Etienne par notre propre aviation (United State Army Air Force – USAAF) a fait 987 morts, dont 25 élèves et 8 enseignants d’une école primaire, le 26 mai 1944. 450 tonnes de bombes ont été lâchées sur la ville. L’autre bombardement dont il est question dans le texte a touché Firminy le 18 juin 1940, il est aujourd’hui attribué à la Luftwaffe (NDLT)

27

P.T.T. Postes, télégraphes et téléphones (NDLT)

28

À la fonderie aux creusets, les postes étaient de 12 heures par jour, de midi à minuit ou de minuit à midi. Sur chaque four, les ouvriers se répartissaient selon cinq grades : le mousse à 3 francs 50 par jour, le monteur à 4 F50, le chargeur à 5 F50, l’arracheur à 7 F50, le fondeur à 13 F50 (NDLT)

29

Les notes de l’auteur sont innombrables. Parfois, sur un seul point du texte il a consigné des cahiers entiers d’observations ou d’informations recueillies aux archives départementales ou nationales. A titre d’exemple, un cahier entier d’écolier est consacré aux premiers stylos-plumes, avec prises de notes, collage de photocopies, etc. Les documents consultés font apparaître une connaissance très fine de l’invention du « porte-plume à réservoir » à partir d’une enquête sur l’Ideal Pen Company Waterman, créée en 1883. Sur la fin de sa vie, il a stocké des milliers de documents sur différents disques durs mais continuait à annoter sur un carnet tout un tas d’informations en lien avec son roman dont bien peu ont été utilisées. Nous remercions ses filles pour nous avoir autorisé à accéder à toutes ces données.

Codicille : comme pour le générique du film portant sur un roman que je n’ai pas écrit, j’ai pris beaucoup de plaisir à discuter de ce même livre à titre posthume avec ma traductrice. Plus sérieusement, cette histoire de notes m’a stimulé, certainement parce que c’est un détournement de l’usage des notes dans les textes universitaires, usage auquel je suis rodé. Ça m’a aussi renvoyé du côté du jeu qu’en fait Georges Perec dans Cantatrix sopranica L. Ensuite, le fait d’imaginer le dialogue posthume avec une traductrice qui découvrirait des notes éparses, non classées, inutiles et abondantes dont elle se nourrirait pour produire son propre appareil de notes et éclairer le texte pour ses lecteurs américains, peu au fait de l’histoire française, a guidé ces « notes de la traductrice à la seconde édition (2020) », sans vraiment savoir où tout cela nous conduirait.

13. en attendant quoi


proposition de départ
« le fait que si moi je me mettais à écrire mes Mémoires
j’aurais sans doute terminé aujourd’hui vers quinze heures »
Lucy Ellmann, Les lionnes

le fait que les cheveux de Marie sont longs, le fait qu’ils sont long à coiffer et que je le fais chaque matin, je crois que c’est pour cela que j’aimerais mourir avant elle, que ferais-je si je n’avais plus à la coiffer chaque jour, brosse, peigne, chignon, le fait que je lui passe aussi un gant de toilette dans la nuque pour la rafraîchir après l’avoir coiffée et avoir ramené les cheveux en chignon, placé les pinces, présenté son visage dans un miroir, demandé si ça lui allait, le fait qu’elle sourie quand elle se voit, chaque matin, coquette de 90 ans, alors j’ai couru, le fait d’être battu comme plâtre je supportais pas, les prés, la nuit, les vaches, la chouette qui ulule, le fait que j’imite très bien la chouette, le fait qu’avec Jean et Louis, on se répondait la nuit, le fait qu’on sortait de la ferme, « chacun chez soi et les vaches seront bien gardées », vache, paille, sommeil, veille, et on se répondait, par-dessus les étoiles, la Grande ourse, l’étoile du berger, le T de Sainte-Thérèse, le fait que Jean et Louis n’ont pas perdu leur père, le fait que c’est leur père qui les bat, bras raccourcis, taloches, le fait que quand on mange la soupe, si on mange la soupe à table, ce qui est le plus gênant quand on prend un coup de béret, casquette, chapeau de feutre, ce n’est pas la douleur, même pas mal, serre les dents, ravale, avale ta soupe, « avale me disais-je, avale », c’est la poussière qui tombe dans la soupe, brins de paille, crasse, poussière de la pierre des chemins, le fait que je dois lever Marie et qu’elle est lourde ou peut-être que je faiblis, le fait qu’on me dit droit comme un « i » à mon âge n’empêche pas la faiblesse, mes muscles ont fondu, mais je porte Marie, je l’aide à s’asseoir sur le bord du lit, je glisse un bras dans son dos, la main sous son épaule opposée, elle s’accroche à mon autre main, elle pose les pieds au sol et je la guide jusqu’au fauteuil, le fait que ça me fait de la peine chaque jour, le fait que j’ai souvent eu de la peine enfant à la ferme, le fait que je voulais voir ma mère, et que je suis parti dans la nuit pour la retrouver, le fait que mon père est mort quand j’avais quatre ans la laissant veuve, le fait que j’ai épousé une veuve, le fait que je me tais, je me tais toujours, sauf le jour où je suis parti en courant pour ne plus jamais revenir, la nuit, le froid, la peur, le fait que cette nuit-là je n’ai pas eu peur, le fait que j’ai eu froid, très froid, j’ai tremblé, assis sur un rocher, à regarder au loin, à me dire que je ne rentrerai jamais à la ferme, nez morveux, larmes, sanglots, « on t’appuie sur le nez il en sort du petit lait », le fait que la lune était masquée et la nuit très noire, le fait que j’ai pensé à maman, le fait de savoir qu’elle était seule m’a fait pleurer, le fait que j’ai eu honte, qui lui rapportera les sous, maman, maman, maman, combien de fois j’ai dit maman en pleurant, dans la nuit, couché dans la paille, couché contre les vaches, le fait que même très fatigué le sommeil ne vient pas toujours quand tu es triste, le fait que je ne me souviens pas bien de mon enfance, les prés, les vaches, les chouettes qui ululent, Ulule, crowfunding, tu peux éditer ton livre toi-même, grâce au financement participatif, Eric-Emmanuel Schmitt est ton maître d’écriture, POD, Print On Demand, le fait que tu fais le livre, tu l’imprimes à la demande, tu en commandes quelques uns, un pour ta mère, un pour tes filles, un pour celle que tu aimes et qui ne le lira pas, le fait qu’elle lit des polars, Fred Vargas, Ten Little Niggers, le fait qu’on polémique sur le titre d’Agatha Christie, Dix petits nègres, Dix petits tuuuut, Agatha Christie ne s’y serait pas opposée, Agatha, Agota, Agota Kristof, le Grand cahier, le fait que je n’ai pas lu de livres ni Christie ni Kristof, ou peu, le fait que j’ai lu des lettres, toutes celles de Marie et de ma mère et de la mère Boyer, et j’en ai écrit, au stylo-plume, plume rétractile, Waterman, plume sergent-major, le fait que j’ai lu des journaux, j’ai lu Le Tour de la France par deux enfants, le fait que je m’en souviens encore, le fait que j’ai une très bonne mémoire pour ce que j’ai appris à l’école, le fait que je connais tous les départements et les préfectures, et les sous-préfectures et les chefs-lieux, Moulin, l’Allier, 03, le fait qu’au front on se connaissait comme ça, par les départements, ou les villes, c’est un Cantalou, le fait qu’Auvergnat c’est trop vague quand on est auvergnat, Cantalou, Appelou, le fait que je suis un Appelou, je le suis devenu, le fait que je suis un Appelou mais je ne suis ni né ni mort à Firminy, le fait que je ne suis pas encore mort mais si Marie meurt avant moi, je partirai, les Vosgiens, les Vosges, le Linge, le col du Linge, les Alpes, chasseurs alpins, paysan du Mézenc, Chaudeyrolles, le fait qu’enfant je courais tout le temps, je dévalais les pentes, je cavalais dans les côtes, je courais pour aller à l’école, quand je pouvais y aller, « nom de dieu, on a autre chose à faire », les jurons, les coups, l’école, le maître d’école qui nous apprend de belles choses, « Par un épais brouillard du mois de septembre, deux enfants, deux frères, sortaient de la ville de Phalsbourg en Lorraine », le fait que cette histoire m’a transporté, le fait que je ne voyais pas mon frère, le fait qu’à la mort de mon père je suis été loué, salopiaud, regarde-moi quand je te parle, bougre d’andouille, le fait que je n’ai jamais aimé qu’on me crie dessus, le fait qu’à l’armée c’était différent, c’était pour reprendre l’Alsace et la Lorraine aux Allemands, Phalsbourg, Lorraine, « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine », le fait qu’il faut que je coiffe Marie, le fait que je n’aime pas les Allemands, « Sales boches », « Cochons d’Allemands », percé au flanc, le fait que je n’ai jamais entendu Trump, il a été élu longtemps après ma mort, « losers », « suckers », Morts pour la France, Monument aux morts, Chaudeyrolles, Fay-sur-Lignon, Sant-Front, Les Estables, Moudeyres, Saint-Julien-Chapteuil, Freycenet la Cuche, le Monastier sur Gazeillles, Les Vastres, Montusclat, le fait qu’il y a des monuments aux morts dans chaque village, le fait qu’aujourd’hui, on se demande comment il a pu y avoir autant de morts dans des villages de si peu d’habitants, le fait que j’en connais beaucoup des morts de ces monuments, l’école, les bals, les filles, la foire, le fait que c’est ma mère qui m’a dit pour la mort de l’aîné Sahuc, le fait qu’il a fallu mettre Alfréda dans une boîte à chaussures remplie de coton et poser la boite sur la porte du four ouverte, chauffeuse de fortune, prématurée, landau au feu et les livres au milieu, le fait que la bouilloire donne de l’eau chaude et que le four chauffe le petit corps d’Alfréda, 950 gr, prématurée, le fait que le médecin m’a dit qu’il n’était pas utile de finir de fabriquer le berceau, fais dodo, mon bébé, dors ma petite fille, dors, le fait qu’elle aimait chercher des bonbons dans ma cicatrice, Pépé, Pépé, fais voir, le fait que je n’aurais pas imaginé ça quand la baïonnette était en moi, le fait qu’on s’est regardé longtemps dans les yeux, on s’était choisi, le fait qu’il était plus haut que moi, qu’il avait jailli de sa tranchée et que j’étais essoufflé, gamin, je cavalais dans la montagne, je dévalais les pentes, je courais dans les côtes, un bâton à la main, en chantant, le fait qu’on s’est choisi en un contre un, le fait que c’était lui et que c’était moi, le fait qu’au combat à la baïonnette, j’étais entraîné, le fait qu’il fallait le piquer, et après je ne sais pas ce que j’aurais fait si je l’avais eu, j’aurais été prêt à courir encore deux mètres, trois peut-être, un autre serait sorti, un autre aurait tiré, une balle m’aurait touché, m’aurait emporté le visage, le cœur, un genou, aurait traversé le cou, écrasé la trachée, percé la jugulaire, le fait que je brosse les cheveux de Marie, je lui parle et ma vie défile, le fait que j’entends la sonnerie de la cavalerie américaine, John Wayne, western, ORTF, la télévision, les Tuniques bleues, La Chevauchée fantastique, le fait que je ne connais cette sonnerie que par les films, le fait que je rêve encore souvent des sonneries et du clairon, que je me réveille d’un coup, en sueur, le fait que Marie dort à côté, le réveil, l’appel, le garde-à-vous, la soupe, en avant, losers, suckers, pas de charge, au drapeau, retraite, extinction des feux, sonnerie aux morts, le fait que cette sonnerie, je l’ai entendue trop souvent, le fait que je ne voulais pas qu’elle soit jouée pour moi devant Marie à une remise de décoration posthume, le fait que je me suis trainé, alcool de menthe, Ricqlès, « joue pas de Rock ’n roll pour moi », pas de sonnerie au mort non plus, Johnny, Hippies, Un Bon Hippie Est Un Hippie Mort, comme les Allemands, le fait que je ne pensais pas à la sonnerie au mort quand je me trainais mais que je pensais à Marie, le fait que non, je ne pensais pas à Marie, je pensais à ne pas mourir, « le fait que c’est horrible de mourir seul », serre les dents, je les serrais, je ne faisais que ça, je les serrais sur mon poing, je ne pensais pas à Marie, je la voyais, je lui parlais, je lui disais que ça allait aller, que ça faisait un peu mal mais que je n’étais pas mort, le fait que quand je la brosse, je vois cette image d’elle qui me parlait dans la nuit de ma blessure, le fait qu’elle me disait je t’attends, le fait que je la brosse lentement, que ses cheveux reposent dans ma main gauche et que de la droite ils filent dans la soie de la brosse, le fait que je lui parle, qu’est-ce que tu voudrais manger, des endives au jambon, c’est pas la saison, braisées, le fait que je ne sais pas où je vais trouver des endives, le jambon, j’irai à l’épicerie, à côté, le fait qu’à chaque fois que j’y vais elle me demande des nouvelles de Marie, le fait qu’elle ne la voit plus, le fait que Marie ne sort plus, impotente, le fait que je n’aime pas ce mot, impotence, potence, gibier de potence, peine de mort, condamné à mort par pendaison, assassins, cochons d’Allemands, le fait que je regrette l’appartement de la rue de l’Abattoir, pourquoi je pense à ça, les abattoirs, la rue de l’Abattoir, à deux pas de la rue des aciéries, le fait qu’on a passé une vie avec Marie dans un rayon de 300m aciéries, abattoirs, rue des aciéries, rue de l’abattoir, le fait qu’il y a 300 mètres de l’une à l’autre, expulsion, relogement, le fait qu’être expulsé à plus de soixante-dix ans, c’est triste, pour aller où ? On s’est demandé, le fait que maintenant, je brosse les cheveux de Marie dans l’appartement boulevard Fayolle, elle est dans le fauteuil, face à elle, l’armoire pleine de vieilleries et de souvenirs, sous l’armoire, des boîtes à chaussures pleines de papier et de rubans, « ça peut toujours servir », le fait que nous rions toujours, parfois même quand je la brosse, le fait qu’elle me parle de notre petite XXX et de notre petite XXX, le fait que les enfants ça ne devrait pas mourir, ni enfant ni adulte, le fait que quand elle en parle il n’y a pas de tristesse, elle en parle comme si elles étaient toujours là, le fait que quand je lui réponds ma voix tremble, que des larmes coulent silencieuses que j’essuie du revers de la main qui tient la brosse, perdre trois enfants, c’est trop, même si le dernier est mort à plus de soixante ans, le fait que je me suis battu, trainé, que j’ai rampé, de l’alcool de menthe à même la béance, sur les chairs ouvertes, que j’ai serré les dents, Ricqlès sur la blessure, brûlure vive pour ne pas s’évanouir, ramper pour revoir Marie, le fait que maintenant, je me bats pour le sourire de Marie, pour la beauté de Marie, le fait qu’elle choisit sa robe, qu’elle me demande des boucles d’oreilles, un collier, le fait qu’elle se fait belle pour elle, pour se sourire dans le miroir et me sourire, le fait qu’elle se fait belle pour rester là et ne voir personne que moi, parfois les enfants, parfois les petits-enfants, parfois les arrière-petits-enfants, parfois une voisine, souvent personne, le fait que dimanche dernier, elle m’a appelé, Pierre, Pierre, Pierre, vient vite, ils se battent, elle regardait la télé, le visage penché à un mètre de l’écran, les mains jointes, Pierre, regarde, ils sortent de la messe et ils se battent, le fait qu’elle a du mal avec les réalités qui se chevauchent, la TV, télévision, ORTF, noir et blanc, première chaîne, « le jour du seigneur », « la séquence du spectateur », le fait que ce qu’elle voit c’est la réalité, le fait qu’elle ne va plus à la messe mais qu’elle continue à la suivre chaque dimanche matin à la télé messe en noir et blanc, « Pierre, regarde, ils sortent de la messe et ils se battent », le fait que je me demande comment ça se passe dans sa tête, alors je lui explique, c’est à la télé, c’est dans un film, mais la messe, elle me répond, c’est pas un film, elle a toujours les mains jointes, elle en a vu des hommes se battre, elle connait la violence, un homme lui a pris une fille, l’a assassinée, elle prie, messe en latin, Pater noster, « donnez-nous notre pain quotidien », « le seigneur est mon berger, je ne manque de rien », dans les prés je courais, je gardais les vaches, parfois les moutons, j’étais heureux, maltraité mais heureux, le fait que quand je dormais dans les étables, je n’utilisais pas de seau de nuit, je pissais et chiais comme les vaches, le fait que c’est le mari de ma petite fille qui nous a installé les WC à l’intérieur en 1976 ou 1977, je ne sais plus, pour éviter d’aller dans la cour, parce que Marie commençait à avoir du mal à sortir et à monter les escaliers et qu’elle a toujours préféré sortir que d’utiliser le seau de nuit pour ne pas m’importuner, le fait qu’avoir les WC à l’intérieur a changé notre vie, le fait qu’on s’est sentis bourgeois, le fait qu’on ne parlait pas de vase de nuit, justement parce que c’était bourgeois, notre seau était émaillé, avec un couvercle, pas dans l’étable, bouses de vaches, fumier, petit pipi petit caca d’enfant loué, le fait que le mari de ma petite fille a aussi installé les WC chez ses cousins mais dans la cour pour qu’ils n’aient plus à faire leurs besoins dans l’étable, parmi les vaches, « il pleut comme vache qui pisse », le fait qu’un jour je suis entré dans l’étable, une de mes cousines pissait, je n’oublierai jamais son regard porté sur moi et le fait qu’elle m’a crié va t’en, le fait que dans les Vosges, dans les Alpes, partout où ça grimpe et où l’on voit au loin, j’étais heureux, sauf au Linge, Lingekopf, lignes allemandes, clairon, en avant, cris, sifflement des balles, plaines, pleurs, maman, baïonette au canon, baïonnette dans la panse, elle est passée entre les côtes avant d’ouvrir le poumon, ça a frotté la lame de métal effilée sur les os, une vibration que j’ai sentie puis plus d’air, puis mal, puis les yeux dans les yeux, les mains accrochées à son fusil sur lequel il pousse encore et dont je sens, en moi, la lame qui me déchire, yeux dans les yeux puis plus rien, cloué au sol, le fait que je m’en souviens si bien, alors que je ne me souviens de rien d’habitude, la longueur et la douceur des cheveux gris de Marie, le fait que de la Guerre, je me souviens, toujours, presque de tout, tout me revient, les visages, les noms, les lieux, les yeux dans les yeux, les lettres de Marie, les colis de Marie, la visite de Marie à l’hôpital de Cette, les lettres que j’écrivais chaque jour à Marie, pas un jour sans une lettre, « pas un jour sans une ligne », le fait que je mets la radio pour les informations le matin et le soir à dix-huit heures, pendant que je prépare le repas, il y a des guerres partout, aïe, je me suis coupé, je n’ai pas dit « aïe », je ne l’ai pas pensé, j’ai juste à peine serré les dents et aspiré de l’air entre elles, hifffsss, h aspiré, le fait que Marie me parle encore du petit Exbrayat qui vient d’avoir la polio, le fait qu’elle se perd, elle ne sait plus que le petit Exbrayat est mort depuis longtemps, avant même la seconde guerre, WW1, ma première guerre, ma seule, décoré, médaillé, perforé, Der des Der, le fait que le petit Exbrayat ne vient pas d’avoir la polio, il l’a eu, il en est mort, le fait qu’on ne sait plus quand ni où, il était parti dans un sanatorium, le fait qu’il faut que j’arrête d’aiguiser le laguiole, sa lame est incurvée à force d’avoir été frottée sur la pierre, elle coupe comme un rasoir ou presque, le fait que pour savoir si elle est bien aiguisée, je passe la lame sur mon bras, elle doit y raser les poils, sinon, j’aiguise encore, pas couper, raser, aiguiser, passer la lame du rasoir sur le cuir, faire mousser le savon dans le bol avec le blaireau trempé dans l’eau chaude, se raser à l’eau froide, lame crissant sur la peau des joues gelées et rougies dans l’hiver, à mon commandement, se raser, chaque jour, même le dimanche, même pour mourir, le fait que je me suis rasé le matin du 20 juillet 1915 avant de recevoir l’ordre de charger, à l’assaut, à la baïonnette, les yeux dans les yeux, le fait que je me tais toujours, je n’aime pas dire du mal, le fait que j’ai crié en montant à l’assaut, il n’y avait plus d’oiseaux, le fait que l’histoire du Petit Poucet que je racontais se passait dans la montagne, et qu’il échappait sa miche de pain qui roulait, roulait roulait, et Poucet courait, courait courait pour la rattraper, courir dans la pente, dévaler, comme l’Allemand avec ses yeux bleus, miche de pain, mie, miettes mangées par les oiseaux, corbeaux, rouge-gorges, queues rouges, le ululement des chouettes dans la nuit qu’on imite, les pièges posés pour les grives, le fait que quand on est monté à l’assaut, j’étais essoufflé instantanément comme à l’arrivée d’un 800 mètres et ça, dès les premiers pas de course dans la côte, le fait que les côtes ne me font pas peur, le fait que j’ai toujours couru dans les côtes, le fait que j’aimais quand ça grimpais, je regardais le ciel, rapaces, oiseaux de proie, épervier, milan, buses, faucon, gypaète, et dans les Alpes des aigles, peau de phoque, ski, barda, ça grimpe, allez les gars, on suit Cortial, monter à vélo au Mézenc avec un vélo à une seule vitesse prêté par le cousin, les cuisses qui brûlent la vue sur les plateaux de l’Ardèche, bandes molletières, culottes courtes, béret, pieds nus dans les prés près des étangs de la montagne, où l’on pèche les grenouilles au chiffon rouge ou la nuit à la flamme, le cœur qui bat pour que les pédales tournent et que le vélo monte, le fait que dès la sortie de la tranchée j’avais le souffle court, col du Linge, Lingekopf, les yeux dans les yeux, la brosse sur les cheveux de Marie, les doigts de ma petite fille dans la cicatrice, la baïonnette qui fouille mon flanc, le fait qu’il faut que j’aille chercher des endives, j’irai après avoir été cherché le journal, le Pélerin, l’Éveil de la Haute-Loire, le fait que j’ai sucé le sang de mon index quand je me le suis coupé, c’était une belle coupure, le fait que j’écartais l’index pour ne pas qu’il touche les cheveux de Marie au cas où la coupure se serait rouverte, le fait que quand Marie se repose, je vais voir Sahuc, le fait qu’il me paie un canon, parfois deux, jamais plus, alcool de Quinquina, alcool de menthe, Ricqlès, le fait que je ne suis pas un buveur, le fait que j’aimais lire le journal au café quand Marie pouvait encore sortir seule et qu’elle faisait sa vie, le fait que je pourrais encore aller de la rue des Aciéries à la rue de l’abattoir les yeux fermés, quatre minutes, yeux fermés, poings dans les poches, « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées », yeux dans les yeux, « Pies, corbeaux nous ont les yeux crevés », baïonnette entre les côtes, le fait que je sautillais beaucoup enfant, le fait qu’on disait après, à l’usine comme aux abattoirs, que j’avais une allure martiale, sous la chemise une balafre, sous le crâne la tristesse des enfants morts, de Marie qui fatigue, le fait qu’elle mange bien, le fait que je ne lui cuisine plus que ce qu’elle aime, le fait que parfois je l’aide à couper sa viande, le fait que la peine de mort n’existe plus, Pull-over rouge, Ranucci, le Petit Grégory, Philippe Henry, et le salaud qui a tué notre fille, le fait que lui couper la tête ne l’aurait pas fait revenir, le fait que j’en pleure encore quand je coiffe Marie et parfois quand je marche, seul, dans la ville, parce que je vais là où il l’a tuée, et je pleure, et je suis saoul de colère alors je rentre et je m’assied près de Marie et je prends les mains de Marie et on reste là, à s’aimer en attendant quoi

