le roman de Béatrice Claire

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Habite dans le Sud Ouest. Ne sait jamais comment se tirer de cette histoire de bio. A contracté cette manie de l’écriture avant l’adolescence. A perdu et jeté beaucoup de carnets et cahiers. Carrière professionnelle variée mais une bonne partie dans la formation d’adultes, diplômes afférents. A créé des lectures publiques et des lectures concerts, écrit pour des spectacles musicaux, animé beaucoup d’ateliers d’écriture, en anime encore un peu. A publié textes et articles dans des revues (Les cahiers pédagogiques, Parenthèses, L’Ampoule, l’Inventoire) et des ouvrages collectifs de François Bon, Tiers Livre Editeur

20.


Le ciel derrière lui s’est changé en gris noir. Le vent se lève en bourrasques. La lumière s’assombrit, un halo jaune entoure la cime des arbres. Le bruissement des peupliers s’accentue à chaque nouveau coup de vent. Malgré la pluie qui s’annonce, Enzo n’a pas encore envie de rentrer. Watson gambade à ses côtés. Ni l’un ni l’autre ne craignent la pluie. Il a fait si chaud cet été, la nature a besoin d’eau. Lui aussi a besoin d’eau. Il aimerait devenir fluide, s’enfoncer dans la terre, en avoir plein les narines de cette odeur de feuilles mortes, d’humus, de mouillé, il voudrait ressortir en champignon, dans un champ de girolles par exemple, ou mieux encore en pied de mouton, ce champignon qui ne ressemble à rien avec son petit chapeau beige roux tout gondolé, son pied tout blanc. Le pied de mouton ne ressemble pas à un pied de mouton. Pas du tout. il ressemble à une erreur atomique. Comme lui. Il aimerait ne ressembler à rien pour un jour peut-être arriver à se reconnaître lui-même. Un bon coup de pluie lui remettrait les idées en place, comme un seau d’eau sur la gueule, pense t-il en riant en son for intérieur. Ah ! marre ! Enzo s’arrête de marcher, s’allonge par terre, entre deux rangs de vigne, le ciel au-dessus de lui bien sûr, la terre en-dessous évidemment. Pris en sandwich. Tout va bien. Watson vient lui flairer les cheveux, le cou et s’allonge à ses côtés. Il halète un peu, la langue pendante puis pose sa bonne tête de chien sur ses pattes avant. Repos. Lourd. Pas froid. La terre toujours. Elle monte en lui. Et le soutient en même temps. C’est vraiment formidable. Si ses ancêtres le voyaient là, ils seraient fiers de lui. Allongé dans la glaise, le chien à côté. Il est sorti de la glaise, ou d’un chou ou d’un nid de cigogne. La belle histoire, l’origine du monde. Son monde à lui s’origine à cet instant. Il ne se laissera pas voler sa vie une fois de plus. Les paupières de Watson tressaillent. Lui aussi doit rêver d’une autre vie. Finie à jamais la SPA, les cris de loup de ses congénères la nuit, les bruits métalliques des grilles qui s’ouvrent et se ferment, les pas des soigneurs et soigneuses qui ont à peine le temps pour quelques mots, une caresse. Le son mat des premières grosses gouttes de pluie fait vibrer son os occipital. Enzo se lève. Go Watson ! Go !

Codicille. Ecrit assez vite, après l’avoir tourné en tête quelques jours, très perplexe. Il me semblait avoir déjà écrit la 20 dans la 19. Je pensai faire rentrer Enzo chez lui pour éviter la pluie. Et puis, finalement non. Est venue cette histoire de champignon. Je me suis laissée faire. Il y avait aussi l’idée du peintre qui sort du tableau alors Enzo devait plus ou moins rester en mouvement et non « rentrer » quelque part. Au revoir. Et merci merci à François et à toutes et à tous. Merci.

19. la buse tourne


proposition de départ

Je suis allé faire une balade autour de la maison aujourd’hui. J’ai du marcher un bon moment sur la route - peut-être deux kilomètres - avant de trouver un chemin de traverse. La pluie des derniers jours a détrempé la terre, l’air était humide, frais, vivifiant. Planté dans mes grosses godasses à semelles épaisses bien lacées aux chevilles, je me sentais tout bêtement heureux d’être sur terre ; un frisson m’a parcouru des pieds à la tête ; J’aurais crié et même henni si j’avais pu. C’est si bateau de dire que le vent vous caresse le visage et pourtant, quel bonheur de le sentir effleurer mes joues, mon front, mes oreilles, mon cou. Rasé de près ce matin, ma peau était vierge comme celle d’un nouveau né. Je me suis juré de me raser la tête dans les jours qui viennent pour augmenter ma surface de contact avec l’air, profiter davantage de cette douceur. Cela fait si longtemps que ni Katia ni personne ne m’a touché ainsi. J’en aurais pleuré. Un rouge gorge voletait dans les taillis, à mes côtés. La vue de cette minuscule bestiole, de son poitrail rond et coloré m’a redonné foi en moi, en la vie que j’allais mener. Watson a aboyé, le rouge gorge a disparu en un clin d’œil pour se poser un peu plus loin, devançant mes pas. Watson a de nouveau aboyé puis il a flairé une piste et a disparu à travers le champ ; je n’ai plus vu que son sillage dans l’herbe. Une lignée de peupliers indiquait le tracé d’un ruisseau souterrain peut-être. Je n’ai pas revu Katia depuis mon arrivée à Saint-Maxime. Pour être franc, Je voudrais ne plus jamais la revoir ; je déteste le ton cinglant avec lequel elle s’adresse à moi. Phrases minimalistes, jamais l’ombre d’un sourire, les deux plis marqués entre ses deux sourcils magnifiques. Hélas, elle a de magnifiques sourcils. Une buse tournait dans le ciel strié de nuages clairs. Une buse ou un milan ? J’allais m’équiper en petits livres de poche à glisser dans ma gabardine, pour reconnaître faune et flore. La queue de la buse est arrondie, celle du milan droite. Mais à cette distance, impossible de faire le différence. Je m’équiperai aussi d’une paire de jumelles. Lorsque les garçons seront là, nous partirons en observation. J’en veux à Katia d’avoir fait régner cette sale ambiance à la maison. Le chemin sort du bois pour rejoindre un paysage vallonné où s’alignent les vignes. De l’herbe pousse entre les rangs, sûrement une culture en biodynamie. La buse – ou le milan – tourne toujours au dessus de moi. Watson est revenu de sa course et n’arrête pas d’aller et venir. Devant moi.. Il me tarde de revenir ici avec les garçons.