codicille : une histoire qui traverse un corps vieillissant s’occupant d’un autre corps vieillissant et la spirale de la répétition, un personnage qui s’échappe, dans ses souvenirs, traversé par sa vie, et ça pourrait bien durer 1000 pages, avec la force impulsé par la lecture de ce monument qu’est le texte de Lucy Ellmann
et en arrière-plan une anecdote comme une revanche à avoir produit ce texte, venue de ma première classe de première. Nous devions décrire un personnage à partir d’une photo. J’avais choisi une vieille femme. J’avais pris beaucoup de plaisir à faire ce texte. J’ai eu 7/20. Avec comme argument que j’avais écrit une phrase trop longue, un bloc de deux pages et demi, qu’il fallait faire des paragraphes... J’ai gardé ce texte. Il m’est arrivé de le relire. Je me dis que cette prof n’a pas su le lire. Alors, là, je me suis fait plaisir, et avec les blocs, tels qu’ils sont abordés dans l’atelier, je me dis à chaque fois que cette prof avait quand même réussit à me priver de tout désir d’écrire pour (tenter de) me conformer aux formes académiques de l’enseignement du français... et Lucy Ellmann, est arrivée, après Mauvignier (Ce que j’appelle oubli), Beckett, etc.

11. Lignes de vie


proposition de départ
« je ne connais pas ma force. Je ne sais pas jusqu’où je puis aller. Ainsi, je pourrais la broyer quand je serre la main d’un ami. Rossi, mon petit, mesure-toi, que je me dis. Et c’est ce que me répète sans cesse madame Rossi quand elle trouve que j’y vais trop fort »
Blaise Cendrars, La main coupée

« Y’a rien à faire d’un type comme moi
Et puis je mange avec les doigts »
Bashung, Blablas

« Everything about him is big. But it is the fingers I remember best. When I stop at the table near his to see to the old couple, I first notice the fingers. They look three times the size of a normal person’s fingers-long, thick, creamy fingers. »
Raymond Carver, « Fat »

Les doigts glissent entre les plis de la peau refermés sur une cavité qu’on devine profonde en travers du flanc. Ils fouillent la chair excavée à la peau cicatrisée depuis longtemps. Les doigts écartent les plis et ceux de l’autre main s’y enfoncent. Ils en extraient des bonbons. Sortis du corps du grand-père ils ont le goût de la vie heureuse de l’enfance insouciante. La petite fille les serre encore tièdes dans sa paume. Les doigts pressent les chairs ouvertes, essayant de compresser quelque chose quelque part pour que le sang cesse de couler que l’air ne s’échappe plus des poumons ouverts au ciel et aux mouches. L’autre main est posée au sol en prolongement du coude. Elle s’agrippe à l’herbe sèche comme si elle voulait l’utiliser pour se tracter. Elle ramasse de la terre qui entre sous les ongles. Elle se serre sur la douleur et la peur de ne plus voir Marie. En appui sur le rien, la main fixe le coude dans la terre pour faire basculer l’épaule, avancer de quelques centimètres dans une grimace et basculer sur le dos en sueur, doigts toujours serrés sur les chairs ouvertes. Les doigts dévissent le capuchon du waterman, puis tournent la molette pour faire sortir la plume. Il a déplié une feuille, l’a posée sur une planchette de bois posée sur ses genoux, l’a lissée. Il a humidifié la pointe de la plume d’un coup de langue inutile, geste gardé de l’enfance et de l’apprentissage de l’écriture à l’école communale à la plume sergent-major. La plume crisse sur le papier comme la lame du rasoir sur la joue. Il inscrit en haut à droite de la feuille, le lieu et, dessous, la date. Au centre, il écrit « mon très cher amour » et suspend son geste. Il n’a pas besoin de tremper la plume. L’encre arrive depuis un réservoir placé dans le stylo. Mais il a engagé l’épaule, avancé la main et avorté ce geste d’aller chercher au-dessus de la feuille le flacon d’encre où tremper la plume. Ce geste qu’il a suspendu le fait sourire. Il regarde son stylo, pose ses deux coudes sur la planchette, fait jouer la plume avec la molette, dedans-dehors, dedans-dehors, dedans-dehors… et commence sa lettre. Les doigts sont dans le cambouis, ongles chargés comme un ciel d’orage, ils essaient de recaler le bazar. Il faut crier pour s’entendre. Ils sont deux, lui à mains nues, l’autre avec une clé de 42 à essayer de rebloquer l’axe. Lui, deux mains en conque à hauteur de poitrine il pousse vers le haut, arc-bouté, suant, pieds repoussant le sol. Il force. L’autre a du mal. Trouver l’angle pour mettre la force. Ça bute sur la colonne. Pendant ce temps, ça gueule derrière. L’arbousin s’inquiète que ça va pas assez vite. Il pousse encore un-deux-troiiiiiis, l’autre réussit à tourner la clé et met tout son poids dans la prise presque à s’y pendre comme un enfant aux branches du cerisier. Les doigts sont pris dans d’autres doigts, ceux de Marie qui furieusement lentement les tire vers elle et les pose sur son sexe dont il sent les poils. Il laisse sa main à plat sur le pubis de Marie, la main de Marie posée sur la sienne. On est aux premières heures du dimanche. Pas d’usine. On peut traîner un peu au lit, la chair peut s’animer tendrement du côté des paroles de chansons grivoises, comme on entrouvre un œil sur le jour qui vient. Les doigts sont recouverts de la graisse du saucisson. C’est l’heure du casse-croûte. On est assis sur une pierre à regarder depuis en haut. On voit loin, plus loin qu’on n’est jamais allé à pied. Pourtant, on marche, on en a fait des kilomètres depuis ce temps. Dans la main, entre le pouce et l’index replié pour faire coussin, le laguiole, acheté à la foire avec ses premiers sous à soi. Manche en corne. Dans la même main, contre le manche du laguiole, la tranche de saucisson, une bonne tranche de pays dans les deux centimètres. Sous la tranche de saucisson, tenu par les plus petits des doigts, une large portion de pain. Le couteau, le sauce, le pain dans une main, on mange le regard au loin, une bouchée de pain, un coup de dents dans le saucisson, couteau à l’horizontale soulignant le regard, on mâche. Dans l’autre main – la gauche avant-bras appuyé sur la cuisse écartée –, le saucisson attend la coupe de sa prochaine rondelle. Les doigts serrés main ferme se rabattent sur une autre main qui fait de même, à se tester d’entrée. La prise est déjà une démonstration de force, avec le regard. Autour de toi ça rigole, ça encourage. Tu n’es plus tout jeune. Sous ta veste de velours, ta chemise est entrouverte,quelques poils poivre et sel se montrent. Tu as gardé ton béret. L’autre main, tu l’as posée sur ta hanche, écartant légèrement ta veste. Sous la table, tu as avancé un pied, l’autre, tu l’as posé en arrière, appuyé sur la pointe, à peu près sous ta hanche ou s’appuie la main ; devant toi, le coude semble vrillé dans la table à l’aplomb de ton genou. Tu fais jouer tes muscles dans ton corps vieillissant. Tu te sens solide. Tu mets cette solidité dans ton regard et dans ton sourire. Tu te moques de ce que disent les autres autour. Vas-y Pierre, vas-y Pierrot, montre-lui au gamin. Le gamin, tu as sa main dans la tienne qu’il serre également. Il te regarde, il est costaud. Il a compris qu’il n’était pas le favori. Mais tu commences à faire ton âge et au sien l’insolence est une vertu. Tu es sec. Tu l’as toujours été. On n’a jamais compris d’où tu tirais cette force au bras de fer. Quand tu écrases le dos de la main du gamin sur la table tu n’as aucune fierté. Les doigts reposent au sol, tout à fait relâchés. On pourrait penser à la main d’une personne profondément endormie. Mais rien ne se rattache à la main. Plus rien. Elle est posée au sol, sectionnée nettement à la base du scaphoïde. Il semblerait qu’elle a été coupée ainsi pour un TD d’anatomie. Autour de cet objet de chair posé au sol, pas de médecin légiste, pas d’étudiants en médecine. Les ouvriers des aciéries se sont arrêtés nets dans leurs tâches et regardent la main inerte de l’un deux posée au sol comme une patte de poulet. Celui qui se tient l’avant-bras crie, pleure, il s’agenouille, le sang gicle en rythme de son bras. Un autre se précipite, s’empare de la main et la jette dans le brasier. Certains d’entre eux vont au secours du malheureux, d’autres saisissent celui qui a jeté la main au feu. Il y aura un procès. Le droit sera interrogé. On se demandera de quelle peine il faudrait punir l’ouvrier jaloux qui a ramassé la main, l’a jetée pour qu’elle brûle. Mais la main, qui n’était plus reliée au corps à qui appartenait-elle ? Un objet. Elle n’était plus qu’un objet. Et un objet trouvé au sol n’appartient-il pas au premier qui le trouve, et s’il ne sert à rien, qu’en faire sinon le brûler ?… Celui qui pleure à genoux se met à geindre, mon alliance, mon alliance… mon alliance… Les doigts de l’enfant se referment sur le bâton en noisetier. Il s’appuie dessus comme le font les anciens mais lui, ça n’est pas pour gravir plus facilement le pré escarpé. C’est pour rythmer la chanson qu’il a dans la tête. Main serrée sur le bâton, la tête fait métronome, il chante à tue-corps, l’autre main se balançant à la mesure de son silence. Il est aussi léger que la pente est raide. Les doigts se sont saisis du manche du coupe-coupe lame complètement ouverte. La main fait un va-et-vient sur le cuir en appuyant le fil pour l’aiguiser dans un sens puis l’autre, aller-retour, ça crisse comme la lame tout à l’heure crissera sur la joue. Les doigts se replient lentement sur la main froide de Marie. Ils la pressent délicatement. Pour la dernière fois, il sent la main de Marie dans la sienne. Il ne pleure pas. Pas à cet instant précis. Il est anéanti

au presque début d’un texte : « que font les mains pendant ce temps il faut toujours voir ce que font les mains eh bien la gauche nous l’avons vu tient toujours le sac et la droite eh bien la droite au bout d’un moment je la vois là-bas au bout de son bras allongé au maximum dans l’axe de la clavicule si ça peut se dire ou plutôt se faire qui s’ouvre et se referme dans la boue s’ouvre et se referme » puis plus loin, presque à la fin « là-bas à droite dans la boue la main s’ouvre et se referme ça aide qu’elle s’en aille »

Ce sont ces mains, l’une dans la boue, l’autre portant le sac, qui me sont venues, ces images, cette image de L’Image de Beckett. Elles ont convoqué une autre image, celle d’un personnage qu’on a déjà vu, non pas dans la boue car nous sommes en juillet mais percé au flanc sur le flanc d’un col des Vosges. Et puis aussi, ce passage de Limite, de François Bon : « Ceux qui résistent, par contre, sont bons pour aller jusqu’au bout : des gars secs comme des triques, la peau parcheminée, qui carburent au gros qui tache mais gagnent à tout coup contre toi au bras de fer, dans les vestiaires ». Pas de gros qui tache, mais un corps comme une trique qui résiste… A partir de ces images, d’autres sont venues.

Et j’ai décliné des moments de sa vie, avec en arrière-plan la première partie des Géorgiques de Claude Simon. Les doigts d’un même personnage à différents moments de sa vie qu’on pourrait raconter comme se racontent les doigts dans certaine comptine, le premier l’a ramassé, le second l’a fait cuire, le troisième l’a mangé, etc.

9. des fumées et des rails


proposition de départ
« Maintenant, sous quel aspect cet ensemble se présentait-il vu du haut des tours de Notre-Dame, en 1482 ?
C’est ce que nous allons tâcher de dire. »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris. 1482.

Depuis le nord, on ne voit de l’usine que les cheminées et leurs fumées. Au-delà, on devine la ville, depuis le flanc d’une colline, regard perdu, flou fixé sur l’impalpable chaleur du métal en fusion qui s’évade par les cheminées, fumées rousses, noires, blanches, c’est selon. Il est là depuis plusieurs heures. Il ne retournera pas à l’usine. Elle n’est plus qu’un décor de carte postale que l’on vend pour vanter le développement industriel de la ville. Entre le charbon et l’acier dont on fait les barreaux des prisons, les rails et les canons, les marteaux, les enclumes et les chaînes des forçats.

En regardant l’usine de l’arrière, on voit des rails disposés parallèlement, perpendiculaires aux bâtiments. De l’aile principale, sous une pluie battante, régulièrement des wagons en sortent et transportent les canons qui seront nourris à la chair des conscrits. Le sol est gris, la pluie de novembre. Les rails traversent la boue. Ils rejoignent la gare où ils seront assemblés en un long convoi qui partira vers Saint-Etienne, Lyon puis l’Est, rallongés de quelques wagons de soldats en gare de Dijon. Les rails perfusent le front du métal qui détruit les chairs. En fond, le bruit du laminoir broie le cœur. Le roulement des wagons qui parfois sortent à deux ou trois presque simultanément rythme les pleurs.

Devant l’usine, malgré la froide pluie battante de l’après Toussaint, l’ambiance est à la joie. Des ouvriers sortent par la grande porte en rigolant, remontant leur veste dans le cou. Les hauts portails d’aciers sont largement ouverts. Au sol, des rails sortent de l’usine en courbe, inutilisés depuis longtemps. Un gardien en uniforme est en faction sur la gauche de l’entrée, pied posé sur la bite de protection métallique, coude appuyé sur la cuisse, dans une position peu réglementaire. Les canons bus avec les collègues ont altéré sa rectitude. Sa casquette, néanmoins, est bien en place, plate à la visière large qui le différencie des ouvriers. Au fond de la cour, les cheminées crachent une fumée douce. L’acier peut continuer à fondre tranquille, l’équipe de nuit est déjà en place. On l’a dit, les ouvriers qui sortent sont joyeux. Sur les arbres de la cour un corbeau les regarde sortir croassant lui aussi joyeusement. Mais peu d’entre eux s’en aperçoivent. D’ailleurs peu de gens connaissent les variations du croassement. On fait peu de cas des corbeaux. Celui-ci, sur sa branche salue les humains, il les salue vraiment, comme si la pluie de novembre annonçait mai.

Depuis la colline de Roche-la-Molière, on voit l’Ondaine qui coule depuis l’est. Puis elle bifurque, plein sud. C’est là, dans son coude, que sont installées les Aciéries au-delà desquelles la ville s’étale. En plongeant sud-est on peut les survoler, serpenter entre les cheminées, plonger dans les cours, suivre les rails jusqu’à la gare à l’ouest et revenir, prendre de la hauteur et admirer la couleur bistre que les fumées donnent au gris alentour. En redescendant, on peut longer les toits des bâtiments principaux jusqu’à trouver une ouverture. Elles sont nombreuses, même en hiver. L’entrée dans le bâtiment principal peut se faire indifféremment par l’arrière, d’où partent les wagons chargés de métal prêt à assembler, de pièces usinées, d’outils, de larges pièces militaires, ou par l’avant, la grande porte étant souvent ouverte, ou bien encore par une vitre cassée, sur l’une des faces extérieures… Une fois à l’intérieur, il est conseillé de parcourir les ateliers depuis les poutrelles d’acier, venues de l’exposition universelle de 1889. On peut y zigzaguer, droite-gauche, dessus-dessous puis traverser et plonger vers le laminoir, frôler les ouvriers en chemise, suants, manches relevées, certains torse-nu. Le sol de terre est jonché de pièces qui attendent d’être ramassées et chargées dans les wagonnets. En sortant par la grande cour, on peut planer au-dessus des arbres et bifurquer vers l’Ondaine, suivre les fumées qui couvrent la ville et l’attristent quand souffle le vent du nord.

Codicille : comment on regarde une usine ? Et qui regarde une usine ? Il faut avoir vécu une sacrée émotion pour regarder une usine. Ou alors être un enfant, regarder les cheminées, jeter des pierres sur les vitres des hautes fenêtres et partir en courant… Un oiseau qui entre dans une usine par les ouvertures immenses, qui s’y pose, qui regarde, que voit-il ? Et puis j’ai pensé au chapitre « Paris à vol d’oiseau », dans Notre-Deme de Paris. Mais surtout, j’étais bien embêté de décrire une usine qui n’existe plus.

8. pour imaginer une vie qu’on ne verrait jamais


proposition de départ
« LECHY ELBERNON
Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant.

MARTHE
Quoi ? Qu’est-ce qu’ils regardent, puisque tout est fermé ?

LECHY ELBERNON
Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu’il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c’était vrai.

MARTHE
Mais puisque ce n’est pas vrai ! C’est comme les rêves que l’on fait quand on dort. »,

Paul Claudel, L’Échange

intérieurs

Au centre de la pièce, une table, quatre chaises, au centre de la table, une soupière, une casquette est accrochée au dossier de la chaise la plus près de la porte d’entrée. Une fenêtre orientée sud-ouest ouvre sur cour. Sur le mur de gauche, un buffet de cuisine deux corps années 1930 et une porte entrouverte sur une pièce sombre. On entend des pas dans la pièce, des pas lents aux pantoufles trainantes. Sur le poêle à charbon, un fin filet de vapeur sort d’une bouilloire placée sur le bord du foyer. Un torchon pend devant le four, à côté d’une louche. Un cabas apparemment vide est posé entre le poêle et l’évier.

Des rais de lumières traversent les planches mal jointées du parquet et éclairent la poussière que les pas agitent. Ça se passe au-dessus d’où vient la lumière. Il y a parfois des voix, des rires, des pas, des chaises que l’on tire, des bassines dans lesquelles on fait couler l’eau. Du dessous, on ne voit rien, parfois une ombre coupe un rai de lumière renvoyant les poussières en suspension à l’invisibilité de la cave. On sent les déplacements, on sait où l’une se tient, ou l’autre se déchausse, on sait quand elle est à l’évier pour la vaisselle, quand elle est assise à la table pour trier les haricots, quand il se rase près de l’évier, quand il lit le journal étalé sur la table sous le plafonnier qu’il a descendu au maximum pour mieux y voir. Il suffirait de rester assis là, sur le tas de charbon, la tête levée vers le plancher, pour imaginer une vie qu’on ne verrait jamais mais dont on saurait tout.

Sous la trappe, depuis le bas des escaliers qui mènent à la trappe, on n’entend à peu près rien de ce qui se passe au-dessus. La trappe est lourde et épaisse qui dessert la cave voûtée. Une fois qu’elle est fermée, on est comme dans une bulle où les sons parviennent étouffés. Assis sur la dernière marche de l’escalier de pierre, on ne voit plus la trappe. L’escalier tourne sur lui-même. Si on a pris la lampe de poche, on peut éclairer les pierres de la voûte et les toiles d’araignée noircies. Si on regarde droit devant soi, on voit une ouverture qui donne sur le passage vers la courette. Si quelqu’un passe, on le voit se découper en pleine lumière. Si la personne venait à regarder en direction de l’escalier, elle ne verrait rien, juste un trou noir où la lumière ne pénètre pas. Assis sur la dernière marche, on serait surpris par ce regard aveugle, persuadé d’avoir été découvert. Mais même si, curieuse, il lui prenait l’envie de s’approcher, elle ne verrait ni escalier de pierre, ni cave voûtée. Seul le noir où un enfant pourrait se réfugier pour pleurer.

L’oiseau est posé sur une poutrelle de la charpente des Aciéries. De là, il regarde les hommes s’agiter à l’usinage, à la chaudronnerie, à l’ajustage. La poutrelle vient de loin, elle a d’abord servi à structurer la charpente du chapiteau de l’exposition universelle de 1889. Quand l’exposition s’est terminée et que le chapiteau a été démonté, les Aciéries l’ont rachetée pour agrandir l’usine. On aurait dit la Tour Eiffel en coupe, à l’horizontale. L’oiseau est bien sur les poutrelles, il est haut, il est au chaud. La charpente a été rehaussée en 1913 pour accueillir le chemin de roulement d’un pont de 40 tonnes mais l’oiseau ne le sait pas. Il voit que ça s’agite du côté de la fabrication des enclumes et des bigornes en acier fondu ou qu’un peu plus loin, à la martellerie, sortent les masses et les marteaux, et juste sous lui les axes et les roues pour le chemin de fer. D’un vol, il se retrouve sur une poutre au-dessus de l’atelier des machines-outils. Au sol, les pièces d’acier attendent d’être transportées à l’assemblage.

extérieurs

Il faut d’abord regarder de dessus pour saisir la configuration des lieux. Puis se tenir au point haut ou au point bas selon le point de vue que l’on adopte. Vu depuis le dessus ou sur une carte d’état-major, les lignes de force apparaissent, les points de fixation, les couloirs de circulation. Le plan du champ de bataille est circonscrit à la carte sur laquelle on peut annoter, souligner, entourer, ajouter des flèches –- rouges, formaliser les forces et les faiblesses à coups de triangles, de croix ou de points qu’on relie. L’État-Major dessine à coeur joie et en deux dimensions les ordres qui conduiront les soldats au tombeau. Sur le terrain, c’est un autre décor. Quand tu es en première ligne, ça monte sec, 300 mètres de dénivelé, la pente est raide. Sur le papier, elle s’efface d’une flèche qui signifie « à l’assaut ».

C’est un trou, une béance dans la ville, protégé de hautes palissades en tôle. Les bâtiments dans lesquels vivaient de petites gens ont été rasés. Puis le sol a été creusé profondément, extrayant de la terre à coup de pelleteuses des souvenirs accumulés depuis des générations On voit clairement, par les ajours des palissades la profondeur du passé effacé. On voit aussi deux grues, l’une au nord, l’autre au sud du chantier. Sur la partie ouest, des baraquements ont été entassés pour accueillir plusieurs mois les ouvriers. À la jonction avec la face sud, le bureau provisoire des architectes et des chefs de chantier. A l’est, c’est le balai des camion de chantier. Un toboggan roulant a été installé qui porte vers les camions les derniers gravats avant que l’on n’assainisse l’excavation.

Les hauts plateaux s’enchaînent creux et bosses comme les vagues sur une mer immobile. La couleur du tableau ne cesse de se modifier. Le vent âpre, fougueux, excessif souvent, balaie les nuances de gris. L’hiver, il force au blanc. L’été, le bleu du ciel est lavé des nuages. Même sous l’orage le vent broie le gris en noir. La Haute-Loire sauvage se mêle à l’Ardèche rude et farouche. Planté là, au flanc du Mézenc, on voit l’Ardèche fuir vers le Sud et la Vallée du Rhône qui l’accompagne.

À la terrasse d’un café, une table. Sur la table un café, un carnet et un crayon, une paire de lunettes. Peu de monde autour. Une ou deux tables occupées peut-être, l’une par un couple, l’autre par un vieil homme buvant un verre de blanc en lisant son journal. Ce n’est pas ce qui se passe en terrasse qui importe. On dira plutôt que c’est ce qui sert à situer le point de vue. Face à la terrasse, sur le trottoir d’en face, un immeuble bourgeois fin dix-neuvième. À droite de l’immeuble, un autre bar, sans terrasse, bar de quartier avec deux tables rondes, une de chaque côté de la porte, collées au mur, chacune avec deux chaises. Après le bar, une série de boutiques, une épicerie, une boulangerie, une échoppe de cordonnier. Sur la gauche, légèrement décalé par rapport à la chaussée, un arrêt de bus desservant trois lignes dont une venant de la gare. Toujours à gauche, on ne la voit pas depuis la terrasse mais on entend les sonneries ou les enfants dans la cour, il y a une école. Aux heures de sortie, des grappes de parents sont visibles de la terrasse si on tourne la tête, des mères surtout. Un peu plus loin sur la droite, à environ cent mètres un feu rouge. Aux heures de pointe, les voitures sont arrêtées devant la terrasse. Sinon, on peut voir passer, outre les bus des trois lignes, des vélos, des taxis, des véhicules utilitaires, des ambulances, des camions de pompier (si on a de la chance), des voitures de police (parfois avec la sirène, souvent non), des motos bruyantes et des scooters sages, des berlines et des 4x4, des monospaces, un engin de voirie. Et ça suffira bien pour aujourd’hui.

Codicille : mélange d’images et de lieux, de points de vue. Pour la cave, par exemple, le lien avec Unglorious bastards et The hateful 8 de Tarantino, et les aller-retours entre la pièce où se déroule la scène et la cave d’où elle est suivie par un personnage dont on découvre l’existence tardivement. Autre image venue du cinéma dans La nuit du chasseur, lorsque Robert Mitchum regarde derrière une vitre sans voir autre chose que son reflet. Mais l’idée était vraiment de poser un décor et de le voir de face, de dessus, de dessous… en attendant que les personnages entrent en scène. La carte géographique qui permet de représenter un lieu (la carte de L’Île au trésor de Stevenson, la carte de Northampton dans Jérusalem d’Alan Moore...), l’espace vu de dessus est quelque chose qui me travaille depuis un moment, comment changer la perspective, comment décrire si on écrivait en suivant un drone auquel on commanderait de montrer les angles les plus inconcevables. L’usine, le champ de bataille, la cuisine, ce sont des lieux que j’ai déjà convoqués et qui commencent à marquer la cartographie d’une narration dont les bribes se connectent entre elles.

7bis. ils chargèrent...


proposition de départ
Je revenais, en pensée, au pays perdu ou me transportais en d’hétéroclites et vagues contrées qui avaient en commun de n’être pas celle, réelle, où je vivais.
Pierre Bergounioux, Le premier mot

Il porta ses lèvres au quart et but le café amer. L’attente est devenue un état. On se lève et on attend. Les ordres, les contre-ordres. On attend surtout l’assaut qu’il faudra bien donner un jour, coup de dés des Maréchaux. Chaque matin, le réveil se fait avant la blancheur du ciel de juste avant le soleil qui sort là-haut, au sommet de la ligne bleue. On s’éveille lentement, sortant du sommeil pour entrer dans la torpeur. Les premières gamelles chauffent pour le rasage et le café. La première cigarette ou la première pipe se prennent encore couché. Pour se raser ou se faire un café, il faut se lever. Enfin, on ne se lève pas vraiment, sauf pour regarder là-haut où sont les Boches. On se rase à genoux, miroir accroché au flanc ouest de la tranché. Les premiers rayons de soleil font comme une lampe placée à l’arrière du crâne. C’est bien pour se raser, c’est pratique, même si on tourne le dos à l’ennemi. L’eau est bouillante. Les premiers cafés se versent sur l’attente. Les pets se lâchent, les rires de l’aube les accompagnent. Il pense à Marie en portant le café à ses lèvres. Il se promet de lui porter le café chaque jour quand il sera rentré.

Ils s’unirent. Leurs corps se touchent pour la première fois. Ils ne se sont pas totalement dévêtus. Ça ne se fait pas. Ils ne sont pas mariés. Elle le reçoit chez lui, honteuse. Il lui rend visite, timide. Il n’est pas comme les autres hommes. Il la caresse. Il est doux, il est tendre. Toute sa vie, elle recevra sa tendresse, sa douceur. Elle ne le sait pas encore. Elle se méfie des hommes. Il lui donne du plaisir. Il n’en prend pas, il en reçoit d’elle. Ces deux-là s’offrent l’un à l’autre. Ses collègues à lui se moquent. Elle n’est pas vierge. Ceux qui sont de la classe, à l’atelier, cherchent une vierge à épouser. Lui a rencontré Marie. Les anciens de l’usine parlent de ce qu’ils font au bordel, avec une partie de la paye, après quelques tournées au bistrot, avant de rentrer à la maison. Elle est veuve, il est célibataire, elle a déjà des enfants. Il la prend avec ses enfants. Il le dit « j’ai pris une veuve » ou « j’ai épousé une veuve, je l’ai prise avec ses enfants ». Des enfants, ils en auront d’autres. Il aime une veuve qui l’accueille dans sa vie, dans sa chair dont sortira la vie. Ils partagent le reste de leur vie qui dure encore des décennies. Il la fait rire. Elle le fait rire. Elle est joyeuse. Il est espiègle. Ces deux-là rient longtemps après avoir passé l’âge. Elle est heureuse. Il ne boit pas, n’élève jamais la voix. Elle lui fait ses repas. Elle s’occupe de son linge. Tous les matins, il lui porte le café au lit. Il est attentif en tout. Elle est travailleuse, elle se lève tôt. Il se lève encore plus tôt, met le poêle en route pour qu’elle n’ait pas trop froid quand elle se lèvera, fait chauffer l’eau pour sa toilette qu’elle fera quand il sera parti . Avant de quitter l’appartement, il lui sert un second café, sur la table de la cuisine, avec une tartine de beurre. Ils s’aiment comme ils travaillent, inlassablement, intensivement. Ils se parlent d’une voix douce. Même quand elle râle, il lui répond avec tendresse malgré les ans qui s’empilent et les corps qui s’affaissent. L’agacement n’est pas dans leur amour.

Il écrivit souvent. Lui pour qui l’écriture se résume à la signature de son nom sur quelque papier officiel, il écrit chaque jour. Depuis son départ, pas un jour sans une ligne pour Marie, à la plume sergent-major, les premières tremblotantes depuis le wagon de troupes. Une date, un lieu, quelques mots au dos d’une carte, plus souvent lettre cachetée, parfois longue de plusieurs pages. Il s’applique, finit toujours en lui disant qu’il se porte bien, qu’il l’aime, qu’il reviendra bientôt. Il ne parle pas des morts, des blessés. Il lui raconte le quotidien, les blagues de Sahuc qui glisse de petits cailloux dans le paquet de gris des uns et des autres pendant qu’ils dorment, les histoires que raconte Couriol, c’est un vrai conteur écrit-il. C’est de lui qu’il a appris la manière de dire les histoires qu’il racontera à ses enfants, à ses petits-enfants, à ses arrière-petits-enfants, de longues improvisations à partir des classiques, le Petit Poucet, le Petit Chaperon rouge, le Chat botté comme un jazzman ou John Bohnam, le Petit Poucet se perd et l’histoire part dans de nouvelles directions, mais le rythme est là, haletant, le Petit Chaperon rouge a bien d’autres choses qu’un petit pot de beurre dans son panier, le suspens s’intensifie. C’est de Couriol aussi qu’il tient sa virtuosité à raconter des histoires à épisodes, elles commencent par « il y avait une fois » la suite reprenant le lendemain par les mêmes mots, un petit résumé des épisodes précédents, sans qu’il ne sache lui-même où ses histoires allaient finir. Mais ça, il ne l’écrit pas, car il ne sait pas qu’il serait plus tard un conteur qu’on attendrait pour la veillée comme aux mariages. Là, adossé au mur de la cour ou aux bords terreux de la tranchée, contre un arbre pelé, sur le coin d’une table…, il se contente de rassurer Marie, de lui parler de la vie de soldat qui somme toute pourrait être pire. Il fait froid mais sa va, écrit-il de ses doigts gelés qu’il peine à désengourdir au-dessus de la flamme de la bougie, on mange bien, le cuisinier fait ce qu’il peut et on partage les colis, Mardi, c’était un colis de Sagnol. Il ne dit pas le café clair comme de l’eau, le rata dont on cherche la viande, il ne lui rapporte pas la chanson « C’est pas d’la soupe c’est du rata, c’est pas d’la merde, mais ça viendra », ça l’inquièterait, elle qui demande dans ses lettres qu’il porte à l’intérieur de sa vareuse, s’il mange bien, s’il n’a pas faim.. il n’écrit pas les gars qui fouillent les caves des fermes abandonnées pour améliorer l’ordinaire, l’ivrognerie quand on se repose à l’arrière. Il écrit chaque jour une histoire à Marie, lui dit de bien se porter, demande des nouvelles. Il s’est arrêté d’écrire quelques jours seulement, quand il était mourant ou qu’on le pensait tel. Couché sur le flanc sur les pentes du Linge, après avoir rampé douloureusement longtemps pour rejoindre les secours qui l’avaient laissé pour mort, il s’est fait la promesse s’il en réchappait de s’acheter un stylo-plume. Dès qu’il a pu, à l’hôpital, il a dicté ses lettres aux infirmières. Puis il a demandé de quoi écrire. Il voulait former lui-même les mots pour Marie, entendre crisser sur la feuille les lettres formées pour son aimée.

Ils chargèrent. L’attente s’est déchirée. Son enveloppe protectrice est crevée par tous les corps qui s’élancent, peur aux tripes, cris et baïonnette en avant, regards fous de rage de haine d’impatience du contact, du sang, de la mort. Le souffle est court dès le tout premier mètre malgré la jeunesse, malgré l’entraînement, malgré la volonté d’en découdre. Les tripes quand ça vous prend. Mais ils grimpent, au pas de course, des balles sifflent, d’autres pénètrent les chairs, les boîtes crâniennes, déboitent un genou… Les cris ont déjà changé. Ceux de la douleur se font entendre illico. On entend même un soldat, un vrai, un chasseur alpin appeler sa mère qui ne l’entend pas mais qui ressent loin, là-bas, l’inquiétude sourde qui la voûte et peut-être dit-on, qui ressent au moment où la balle a pénétré son fils, une pensée fulgurante, celle de la certitude de la mort à venir.

Il se roula en boule. Les bras entourent la tête, les genoux sont repliés sur la poitrine. Dans cette position, il rampe, tente d’échapper aux coups de sabots et aux coups de bâton du paysan. Il a trébuché, renversé le seau de lait qu’il devait porter à la remise. L’autre est fou furieux. Il l’agonit en patois. Il se glisse entre les pattes d’une vache qui tente de s’écarter en se poussant contre sa voisine. Il roule sous la seconde vache. Le paysan ne peut plus l’atteindre, alors, il se relève, ouvre la porte de l’étable et court dans la nuit noire, vers la peur, qu’il préfère à l’humiliation et aux coups. Il s’arrête sur un rocher, pleure longtemps, renifle, le corps secoué de sanglots. Il est gelé, il tremble. Il voit au loin la frêle lueur jaune de la cuisine de la ferme. Quand elle s’éteint, il reste encore un moment, transi, sur le rocher froid où le soude sa tristesse. Il est assis, genoux serrés dans les bras sur sa poitrine, pointe des pieds levée pour éviter le contact froid de la pierre, regardant la ferme par dessous son regard malheureux, lèvres entrouvertes et tremblantes où coule la morve. Puis il rentre à l’étable où il s’endort dans la paille sitôt couché, près des vaches qui le réchauffent comme chaque soir.

Il est dans une chambre d’hôpital. Sa fille est là à son réveil et sa petite-fille, l’aînée. Il est ensuqué, inquiet. Il se sent faible. Il est faible, les joues creusées, le regard éteint. Il est à moitié assis, le lit redressé à 15 degrés. À son bras gauche est posé un cathéter par lequel perfuse un traitement. Sa petite-fille le regarde avec grande inquiétude. Sa fille lui dit qu’elle a vu le médecin, qu’il va s’en sortir, qu’il faut qu’il se repose, qu’il va rester quelques jours à l’hôpital. Durant ces quelques jours il reçoit beaucoup de visites, ses trois petits-enfants, quelques arrières-petits-enfants, pas tous et pas longtemps, il ne faut pas le fatiguer. Dès qu’il a ouvert les yeux dans ce lit, au tout début du tout premier jour, il demanda après Marie.

Codicille : au départ, j’ai très clairement en tête le début des Géorgiques de Claude Simon, cet enchaînement sur des dizaines de pages de la vie qui se pose petit à petit, par bribes qui commence par « Il a cinquante ans. Il est général en chef de l’artillerie de l’armée d’Italie. Il réside à Milan ». Mais je n’ai pas voulu faire un exercice de style. « ils chargèrent » est sorti, m’est venu, comme le premier verbe conjugué au passé simple, puis la volonté de trouver d’autres moments, d’autres actions ont fait que le personnage s’est imposé, enfant, soldat, hospitalisé…

L’histoire s’écrit l’air de rien.

7. tout contre l’asphalte

proposition de départ

Il mourut. Le temps passe incroyablement lentement, je ne peux pas respirer je ne peux pas respirer je ne peux pas respirer vous allez me tuer, je ne peux pas respirer merde, tout me fait mal, I can’t breathe : il respire difficilement de plus en plus difficilement ne comprend pas pourquoi il est plaqué au sol, le sol est dur, sale, l’asphalte pue l’huile de vidange, la poussière et la merde mais il ne sent rien, ni ces odeurs ni celle de sa propre sueur, de sa peur, ni la testostérone qui le plaque au sol, il ne cherche pas à apitoyer les hommes en uniforme, il ne cherche pas à leur échapper, il le leur dit, il cherche juste à respirer, juste ça, se relever, respirer un grand coup, il a les pince et les mains dans le dos, il ne veut pas partir, juste inspirer, souffler, sentir sa poitrine fonctionner, sentir qu’elle se gonfle et qu’elle se vide, sentir ce que d’habitude on ne sent pas, parce que ça va de soi, mais là, il est plaqué au sol, pas comme un rugbyman qui tout en étant plaqué continue à avancer, se retourne pour offrir le ballon à ses coéquipiers, qui, plaqué, reste tonique, dynamique, non, lui, il est grand, il est fort, il est allongé, on pourrait dire affalé, ventre au sol -– j’ai mal au bide -– je ne peux pas respirer, je ne peux pas respirer, il ne dit pas lâchez moi, il dit juste ça je ne peux pas respirer, plusieurs fois, puis il dit maman ; un homme comme lui, adulte, père de famille grand, fort comme un père, il dit maman, comment peut-il dire maman, si grand si fort, il appelle sa mère parce que c’est la personne qui lui vient à l’esprit, la seule, ta mère, c’est à ta mère que tu penses, c’est ta mère que tu appelles, tu es redevenu le petit garçon à qui ta mère disait d’être sage, parce que la police tire, la police tue, tu es redevenu tout petit enfant apeuré, tu n’arrives pas à respirer peut-être as-tu de l’asthme, peut-être, on ne sait pas, ta mère te prend dans ses bras, dans ses bras, dans ses bras ou tu flottes, elle te perd, elle sent qu’elle te perd, elle te chante quelque chose, tu ne peux toujours pas respirer, elle sent que tu pars, elle te secoue, tu te relâches, ton corps devient lourd, tu le dis, s’il-vous-plaît monsieur, s’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît, je ne peux pas respirer mais tu te calmes tu es dans les bras de ta mère tu l’entends chanter tu es bien elle te berce tu t’endors tu fermes les yeux, ton corps est tout à fait flasque.

Codicille : It’s my face man I didn’t do nothing serious man please please please I can’t breathe please man please somebody please man I can’t breathe I can’t breathe Please (Inaudible) man can’t breathe, my face just get up I can’t breathe please (inaudible) I can’t breathe shit I will I can’t move mama mama I can’t my knee my nuts I’m through I’m through I’m claustrophobic my stomach hurt my neck hurts everything hurts some water or something please please I can’t breathe officer don’t kill me they gon’ kill me man come on man I cannot breathe I cannot breathe they gon’ kill me they gon’ kill me I can’t breathe I can’t breathe please sir please please please I can’t breathe

6. notes vers Pierre Cortial


proposition de départ
« J’ai toujours détesté mon nom.
Depuis ma plus tendre enfance, il est lié à trop de honte.
Pour être précis, j’avais peur de mon nom.
Je le crains d’ailleurs toujours un peu.
Parfois, je m’oblige à sortir de la cachette paisible de mon anonymat
quand j’entends prononcer ou que je vois écrit le nom de I. K. —
mais je ne m’y identifierai jamais. »
Imre Kertész, Un autre : Chronique d’une métamorphose

(Ces notes ne sont pas closes, elles vont vers Pierre Cortial, vers le choix de Pierre Cortial. Elles seront complétées. Puis alors, peut-être, j’effacerai cette parenthèse)

note 1

Les chats n’ont pas de nom. Ils passent, ils sont décrits, on les voit posés sur un rebord de fenêtre, un fauteuil, le sommet d’une armoire. Parfois leur parcours sert à la visite des lieux. Ils peuvent faire surgir un personnage : le chat est venu se frotter contre les jambes de Jean. On ne sait pas encore qui est Jean mais le chat l’introduit, avant même, d’ailleurs, que Jean ait salué dans le texte où il surgit. Et puis je n’ai pas chat. Je me souviens enfant qu’il y avait un chat qu’on appelait "le chat". Je ne suis même pas sûr que c’était toujours le même. C’était un chat qui était accepté à la ferme pour son utilité : chasser les rats et les souris du grenier à grains, garder les poules à distance de fouines et de martres. Il n’était pas nourri. Il fallait le laisser avoir faim. Après la traite, au matin, on posait une coupelle de lait devant l’étable. C’était pour le chat. Quand on avait mangé des truites braconnées le jour-même, on jetait au chat, c’est-à-dire dans la cour, les arêtes et la tête. C’est tout. Parfois, il y avait une portée de chatons. On en trouvait un, perdu, maladroit, curieux. C’était le signal pour prendre un bâton court, épais et partir en quête de la portée. Seul le chat était toléré. Etait-ce un mâle, une femelle ? Je n’en sais rien. Je me souviens juste du fait que le chat n’avait pas de nom contrairement au chien – qui s’appelait Pompidou – et qu’il ne pouvait n’y en avoir qu’un. Aujourd’hui, ce chat, je l’aurais baptisé Highlander. Mais ce serait ne pas respecter la consigne. Et puis, à l’époque dont je parle, on ne baptisait pas les chatons.

note 2

Je vais faire un texte qui sera uniquement composé de noms. Aligner des prénoms, des noms, faire une liste. Voilà. La liste des noms et des prénoms. De qui ? On verra. Des noms utilisables a-t-il été dit. C’est toujours mieux que des noms utilisés. Dans utilisable, il y a un potentiel, une ouverture à la vie non encore écrite, même s’il s’agit de noms utilisés pour baptiser un guitariste. Par exemple Keith Richards. C’est son vrai nom ? Voilà, on prend Keith Richards et on en fait quoi, sa biographie ? Non, on en fait des conversations. C’est génial, on pourrait parler comme ça avec Trump, quand il est seul avec son smartphone, Conversations avec Donald Trump. Le livre, ce serait des tweets échangés avec le président des États-Unis. Ça serait quelque chose, ça se vendrait bien, on en parlerait dans les Inrocks pour son humour et son originalité. Lola Lafon, elle, elle a discuté avec Nadia Comaneci, la petite fée de Montréal. Leur discussion infléchit le récit, devient le récit lui-même. La narratrice : « “Y a-t-il des choses qui vous déplaisent dans le chapitre ?” je demande, gênée. « Elle : “Non… Mais je vous vois venir » Et plus loin Nadia encore : « … Non. On reparlera de ça plus tard. Du risque. Dès que vous aurez dépassé mon enfance. Je vous souhaite une très bonne nuit. » (Lola Lafon, La Petite Communiste qui ne souriait jamais). Alors on pourrait lister les noms qui ont été utilisés pour baptiser des personnes existantes ou ayant existé et puis on pourrait écrire, par exemple sur La Pérouse ou sur la vie et la mort de l’homme qui tua John F. Kennedy, on l’appellerait Lee, ça commencerait comme ça « Lee naît à La Nouvelle-Orléans le 18 octobre 1939 » et on s’appellerait Anne-James Chaton.

note 3

liste des personnages dont le nom rappelle quelque chose aux footballeurs. Par exemple, si tu es Jean-Philippe Toussaint, tu peux écrire la Mélancolie de Zidane. Ça commence comme ça « Zidane regardait le ciel de Berlin sans penser à rien » C’est en été, c’est en juillet. Nous sommes en 2006 et la France va perdre la Coupe du monde de football. Ou peut-être l’a-t-elle déjà perdu. On a le nom. Zidane. Sans prénom. Il n’y a qu’un Zidane. D’ailleurs des enfants ont été prénommés ainsi en 1998. Toussaint le sait. Il le sait quand il écrit sur la soirée du 9 juillet 2006 : « Le coup de tête de Zidane a eu la soudaineté et le délié d’un geste de calligraphie ». La calligraphie du coup de boule. Zidane est un scribe. En 1998, Zidane jouait avec Karembeu. Christian Karembeu. Si nous ne vous intéressez pas au foot, vous connaissez peut-être Adriana, son ex-femme, qu’on a longtemps continué à appeler Adriana Karembeu. « Adriana Karembeu a plié bagage sur un coup de tête : deux chemisiers, une brosse à dent. Adriana veut s’aérer et vite. Elle ne prévient personne, sort de l’immeuble, prend le métro direction Croix-Rousse… elle est libre, elle respire le tunnel qui l’emmène. Adriana a la vie en elle, ça chatouille les sexes de tous. Au milieu de nous c’est ridicule tant de beauté. Les regards sont inévitables. » Texte de la chanson intitulée « Adriana Karembeu », paroles de Marie Nachury, chanteuse de Brice et sa pute. On pourrait réfléchir aux noms dans les chansons. (Où est Valcour dans Aline de Christophe ? Qui est Peggy Sue ?). Mais sur Karembeu, je voulais encore dire une chose. Comment Didier Daeninckx dans Cannibales nous montre le grand-père de Christian Karembeu exposé au village de Kanaks à l’exposition coloniale de 1931, puis échangé contre des crocodiles à un cirque allemand. C’était le bon temps des Colonies. Et personne ne connaissait Karembeu.

note 4

Faire la liste des romans dont le titre est un nom ou un prénom. C’est vertigineux. On prend un livre dans la bibliothèque. Le titre : Le ravissement de Lol. V. Stein. On ouvre et on lit : « Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. » Un nom comme une valse, Lol V. Stein, Lo V. Stein, Lol V. Stein. On dansait sans doute des valses au bal du Casino de T. Beach où tout a commencé. Mais pour faire exister Lol, il faut Tatiana Karl. Il faut un autre nom. Sinon, on ne sait rien. Liste des titres de livre suite. On prend un autre livre, par exemple Emily L. de la même autrice. On ouvre le livre et on lit : « Ça avait commencé par la peur. » Ça commence bien. Mais pour le nom, on sait quoi d’Emily ? on sait quand d’où vient le nom ? Lol V. Stein, on le sait dès les premiers mots de la première ligne. Pour Emily L., on le sait tard. Sur la version numérique dont je dispose, on le sait à la page 130 sur 167. Il a fallu 125 pages pour que l’on sache comment elle s’appelait celle dont l’histoire se racontait : « Ils avaient quitté l’île le lendemain matin, sans que le jeune gardien ait revu celle qu’il appela par la suite du nom qui arriva sur ses lèvres, une nuit de ce même été, Emily L. » Le nom arrive tard et ce n’est même pas son vrai nom. C’est un nom qui est arrivé, comme ça, sur les lèvres d’un personnage qui l’invente. Sans même inventer vraiment, ça lui vient plutôt, ça lui arrive sur les lèvres « Emily L. » Et ça ne nous arrange pas.

note 5

Il y a des prénoms qui appellent leur auteur. Juliette et ses copines, Ernestine, Justine, Aline, Pauline. Et les Prospérités du vice, surgissent.

note 6

Alice, Lolita, Ulysse. Tout est dit.

note 7

On a dit qu’on avait du mal avec le nom des gens qui ne sont pas d’ici. Des romans qui viennent d’autres langues avec des patronymes auxquels on n’est pas habitué. On l’a dit lors de la réunion zoom, la difficulté à lire les noms étrangers, notamment le déploiement de l’intégralité des noms russes. Nouvelle liste : la liste des noms à coucher dehors, si possible dans le froid russe. Premier nom : Anna Karénine, c’est pas compliqué à dire finalement. C’est presque comme Emma Bovary. Les frères Karamazov, ça passe bien à l’oreille, surtout si on a déjà entendu parler des Bogdanov. Et le Docteur Jivago, on s’en rappelle vite. De Léon Nicolaïévitch Mychkine aussi, c’est le prince de L’Idiot. Alors on dit Prince Mychkine, ça passe crème. Et ça laisse des personnages tout ça. Mais ils sont déjà pris. Ils ont déjà servi. Sont-ils utilisables encore ? Qu’est-ce qu’on pourrait en faire ? Si on peut tenir des conversations avec Keith Richards, on doit bien pouvoir parler avec Niétotchka Nezvanova par exemple et l’écouter nous raconter la fin de sa vie dont on ne sait rien, si ce n’est qu’elle est inachevée. Une vie inachevée, tout entière contenue dans un nom, même russe, ça ouvre des perspectives.

note 8

Série des noms venus d’ailleurs, suite, Michel Strogoff, Tom Sawyer, Huckleberry Finn, Robinson Crusoé. Leur nom, leur simple nom contient l’aventure. Les romans d’avant la télé qu’on offrait aux enfants, aux garçons.

note 9

Liste des noms de personnages de Pierre Michon : André Dufourneau, Antoine Peluchet, Eugène et Clara, les frères Bakroot, le père Foucault, Georges Bandy, Claudette, et puis les Onze : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur (ils sont deux), Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Qu’est-ce qu’il en fait des noms, Michon ? hein ? Il les fait vivre. Vous connaissiez les frères Bakroot ou Antoine Peluchet avant d’avoir lu Michon ? Et Rimbaud, vous l’aviez lu mais l’aviez-vous lu raconté par Michon ? Rimbaud, le fils : « On dit que Vitalie Rimbaud, née Cuif, fille de la campagne et femme mauvaise, souffrante et mauvaise, donna le jour à Arthur Rimbaud. » Plus loin, à peine, pour planter le décor : « on sait que le mari de cette femme qui était le père de ce fils devint tout vif un fantôme, dans le purgatoire de garnisons lointaines où il ne fut qu’un nom, quand le fils avait six ans » Quand ça commence comme ça, que veux-tu faire…, tu lis. Et Joseph Roulin, ça ne vous dit rien ? Van Gogh, sans doute vous connaissez, mais Roulin, Joseph Roulin qui rencontre le peintre à Arles en 1888 et qui boit des bocks avec monsieur Vincent, au Café de la Gare, servis par Marie Ginoux. Les noms sont précis. Les lieux aussi. Michon s’y connait en noms et on le voit Roulin, on le voit vivre après le départ du peintre d’Arles, Michon nous livre ses pensées. « Voilà pourquoi devant son verre de blanc, dans un bistrot de la Joliette, Roulin ne fut pas étonné de lire ces mots, dans une calligraphie indécise de jeune fille : “Monsieur Vincent s’est donné la mort quand il était chez nous.” »

note 10

O, une lettre pour un prénom, une histoire. Ça commence comme ça : « Son amant emmène un jour O se promener dans un quartier où ils ne vont jamais ». On n’a pas besoin d’en savoir plus. O est devenue une classique comme Justine ou Juliette. On prononce O et on sait tout ou on croit tout savoir alors qu’on ne sait rien. On a su très tard qui était l’autrice. Dans O, il n’y a pas de nuances de gris. Il y a O. Simple initiale.

note 11

Liste de petites phrases qui posent les personnages. Nom, Prénom, Surnom… « des gens appelés Thénardier », « Vous vous appelez Jean Valjean. » « Cosette, lisez Euphrasie. La petite se nommait Euphrasie. Mais d’Euphrasie la mère avait fait Cosette » « Il se nommait Javert, et il était de la police », les Thénardier, Jean Valjean, Cosette, Javert… immortels et dans Notre-Dame : « Je m’appelle Pierre Gringoire » « Sur mon âme, c’est vous, Joannes Frollo de Molendino ! » « Camarades, cria tout à coup un de ces jeunes drôles des croisées, la Esmeralda ! la Esmeralda dans la place ! » Gringoire, Frollo, la Esmeralda. Je m’arrête là.

note 12

Il existe des noms dans la liste des personnages majeurs qui viennent du corps : « la grimace était son visage » « C’est Quasimodo, le sonneur de cloches ! c’est Quasimodo, le bossu de Notre-Dame ! Quasimodo le borgne ! Quasimodo le bancal ! Noël ! Noël ! » « Tel était le pape que les fous venaient de se donner » Voilà, c’est Quasimodo et sa « formidable figure » à qui nous avions emprunté le nom pour baptiser une revue. Chez Quasimodo, le nom nait du corps difforme, non conforme, à la forme inhabituelle : « Il baptisa son enfant adoptif, et le nomma Quasimodo, soit qu’il voulût marquer par là le jour où il l’avait trouvé, soit qu’il voulût caractériser par ce nom à quel point la pauvre petite créature était incomplète et à peine ébauchée. En effet, Quasimodo, borgne, bossu, cagneux, n’était guère qu’un à peu près. » Faire surgir de l’à peu près le nom du héros, ça donne Quasimodo.

note 13

Liste des noms que les auteurs utilisent pour parler d’eux et de leurs démons. Deux noms suffisent John Barleycorn, Martin Eden. Et Jack London entre en scène. On l’imagine, chez lui, après avoir lu son courrier dans son hamac, attendre 11h pour boire un cocktail, influencé par John B., Jean Graindorge en français. Le nom du compagnon qui lui permet de décrire l’alcoolisme dans lequel sombre London, Barleycorn, qu’il a appris à apprécier et qui se trouve toujours là, où qu’il soit. John, c’est le pote dont on ne peut se débarrasser. Pour parler de lui, en revanche, Jack London a inventé un autre personnage, Martin Eden. Martin Paradis, c’est assez joli pour parler de Jacques Londres. Première occurrence : « “M. Eden” – ces mots l’avaient frappé – lui que toute sa vie on avait appelé “Eden” ou ”Martin Eden”, ou “Martin” tout court. “Monsieur” !… quelle chose incongrue ! »

note 14

liste des noms qui font lire. Benjamin Malaussène, Belleville. J’ai tout lu. J’ai tout fait lire. Et ce nom reste, comme le nom d’un gamin du quartier qu’on a vu grandir. Pas n’importe quel gamin. Un de ceux dont on connait le père parce qu’il tient une boutique. Le petit Malaussène, tu sais ? Benjamin, ah oui. je vois. (Pour rassurer Hervé Letellier, je mets des tirets :
— Comment s’appelle votre gosse ?
— Benjamin.)

Un nom un univers, un roman à épisodes.

note 15

Harry Potter. Rien à dire.

note 16

Lolita, encore, oui Lolita pour Humbert Humbert surtout. Ça ne s’oublie pas un nom pareil. Non et prénom, c’est la même. Louis Louis c’est bien aussi, chanté par Iggy Pop. André André, Martin Martin, on pourrait décliner. Marie Marie. Philippe Philipp, en changeant une seule lettre ou Georges George. Ce qui fait penser à l’ami Jon John, à son corps tatoué et à son rire. Love on him.

note 17

Sur Amadou Hampâté Bâ. Il ne suffit pas de lister les noms, il faut les utiliser pour ce qu’ils signifient. Lister les noms, s’inscrire dans leur histoire, la liste des ancêtres : « En Afrique traditionnelle, l’individu est inséparable de sa lignée, qui continue de vivre à travers lui et dont il n’est que le prolongement. C’est pourquoi, lorsqu’on veut honorer quelqu’un, on le salue en lançant plusieurs fois non pas son nom personnel (ce que l’on appellerait en Europe le prénom) mais le nom de son clan : “Bâ ! Bâ !” ou “Diallo ! Diallo !” ou “Cissé ! Cissé !” car ce n’est pas un individu isolé que l’on salue, mais, à travers lui, toute la lignée de ses ancêtres. » C’est ce qu’écrit Amadou Hampâté Bâ qui nous a confié que les vieillards africains étaient des bibliothèques. Dans Amkoullel, l’enfant peul, il raconte son histoire. Amadou Hampâté Bâ qui aurait donc pu s’appeler Ahmed. « Il en va de même pour le nom du prophète Mohammad qui devient Mohammed, voire Mamadou, et pour Ahmed qui devient Ahmadou ou Amadou selon les cas. » J’ai connu un Mamadou enfant. Je n’avais aucune idée de sa filiation. Aurais-je osé appeler un personnage Mamadou dans un texte sans craindre de perpétrer une forme de racisme colonial ? Sans doute pas. Amadou Hampâté Bâ, fils d’Hampâté Bâ rescapé du massacre des « familles apparentées au fondateur de l’Empire Cheikou Amadou et les familles Bâ et Hamsalah » m’y autorise, en me permettant de nommer ce Mamadou dans le lien aux siens. Amadou explique pourquoi Amkoullel : « on m’avait surnommé “Amkoullel” (c’est à-dire “le petit Amadou de Koullel” ou “fils de Koullel”) » parce qu’un grand conteur, Koullel s’était attaché à lui, l’enfant Amadou, fils d’Hampâté Bâ. Et ça fait un titre pour raconter une vie.

note 18

Un jour, j’ai trouvé en librairie un livre blanc, avec en titre ; centré sur la couverture au tiers supérieur « Philippe ». En gris et italiques, au-dessus du prénom-titre Camille Laurens. Centré, en bas de la couverture, trois lettres P.O.L. sous un cercle de points. Je l’ai acheté, parce que c’était mon prénom. Sans rien savoir du livre. À cette époque, je connaissais à peine la littérature contemporaine. J’étais tombé dans Toussaint, si, dès La Salle de bains. J’avais côtoyé Régine Detambel, j’avais lu C’était toute une vie de François Bon, pas parce que c’était François Bon, que je ne connaissais pas mais parce que c’était à Lodève. Et puis, allez, j’avais dû lire un ou deux Mauvignier. Jamais entendu parler de Camille Laurens. Un titre de livre a suffi à nous faire nous rencontrer. Un prénom que je partage avec son fils et c’est un pacte que j’ai signé avec elle, que j’ai rencontrée au Château de Castries, il y a longtemps. Il me semble qu’il y avait une lecture de Dans ces bras-là, par une actrice. Camille Laurens était là. Je lui ai parlé, tout intimidé, de Philippe. Comment ne pas être intimidé, lorsqu’on est face à celle qui a commencé ainsi son livre : « Quand je suis entrée, Yves et la surveillante avaient fini d’habiller le bébé de la layette marine et blanche tricotée par sa grand-mère. Sous le petit bonnet de laine bleue, le visage était d’une extraordinaire gravité et aussi, pareil à celui d’un sage, d’une grande bonté. Je l’ai pris dans mes bras. C’était mon premier enfant et, pendant la grossesse, j’avais eu peur d’être maladroite lorsqu’il viendrait, de ne pas savoir. Mais les gestes me sont venus, tous, comme les mots d’amour aux lèvres, et toute angoisse m’a quittée d’un coup devant cette évidence – corps dense et plein contre le mien, nuque soutenue au creux de mon coude, ruban renoué de la brassière contre le froid : il n’y a rien à apprendre.
 
Philippe est né le 7 février 1994 à D. –- clinique R. Le lendemain, je suis allée avec Yves, son père, le voir à la morgue
. » (Camille Laurens, Philippe) 7 février 1994, 50 ans après le Philippe dont il est question dans le codicille de Sébastien Bailly. Un Philippe arrivé au-delà de l’époque des Philippe (je suis né en 1963, date du pic de l’usage du prénom en France : 26206 Philippe, premier prénom de garçon de l’année (cinquième prénom sur tout le vingtième siècle), devant les Pascal 20642 et les Eric 20200). Ce que dit Sébastien Bailly, c’est ce que j’ai ressenti en lisant Philippe de Camille Laurens : « L’histoire est vraie puisque les prénoms sont vrais », pas seulement parce que c’est un récit.Et c’est comme ça que j’arrive au nom, celui que j’ai choisi ou plutôt celui qui s’est imposé, celui vers qui on va tout doucement, dont je m’approche mais que j’ai encore besoin de garder à distance. Une fois qu’il sera nommé, c’en sera fini. Il faudra continuer. Mais déjà, Philippe, c’est la preuve qu’on peut écrire sur un personnage qui a existé et qui vit encore. Il suffit de parvenir à le nommer.

note 19

La vérité sur Marie, j’avoue, j’ai voulu la connaître. Et je ne le regrette pas, ni ses robes de miel, ni la cavalcade d’un pur-sang sur le tarmac de l’aéroport de Tokyo. Mais la vérité, je ne l’ai pas trouvée. Marie, ce prénom, résonne comme Philippe. Des prénoms qui ramènent à la vie. Marie, vous l’avez croisée déjà. Quand un homme se rasait et qu’il y pensait. Quand cet homme était à l’hôpital militaire. La vérité de Marie est encore à construire, pas comme celle de Toussaint, dans la vérité de son triple prénom et de ses initiales en quadruple M, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, M.M.M.M. des initiales encore. J’en avais utilisé une. W. Pour rédiger une note sur W. Non, pas le W de Perec, l’île et le souvenir d’enfance. W. l’auteur que vous avez lu sans le savoir.

note sur Pierre Cortial

Dernière note, sur Pierre Cortial : ça y est, le nom est posé. Dès lors qu’il est posé toutes celles et tous ceux qui ont connu Pierre Cortial se retrouvent confrontés à la tension entre l’image qu’ils en ont et la réalité que j’en construis, à partir de peu de choses, quelques lettres et cartes postales, quelques photos, un stylo, un miroir, le nom d’un chien (Titus) sur la fin de sa vie. Peut-être, ça pourrait faire un titre de livre Pierre Cortial.

Il y a eu foisonnement, tous les noms qui me sont venus à l’esprit, comme si toute la littérature avait jailli depuis la vidéo. Et puis la consigne qui n’en est pas une (ça, j’ai aimé)

Le nom m’est venu de suite. Je savais que ce serait le titre de ce texte. Mais en le nommant, c’est comme si je dévoilais quelque chose et comme si je trahissais un secret. Car Pierre Cortial, on l’a déjà vu, il est passé souvent, il était là dans l’atelier sur la ville. On connait le stylo avec lequel il écrivait à Marie. Il est de la famille d’un des deux Pierre. Il n’avait encore jamais été nommé.

Voilà. C’est fait.

5. de droite à gauche et de haut en bas


proposition de départ
« Il se retourna pour me considérer, longuement,
le rasoir à la main, la serviette autour du cou,
le visage blanc de mousse, une joue oui, une joue non. »
Jean-Philippe Toussaint. Faire l’amour.

1 - L’homme se tenait debout devant le miroir où chaque matin il se rasait. Les hommes se rasent comme ils pissent, debout. Ils ne baissent pas les yeux non plus. Et même, quand ils ont fini de se raser, parfois, ils lèvent le menton et se regardent de haut. L’homme, faisait de drôles de grimaces pour tendre la peau, exposer les poils à la lame. Il se tirait même le nez sur le côté, bouche entrouverte lèvre supérieure tendue vers le bas pour couper au plus près. Il se regardait faire. Comme un homme qu’il se sentait être chaque matin entre l’érection et le rasage.

2 - C’est la première fois qu’il se rase. Tous ses potes se rasent déjà depuis quelques mois, sauf Alain qui porte la barbe et fait vraiment adulte, même s’il se la décolore à l’eau oxygénée. Lui, il a relevé le défi : tu te rases pas, si je me rase. Alors, il est allé dans la salle de bain. Il a pris la bombe de mousse à raser, a mis de la mousse sur ses joues, autour de sa bouche lèvres pincées, dans son cou. Il a pris le coupe-chou et il a commencé à se raser, en commençant par le cou, de haut en bas, depuis sous la pointe du menton jusqu’à la pomme d’Adam. Autour de lui, tous les potes rigolent, il se rase de haut en bas, il se rase de haut en bas, hahaha… Il a fait comme il a pu. Il ne s’est pas coupé. Il a eu honte d’être moqué de ne pas savoir se raser. Mais il a été fier aussi. Il se raserait désormais.

3 - Dans ce miroir, chaque matin dès l’aube se reflètent ses joues et son cou. Le miroir est accroché à droite de l’évier pour capter par la fenêtre la lumière du jour naissant. Dans l’évier, la bassine en émail est à moitié pleine de l’eau chaude qui a chauffé sur le poêle à bois qu’il a immédiatement alimenté en se levant. Au-dessus de l’évier, une ampoule nue délivre une lumière jaune. Entre l’ampoule et la fenêtre, c’est là qu’il se rase dans une lumière pastel. Il fait mousser le savon au blaireau qu’il a laissé tremper dans l’eau chaude. Il serre les dents sous la chaleur presque brûlante sur les joues sur lesquelles passe le blaireau en un rapide geste rotatif. La mousse dépasse sur les lèvres, dans les narines. Il souffle. Une écume chaude et savonneuse se projette sur le mur. Il prend le coupe chou, plié en deux, manche retourné sur les doigts et il se rase, de haut en bas, en commençant juste à hauteur du haut de l’oreille droite. Il descend sur la joue. Sous la mousse et la lame, la peau crisse. Il se regarde à peine dans le miroir à peine éclairé. Il arrive en bas du maxillaire et recommence à gauche, depuis le haut de l’oreille. Il fait une pause, rince le rasoir. Reprends le blaireau, fais mousser le savon et s’en repasse dans le cou, entre la lèvre et le nez pour assouplir la peau qui s’était refroidie. Il se passera ensuite de l’eau froide sur le visage, puis de l’eau de Cologne. Il se sentira frais. Il ira embrasser Marie encore endormie. Elle l’embrassera à son tour en posant de ses lèvres un sourire sur sa joue parfumée. Elle se rendormira avant même qu’il ne ferme la porte de la chambre.

4- Debout, légèrement penché devant son miroir comme les matins où il a décidé de se raser, il se regarde sans bien y voir. Il a posé ses lunettes pour pouvoir se raser depuis l’endroit où elles reposent : sur les oreilles. Le rasoir à cinq lames fait du rasage une formalité. En trois minutes c’est plié, à peine le temps de planifier la journée. De haut en bas, d’abord à droite, puis joue gauche, sous le menton puis au-dessus de la lèvre et enfin sous la lèvre jusqu’au menton. Il ne se pose pas de question, se regarde à peine, il vérifie au toucher s’il ne reste pas de poils, un coup d’eau froide et c’est parti. Il remet ses lunettes et sort de la salle de bains

5- Comme chaque matin devant son miroir, à poil, il fait couler l’eau, froide d’abord et s’en asperge, pour se réveiller. Il a les yeux gonflés de l’alcool de la veille du trop peu de sommeil qui s’accumule comme le boulot. Il se regarde, voit ses yeux rouges, souffle, se met de l’eau pas encore tiède dans la nuque. L’eau se réchauffe, il s’en passe sur le crâne, sur le cou, les joues. Il ne pense à rien, il s’éveille, physiquement. L’éveil aux soucis viendra plus tard, à peine plus tard, sitôt qu’il se sera séché les joues.

6 – Six jours sur sept, il est debout devant son miroir pour se raser. Le samedi, il déroge au rite. Il se lève à la même heure que les autres jours mais ne va pas travailler. Il prend le métro pour cinq stations puis va marcher dans le bois. Quand il revient, il fait sa toilette au gant, se coiffe, passe sa main sur ses joues piquantes. Il reste en survêtement toute la journée. Le dimanche, il se rase à nouveau puis prend un bain pour aller à l’église totalement propre, habillé comme il le faut.

7- Il fait froid, l’eau est gelée, enfin, pas figée mais très froide, un filet qui coule de la montagne. Il faut se raser quand même. Les hommes sont torse nu. Lui aussi, il faut faire vite. Ça caille. Un semblant de miroir posé sur une souche un blaireau qui fait une mousse glaciale. Le rasoir de sécurité en acier colle presque aux doigts. La lame a beau être neuve, lame plate à double tranchant, incurvée une fois mise en place, la peau paraît arrachée par le froid. Vite, raser les joues, de haut en bas, puis le cou, au-dessus de la lèvre, puis le menton, peu importe s’il reste des poils, il plonge la tête dans le bachat, il crie, elle est froide bordel. Il se sèche en frottant énergiquement le visage et la poitrine où l’eau froide a coulé. Sa peau brûle sous le feu glacé du rasoir. Il ne pense à rien, dans ce froid. Personne ne pense à rien. Ce sont encore les conneries qu’on se raconte qui réchauffent le mieux. Pas qu’elles réchauffent bien sûr mais on rigole. Et on oublie le froid.

8- Comme chaque matin, son corps voûté fait face au miroir. Il est tôt dans la salle de bain de sa fille où il vit depuis qu’il est veuf. Sa fille dort. Le chien a remué paresseusement la queue quand il est passé devant lui pour aller à la salle de bain. Il est voûté mais sa main ne tremble pas. Malgré tout, il n’utilise plus le coupe-chou mais un rasoir de sécurité moderne. Un Plisson que lui a offert sa fille pour la fête des pères la première année où elle l’a accueilli. Ses gestes sont lents. Il a rempli à moitié le lavabo d’une eau chaude qui coule depuis un cumulus. Il fait mousser le savon qu’il se passe sur le visage comme presque tous les jours depuis plus de soixante-dix ans. Cinquante ans de boîte. Médaille du travail aux Aciéries puis à la ville. Rasé de frais chaque matin, béret sur la tête. Avant la boîte, l’armée, la Guerre, rasé pour la revue, chaque matin au garde-à-vous. Pas un jour de laisser-aller, même à l’hôpital militaire. Là, c’était les infirmières qui le rasaient. Elles apportaient la bassine en émail, lui passaient une serviette autour du cou et lui adoucissaient les joues, pour rien, pour qu’il reste un blessé présentable. En remuant les poils du blaireau sur le savon, il pense à Marie. C’est pour elle qu’il se rase. Elle aimait poser ses lèvres sur sa joue, chaque matin quand il allait la saluer, alors qu’elle était encore au lit. Lorsqu’il a fini de se raser, il est six heures, il l’entend à la radio, aux informations. Il se regarde dans le miroir. Il reste quelques poils, au coin des narines, au coin des maxillaires, à l’angle du menton. Il ne les voit pas. Il sort de la salle de bain, le chien s’étire puis il remue la queue, devant la porte. C’est l’heure de sa première promenade.

9- C’est pas tous les matins mais presque qu’il se rase. Désormais, il y passe aussi le crâne. C’est pas beaucoup plus long, ça dure quoi, cinq minutes, à tout casser, le geste s’est juste prolongé et inversé. Sur la moitié inférieure du crâne, toute trajectoire de la lame se fait de haut en bas, depuis la jonction supérieure des oreilles jusqu’à la base des maxillaires, depuis la pointe du menton jusqu’à la pomme d’Adam, depuis la base des narines jusqu’à la lèvre. Au-dessus de la ligne horizontale qui passe par les yeux, la lame va au contraire de bas en haut, depuis le sommet des oreilles jusqu’au sommet du crâne, depuis la nuque idem. Une main passe la rasoir, l’autre vérifie au toucher qu’il est bien passé. Une seule chose ne change pas entre les deux hémisphères : en haut comme en bas, il commence par le côté droit et finit par le côté gauche.

10- C’est difficile de se raser en pleurant. Les larmes coulent et font des trainées dans la mousse. De haut en bas. Comme le rasoir. Le plus difficile, c’est quand tu sanglotes. Les larmes, tu t’en fous, tu les sens couler mais les sanglots, c’est autre chose, ça suspend la lame. Et parfois tu te coupes.

Peu de temps après avoir regardé la vidéo (gammes #5), j’entends Bashung, Volontaire, et ces mots sur la fin de la chanson :

« Frôler des pylônes
Des canyons
Frôler l’éphémère »

Et je me suis dit que c’était exactement ce qui était suggéré : tenter de frôler l’éphémère à partir d’un geste de l’ordinaire, décliner cet éphémère et superficiel du geste, aller chercher la profondeur là où tout semble en surface dans le corps qui se montre et qui agit, qui fait pour la énième fois le même geste, sans y penser.

Et puis, paf, Je m’en vais me revient : « Ferrer, dans la salle de bains, se brossait les dents jusqu’à l’hémorragie sans jamais se regarder dans la glace, laissant cependant couler pour rien dix litres d’eau municipale froide. S’y lavait toujours dans le même ordre, immuablement de gauche à droite et de bas en haut. S’y rasait toujours dans le même ordre, immuablement joue droite puis gauche, menton, lèvre inférieure puis supérieure, cou. » (Echenoz)

Et puis, clac, Michel Piccoli et Romi Schneider dans Les choses de la vie, lui qui se rase, elle qui se maquille, devant le même miroir de la salle de bains, en se parlant, comme si de rien n’était. Voilà l’éphémère qui peut dès lors se déployer

4. verres solitaire


proposition de départ
« Quand les hommes veulent vraiment dire quelque chose
ils n’emploient pas des mots de 14 lettres.
Demande à n’importe quelle femme. Elles savent. »
Charles Bukowski. Sur l’écriture.

Le verre amené aux lèvres, il suçote l’apéritif à l’anis, slllluuuup, et le suspend face à lui, incliné légèrement, le regard vide. Il suçote à nouveau slllluuuup. Le son serait audible si près de lui un ami… Mais non, il est seul, verre à la main entre les lèvres et la table, regard au-delà de là. Sa main semble bloquée à mi-hauteur, presque à lâcher le verre qu’elle ne lâche pas, elle remonte et slllluuuup, s’immobilise à fleur de lèvres. Le bruit de la salle ne l’atteint plus, le fond de la salle est flou, slllluuuup. Le verre flotte non loin des lèvres, flotte vraiment dans une main vacillante comme son regard qui ne suit rien mais semble fixé sur le sol ou entre le sol et la table, ou ailleurs, dans le vague. Il repose le verre sans le regarder, son regard à l’aléa, vers un homme qui entre, vers la serveuse qui offre son sourire aux clients, vers le sol aussi, souvent, yeux mi-clos, épaules basses, souffle plein. Le verre est là, posé sur la table. Il se souffle non loin, regarde-le, il n’en peut plus. C’est vrai, il n’en peut plus, il est plein comme une huitre. Il est vide, comme son verre, qu’il lève, regard fragile, vers la serveuse qui lui fait signe qu’elle l’a vu.

Sur la table, posé devant lui, un verre de Pastis ou de Ricard. Peu importe. Il porte aux lèvres et aspire. Il ne boit pas, il aspire. Le pastaga passe entre les lèvres, paupières presque closes, épaules portées vers la table. Il tient le verre, penché, presque à verser. Puis le porte aux lèvres encore. Il regarde autour mais ne regarde rien. Parfois capte-il un client qui entre. Parfois il pose, posé n’est pas adapté, son regard quelque part, comme s’il devait s’accrocher. Puis il boit. Putain, pense-t-il. Putain. Pourquoi mais pourquoi. Non, il ne pense rien. Le verre posé sur la table, il ne pense pas ni ne prie. Il est cassé, complètement cassé. Pas par le pastis qu’il paie dix euros dans ce bar de bourges. Par la peur de vivre, par la concaténation des douleurs qui le plient sans répit. Il pleure, pastis posé, yeux perdus. Qu’est-ce qu’il tient entend-on pas loin. Il est maté par les poivrots non encore partis qui ne mettront pas longtemps à le rejoindre, pas à sa table, jamais, à son état de pochard pochtronné par la vie et les tournées de pastaga. Il prend son verre sur la table et le monte à hauteur de menton, regard porté vers le bar. Un autre dit-il des yeux.

Pour la douceur comme pour la rudesse, j’ai écrit à voix haute… Avec Buk en arrière-plan sur la poésie, sur sa poésie, rude et douce. Et puis m’est venu à l’esprit L’homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirähk, cette langue tout en sifflement qui lui donne du pouvoir sur le monde et que les humains ont oublié en apprenant à cultiver le blé. « Alors je siffle encore, et cette fois les mots que je siffle sont comme une fondrière dont il est impossible de s’extraire. » J’avais en tête ces sons, doux ou rudes, j’ai essayé de retrouver une langue de rudesse ou de douceur. C’est la terre qui est revenue, avec l’accent qu’elle donne aux hommes, puis une langue apaisée, dans laquelle les mots ont pris de la distance à la terre… C’est la dimension sonore, musicale (moi qui ne suis pas musicien) qui a guidé l’écriture. J’ai fait un premier texte de 975 caractères. J’en ai fait un second de 975 caractères ; la consigne, c’est la consigne.

3. le roman d’une vie


proposition de départ
« Si on demeure longtemps au même endroit, qu’on s’intéresse aux gens qui vivent là, à l’architecture, à l’histoire, aux interactions entre familles et voisins, on accède à un niveau de connaissance du lieu profond et passionnant. En regardant un microcosme sous tous les angles, on peut saisir les principes universels qui régissent l’humanité. Jérusalem est le récit de ce voyage vertical. »
Alan Moore, à propos de Jerusalem (2016)

1. pas de nouvelles

Elle devait partir. Quitter la ville. Aller ailleurs, sans laisser d’adresse. Avec l’enfant. Pour l’enfant. Peu importe pour où. Elle trouverait toujours un boulot. Serveuse, caissière, manutentionnaire, elle s’en moquait. Avec un peu de chance, elle pourrait entrer dans une grosse boîte pour la protection sociale et la mutuelle. Pour l’enfant. Elle devait faire ses comptes, enfin, ses comptes… elle devait rassembler de quoi vivre ailleurs, quelques fringues pour elle et pour l’enfant. Avec l’enfant, partir ça coûtait vite cher. Alors elle a vendu tous ses meubles. Vingt francs par ici, 15 pour ça. De quoi vivre quelques jours. Pour partir, le mieux c’était le train. De centre ville à centre ville. Avec une valise à roulette, un sac à dos et l’enfant par la main. Alors, elle a pris le train, un matin, pour arriver tôt quelque part. L’enfant avait dormi mais pas tout de suite. Il avait regardé par la fenêtre un paysage défiler. Il a levé la tête vers sa mère. Pourquoi tu pleures maman, il a demandé. Je ne pleure pas. Si tu pleures. Alors, elle a éclaté en sanglots. Elle a pris l’enfant dans ses bras. Elle l’a serré, elle l’a secoué de ses sanglots. L’enfant lui disait pleure pas maman, pleure pas, pleure pas maman, pleure pas. Il lui caressait les joues de son doudou. Elle lui a dit que ça allait maintenant. Elle lui a dit ça va aller. L’enfant s’est endormi. Par la fenêtre, il n’y avait plus de ville. Le train allait à l’Est où la vie coûte peu et d’où elle saurait ne pas donner de nouvelles.

2, le roman d’une vie

Il était tôt lorsque K. quitta la ville. Elle avait toujours vécu là. Ses parents s’y était installés après avoir quitté la Tunisie. Ses grands-parents avaient vécu en Tunisie après que leurs propres parents avaient quitté la Sicile où leurs familles vivaient depuis toujours. Ses parents avaient fait construire quelques années après être arrivés en France, peu après sa naissance, pour elle et pour ses sœurs à venir, dans une ville dont personne ne parlait, et dont on se demandait bien ce qui pouvait pousser un jeune couple à venir y vivre. Ils avaient fait construire sur les coteaux, au plus haut de la ville, sur ses flancs est, la maison tournée vers le fleuve, face au couchant et aux vignobles. Cette ville se situait dans la zone où se passe Enfant de perdition de Pierre Chopinaud. Si on n’a pas lu Chopinaud, on n’a aucune idée de l’endroit où elle se trouve. Mais même dans le roman elle n’est pas nommée. On sait juste qu’elle est sur le fleuve et qu’en le suivant on arriverait à la Méditerranée de laquelle on pourrait rejoindre la Sicile puis la Tunisie d’où toute la famille venait. Elle, elle a vécu là depuis ses tous premiers jours. Aussi longtemps qu’elle s’en souvenait, elle avait voulu quitter la ville. Là, ça n’était plus un rêve, celui d’aller « à la ville », la vraie, celle dont on parlait, celle où se rendre était en soi une sortie qu’enfant ou adolescente elle espérait, celle où, adulte, elle se rendait le samedi pour flâner, boire un verre en terrasse et revenir parfois par le dernier car. Il lui fallait vraiment quitter la ville, partir loin, avec son enfant sans père, trouver un travail quelque part, n’importe où mais partir. Quitte à faire des saisons, elle était prête à se faire nomade mais ailleurs, du moment qu’elle était avec l’enfant. Alors, elle a vendu tous ses meubles, ramassé ce qu’elle pouvait emporter dans une valise et un sac à dos, avec un enfant à tenir par la main. Elle a pris un billet de train, un seul. À quelques semaines près, l’enfant ne payait pas encore. Elle le garderait sur ses genoux si elle ne trouvait pas deux places libres côte à côte. Le jour du départ, elle est arrivée très en avance à la gare par le car. Elle a acheté, un peu cher quelques friandises, des paquets de gâteaux, du soda pour l’enfant. Pour elle, elle a choisi deux magazines que d’habitude elle lit chez le médecin quand elle y va pour l’enfant. Depuis le matin, elle est est volubile, elle joue l’enthousiasme pour l’enfant. Ils sont partis très tôt de l’appartement, l’enfant à moitié endormi dans le car. Elle regardait les rues de sa ville dont elle s’éloignait la joie au coeur serré, peut-être pour la dernière fois. Elle ne quittait pas Paris, elle ne retournait pas à Reims, elle fuyait le seul endroit qu’elle connaissait, et dont elle connaissait tous les recoins, une bonne partie des vivants et déjà quelques nombreux morts. Arrivés à la gare, elle a raconté à l’enfant que le train allait arriver, pas celui-là, un autre, celui-là maman ? Non, encore un autre. Une fois dans le train, elle a répété plusieurs fois qu’ill allait partir. L’enfant a demandé plusieurs fois s’il allait partir le train. Puis, il est parti. Elle a regardé intensément la ville, la vraie, celle où elle ne vivrait pas, la traversant, pour la première fois et la dernière depuis la voie ferrée. Elle en voyait des monuments qu’elle n’avait jamais remarqués. « Entre autres particularités dont peuvent se targuer les monuments, la plus frappante est, paradoxalement, qu’on ne les remarque pas. Rien au monde de plus invisible » avait écrit Musil. Elle n’avait pas lu Musil. Elle découvrait depuis le train une nouvelle perspective de la ville. L’enfant regardait aussi le paysage animé duquel bientôt disparurent les immeubles, les rues, les monuments, les lotissements pour faire défiler des bois, des champs, des vallons, des villages au loin, des fermes isolées. Il a levé la tête vers sa mère qui pleurait et lui a demandé pourquoi elle pleurait. Elle a répondu du fond de sa tristesse qu’elle ne pleurait pas. L’enfant lui a dit que si, elle pleurait, il s’est jeté dans ses bras en lui disant pleure pas maman, pleure pas, pleure pas maman, pleure pas. Il lui caressait les joues de son doudou. Elle l’a serré longtemps, en lui disant, ça va, je ne pleure plus, tout va bien, tout va bien maintenant, tout va bien aller tu verras et elle lui caressait la tête et elle le berçait et elle y croyait et l’enfant s’est endormi. Sa vie était encore loin d’être un roman. Elle retournait là où rien n’avait commencé.

Je suis parti de quelque chose qui, dans la consigne était sans doute second tout en gardant l’idée (forte) de quitter la ville. J’ai retenu, autant que la distinction entre le début d’une nouvelle et le début d’un roman (distinction qui oblige à s’interroger même si cette distinction est elle-même discutable), ces deux questions posées : il s’est passé quoi avant ? il va se passer quoi après ? C’est de là que je suis parti. Quitter une ville parce qu’il s’est passé quelque chose ici et qu’il va se passer autre chose, ailleurs, plus tard. J’avais en tête le monument d’Alan Moore, Jerusalem, traduit par Claro qui, au contraire se situe dans la même ville dont on voit les strates, les destructions, reconstructions, les vivants et les morts et dont, finalement, personne ne part. En ayant Northampton en tête (la ville de Jerusalem dont Moore fait un roman de près de 1300 pages), je me demandais quelle force pouvait pousser à quitter une ville dans laquelle on a toujours vécu. Ça a donné ça, en deux temps, avec pour la version roman, une première et une dernière phrase empruntées. Pour en jouer.

2. les deux Pierre


proposition de départ
Leurs regards étaient des poignards. Entre la moustache qu’ils portaient tous les deux broussailleuse et le front qu’ils plissaient sous le feutre noir encrassé qu’ils ne quittaient que pour entrer à l’église, se coucher ou se laver à la rivière, leurs yeux noirs devenaient des fentes entre lesquelles même les éclairs devaient forcer pour se faire un passage. Accrochés par les yeux l’un à l’autre, ils étaient comme deux aimants, à l’extrême limite de la distance à laquelle il suffit d’un imperceptible mouvement pour que la force de l’induction magnétique les projette l’un sur l’autre. Mais jamais ils n’en venaient aux mains. Les regards suffisaient. Leurs corps se redressaient et se tendaient, leurs muscles durcissaient sous leur blouse, jusqu’aux fessiers qu’ils serraient dans leur velours retenu par une ficelle ou une ceinture quand l’occasion l’imposait. Leur visage était serré comme le poing qu’ils avaient dans la poche et dans lequel se tenaient les mots qu’ils ne diraient jamais. Cette histoire s’est déroulée tout au long du vingtième siècle. On ne sait plus comment elle a commencé même si certaines hypothèses sont avancées. Il suffisait de savoir que l’un était là quelque part pour se demander où était l’autre et prier pour qu’ils ne se rencontrassent pas. A la foire d’automne, à la grande fête des moissons, à la tuée du cochon, chaque dimanche au marché, lors des cérémonies auxquelles on se rendait depuis divers village, où les familles sont dispersées sur un territoire où les distances se comptent en heures de marche et que le moindre mariage, le moindre enterrement, même les baptêmes les communions, rassemblent à peu près tout ce qui se fait comme humain vivant à la ronde, habillé pour l’occasion, il y avait de grandes probabilités qu’ils se trouvassent là. Ils se cherchaient autant qu’ils s’évitaient. On dit – c’est ce qui se dit, alors c’est ce qu’on sait, puisqu’on ne sait rien d’autre – qu’ils ont cessé de se parler en raison d’une pierre déplacée d’un muret que l’un a trouvé au milieu du chemin où il passait avec sa vache pour aller labourer une parcelle. Avec sa vache oui, les bœufs c’est pour eux autres qui ont de l’argent. Nom de Dieu de Nom de Dieu, l’autre grand con, y commence à m’emmerder. La pierre a été ramassée et jetée dans le pré de l’autre. Elle aurait pu être simplement déposée sur le mur dont elle était tombée. Mais l’idée que l’autre grand con avait pu la poser là exprès, parce qu’il savait que c’était le moment du labour et que c’était le chemin par où on passait, était plus forte que le reste. On dit que le lendemain, quand il est repassé sur le chemin, tenant la vache qui tirait le soc, la pierre était encore là, un peu plus au centre du chemin. Il y eut encore des jurons, des Noms de Dieu, plus nombreux que la veille. La pierre a été renvoyée dans le pré. Enfin, c’est ce qu’on dit. On n’en saura pas plus. C’était il y a longtemps, entre les deux guerres, la dernière des dernières et la seconde. Ils avaient fait la première. Ils en sont rentrés évitant que leur nom soit gravé dans la pierre de la colonne au centre du village. Ils avaient alors la moustache bien taillée. On a du mal à les imaginer, non ? à partager un verre ensemble en parlant de Verdun ou en n’en parlant pas. On a du mal à penser qu’un jour ils se sont compris sans rien se dire, qu’une blague de l’un faisait aussitôt rire l’autre, qu’ils se sont poussés du coude parce qu’à la ville où ils étaient descendus pour la foire passait une mignonne, qu’ils se sont endormis dans le même foin un soir d’été où le vin frais avait trop coulé, qu’il y avait entre eu un je-ne-sais-quoi d’amour. Ce qu’on voit aujourd’hui, ce sont deux vieux gaulois dont l’un marche encore en sabots et porte au cou une sorte de mouchoir noué et qui pour marcher s’appuie sur un bâton qu’il a taillé dans un noisetier alors que l’autre se tient voûté sur une canne et marche en godillots, un clope de gris collé au coin des lèvres. Ça vous semble un détail, le bâton, la canne. Mais quand ils se chicanent d’un coteau à l’autre, qu’ils s’insultent en patois par-delà la rivière, avant de se lancer des pierres qui n’atteindront jamais leur but, ils lèvent la canne ou le bâton plusieurs fois. Parfois, ils se font face, à portée de voix. Ils se regardent. L’autre roule sa cigarette la canne accrochée au poignet, il regarde par en dessous, le bâton qui dessine de lointaines menaces. Parfois encore, parce qu’il faut bien que chacun rentre chez soi, l’un se retourne, lève le bâton en direction de l’autre et lui crie quelque chose de sa voix fatiguée. L’autre ne le voit pas ni même ne l’entend. Chacun à l’âge d’être un peu sourd. À son tour, un peu après, l’autre se retourne et lève sa canne qu’il agite devant lui grommelant bougre d’andouille. On le voit ça, depuis longtemps, depuis la route, la canne et le bâton qui rythment l’invective avant de soulager les corps usés dans leur marche vers la ferme où il faut remonter et où, une fois assis, la canne ou le bâton posés à la droite de la porte d’entrée de la seule pièce, les coudes étalés sur la table, le feutre noir toujours sur la tête, il raconteront à leur femme ce que l’autre grand con, ce que ce bougre d’andouille a encore fait.
Encore une fois, je n’ai pas été « inspiré » par un film ou un texte mais par une image qui est venue en écoutant les consignes, l’histoire de la sombre histoire qui part d’un malentendu, d’un presque-rien sur lesquels va se tisser une vie de reproches, de chamailleries. Ce qui est surprenant, c’est qu’une fois que j’ai eu la trame, ces deux paysans qui ont passé leur vie à se disputer, à jouer le rôle des deux fâchés, la manière d’écrire est venue, comme ça. Ça n’est pas un exercice de style, mais vraiment, je sentais, en écrivant que c’était comme ça que l’histoire se posait. Y compris, par exemple, les deux imparfaits du subjonctif qui se sont posés là, alors que je n’utilise jamais l’imparfait du subjonctif. Sauf pour frimer ou pour rigoler. Ce qui n’est pas le cas ici. Pareil, en écrivant, la pierre s’est imposée, celle dont on dit qu’elle est à l’origine de l’histoire, mais en fait non, l’origine est ailleurs, on ne sait où, la pierre du monument aux morts, les pierres que l’on jette. Et finalement les prénoms, qui servent de titre.

1. New York, JFK


proposition de départ
« Les bras frappent sans cesse. Tant de coups.
Nous sommes tantôt la muraille, tantôt le pic, parfois aussi le bras.
Comment pouvoir être les trois ensemble, savoir tout. »
Danielle Collobert, Meurtre.

Le douanier prend le passeport français sans d’abord regarder l’étranger. Il l’ouvre à la page de la photo et lève la tête, contrôle de routine, procédure habituelle. Il s’arrête sur le visage face à lui. L’homme a une quarantaine d’années, sourcils noirs tatoués, à une oreille il porte un bijou large et noir qui distend légèrement le lobe, à l’autre, il porte deux anneaux d’acier superposés horizontalement passés dans un joint noir. Sous la lèvre, un labret noir également est encadré d’un tatouage, noir. Un anneau d’acier est passé dans son septum. Il ne sourit pas. Il a l’habitude des passages de frontières, du temps que passent les douaniers à le dévisager. Il pense à sa fille qui va arriver à l’aéroport depuis Paris. Il ne l’a pas vue depuis plusieurs mois. Derrière lui, une femme attend, passeport mexicain à la main, elle se dit, dans sa langue, qu’elle a encore choisi la mauvaise file, qu’en n’aurait pas dû se mettre dans les pas de ce gringo, avec son look il était certain que ça allait prendre du temps mais elle avait voulu s’approcher de lui, voir les tatouages sur son bras, sur ses mains, il avait l’air cool et elle avait le temps, elle devait prendre une correspondance pour Tucson sans savoir que le Blanc avait lui-même passé quelque temps pas loin, à Phoenix, où il s’était fait poser les implants qu’il portait sur le front. Ce sont les implants qui intriguaient le douanier. Huit. Alignés verticalement, depuis le front, le premier pratiquement entre les sourcils, jusqu’au crâne. Il pousse un juron intérieur. What the fuck ou quelque chose comme ça. Première fois qu’il voit ça. Le mec se promène avec des clous plantés sur le crâne, quel malade. Il est fasciné. Putain quand je vais dire ça à Jane. L’étranger a vu que le douanier était stupéfait, il l’a senti au temps passé entre le moment où il a levé les yeux et le moment où il a repris la procédure. Quelques aller-retours entre la photo du passeport et la tête du type qui attendait les consignes. Le douanier, quand il va feuilleter le passeport en posant des question anodines, where do you come from, where are you going, where will you live in New York, what are you doing there, il va y voir des visas et des tampons du monde entier, Japon (plusieurs), Nouvelle-Zélande, Vénézuéla (pourquoi le Vénézuéla, il va poser la question, l’étranger répondra pour voir un ami), Mexique (quelques uns), Brésil, Russie…, il se demande qui est ce type, never seen such a weird guy bro, il s’imagine raconter ça aux copains de la douane mais aussi au gym, à ceux avec qui il pousse des barres pour durcir ses bras et ses pecs, il demande à l’homme de poser un doigt sur le capteur d’empreintes, sur le dessus de la main, tatoué, un X noir, pas celui des gangs, autre chose, le douanier ne trouve pas ça louche, plutôt cool, cool tattoo sir a-t-il envie de dire mais il ne dit rien, il doit rester fermé, patibulaire, à l’opposé de l’index tendu, tatoué sur le côté de la main « nø pain », avec un « ø », il trouve ça original ce « ø » mais ça ne lui rappelle rien, ça ne peut pas lui rappeler l’événement organisé par l’étranger à Avignon, Art-KØR 00, trois ans plus tôt, l’étranger pense à sa fille qui va arriver par l’avion de Paris, partie d’Avignon la veille, sa fille qui fera le tour du monde avec lui, qui n’ira bientôt plus à l’école et suivra les cours avec le CNED depuis le Mexique, le Japon, la Nouvelle-Zélande…, sa fille avec qui il ne montera pas boire un verre au sommet d’une des twin towers ce qu’il s’était promis de faire trois ans plus tô, le douanier demande le doigt de l’autre main, il ne peut pas voir « nø gain » sur la tranche de la main mais il sait que le tatouage y est, ce qu’il ne sait pas c’est que l’homme a fait ses implants à Phoenix, ils lui ont été placés par Steve Haworth, l’inventeur de cette nouvelle manière de poser des bijoux, en les fixant sous la peau, il ne sait pas non plus qu’il votera pour un président noir comme lui, six ans plus tard, il ne sait pas plus que quelque temps avant de voter pour un rêve, il se ferait tatouer, lui aussi no pain, no gain, sur la poitrine, six lettres au-dessus de chaque pectoral, lettres gothiques en arc de cercle comme Denis Rodman dont il aimait le travail de l’ombre en défense, celui qui ne marque pas de points mais qui est là pour contrer les attaquants adverses, défendre le territoire symbolisé par un filet ouvert vers le bas, de 45 cm de diamètre, attaché en dessous d’un panier, le tout fixé à la hauteur réglementaire de 3,05 m, à un panneau rectangulaire vertical de 1,80 m par 1,05 m, défendre le territoire comme lui en fait, assis dans son uniforme, à contrôler les passeports, il ne sait pas non plus qu’il défilera pour la première fois de sa vie, lui qui ne fait pas de politique, près de vingt ans plus tard avec des milliers de frères, après la mort d’un homme et qu’il criera à en perdre la voix I can’t breathe alors que l’étranger qui attend devant lui et qui devait revenir à New York publiait depuis Avignon où il était confiné en raison d’une épidémie des textes sur la violence policière à Minneapolis et ailleurs. La femme derrière attend, patiemment. Elle est heureuse de rejoindre sa fille à Tucson, Arizona. Trois ans qu’elle ne l’a pas vue, qu’elle a franchi la frontière le long de laquelle on ne parle pas encore de mur. L’homme devant elle ira souvent au Mexique, à Guadalajara d’où elle vient. Elle ne le reverra jamais. Il filmera Yosie Locote dont elle aimera les rimes, El maestro de las rimas, Yosie Locote qui écrira une chanson sur cet homme derrière lequel elle attend et sur sa fille qui va arriver de Paris et qui est aussi dans la chanson, Yosie Locote dont l’assassinat la peinera, comme il peinera l’homme devant elle qui attend que le douanier avec qui il partagera la colère contre les violences policières à un continent d’écart lui remette son passeport afin qu’il puisse entrer sur le territoire américain où dans quelque heures sa fille le rejoindra, enfin, depuis Paris, vol AF0006, arrivée New York JFK 4:55pm, sa fille qui s’arrêtera devant lui, restera un moment à l’observer quand elle verra les implants qu’il porte depuis Phoenix et qui lui dira papa t’es encore plus beau comme ça et se jettera dans ses bras en ressentant tellement d’amour.

Pas d’évocation de film ou de livre, plutôt une scène qui m’est venue, celle d’un ami globe-trotter à l’aéroport qui m’avait envoyé un email, après avoir fait poser ses implants transdermiques : je vais demander l’asile politique aux Etats-Unis. La perturbation produite par son corps qui instaure un désordre dans l’apparence, désordre qui deviendra désirable dans les années suivantes


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1ère mise en ligne 19 juin 2020 et dernière modification le 7 novembre 2020.
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