j’ai repris mon Enzo que j’aime bien pour lui offrir un instant de grâce.

Il y a eu des associations d’idée : les sourcils, les buses comme des traits noirs dans le ciel… j‘aurais pu aller plus loin, travailler les correspondances paysages/état d’esprit… (cf : proposition 9 )à suivre donc. Ces oiseaux de proie qui tournent au-dessus de lui pourraient annoncer les menaces qui pèsent sur lui et son cher Watson toujours à ses côtés, sans qu’il le sache encore…

18. Pas d’histoire


proposition de départ

J’ai treize ans et pas d’histoire. Treize années ne suffisent pas à se construire un passé digne de ce nom. Je suis une outre vide, sans consistance, juste la peau. Je me suis pourtant donné la peine de naître, j’ai crié pour déplier mes poumons, j’ai bu mes biberons, j’ai fermé et ouvert mes petits poings de bébé de chaque côté de ma petite tête de bébé, J’ai fait sourire mon père et ma mère, j’ai mangé, digéré, déféqué un certain nombre de fois, j’ai découvert le salé, le sucré, l’amer, l’acide, j’ai appris à me tenir assise puis debout, j’ai appris à nager, à lire, à écrire, à compter, j’ai appris de l’histoire et de la géographie, j’ai fait du vélo, j’ai grimpé aux arbres, je me suis baignée dans la mer Méditerranée et dans l’océan Atlantique, j’ai vu pousser mes seins, j’ai été amoureuse trois fois, j’ai déménagé quatre fois, j’ai louché, j’ai porté de jolies robes mais préféré les shorts, j’ai vu la minette accoucher de ses petits, j’ai vécu la déception de l’herbe rase dans le jardin au retour de l’école, j’ai vécu les cheveux coupés trop courts et les dents qui tombent, j’ai chanté à deux voix avec ma soeur les chants scouts qu’elle ramenait de ses camps d’été, l’odeur du feu de bois accroché à ses vêtements, j’ai partagé des secrets... Tout cela ne constitue pas une Histoire. Je n’ai rien à raconter. J’ai suivi mes parents, c’est tout. Dehors, ça commence à gronder cours cours camarade, le vieux monde est derrière toi, du passé faisons table rase. Je ne vois rien derrière moi ni rien à balayer sur la table.

Codicille : voilà qui est vrai : ce sentiment ancien de ne pas avoir eu d’histoire et le souvenir intact de ce sentiment – moi qui d’habitude font partie de ceux.celles qui « n’ont pas de souvenirs d’enfance ». Dans la forme, le texte me fait penser à une proposition passée, accumulation de verbes d’action, pendant le cycle « Pousser la langue », je crois. Il y avait beaucoup d’autres possibilités d’écrire quelque chose de vrai, quelque chose qui aurait très bien pu ne pas être autobiographique. Pourquoi ce mot « vrai » m’a t-il fait pencher vers l’autobiographie ? Parce qu’on ne peut garantir la véracité que de ce que l’on a vécu soi-même ? parce que ce mot « vrai » signifie « authentique » vrai de vrai, croix d’bois, croix d’fer, si j’ meurs j’vais en enfer, peut-être draine t-il aussi de la gravité… Pourtant, n’est –il pas vrai que Marilyn Monroe écrivait des notes poétiques et introspectives, que mon voisin est un chanteur arabe qui excelle dans le quart de ton ou que n’importe quoi de la nostalgie ?( Le texte de Milène Tournier, malicieux, joue avec ça).

17. ne pas


proposition de départ

1 Je ne veux pas que mon livre soit moyen //2 je ne veux pas que mon livre blesse des personnes vivantes // 3 je ne veux pas raconter ma vie // 4 je ne veux pas trop d’adjectifs // 5 je ne veux pas d’adjectifs qui ne soient pas très justes // 6 je ne veux pas me découvrir / / 7 je ne veux pas trop de comparaisons mais « la mer comme une chevelure reptilienne » (Claude Simon) // 8 je ne veux pas trop de successions de phrases sujet – verbe – complément // 9 je ne veux pas trop d’adverbes surtout les « un peu » « légèrement » / / 10 Je ne veux pas employer le mot « magique » ni « profond » (sauf si cela concerne une rivière profonde) / /11 je ne veux pas que mon livre soit ennuyeux// 12 je ne veux pas que mes personnages soient fantomatiques// 13 je ne veux pas que mon livre ne soit pas ancré dans un territoire et dans une époque// 14 Je ne veux pas que mon livre soit autobiographique // 15 Je ne veux pas que mon livre ne rôde pas autour du thème de la présence/absence et tous les autres livres qui suivront // 16 je ne veux pas que mon livre soit gros // 17 je ne veux pas que mon livre soit une saga pourtant j’aime les sagas // 18 je ne veux pas que mon livre soit un recueil de nouvelles parce que je n’aime pas tellement les recueils de nouvelles // 19 je ne veux pas que mon livre fasse des effets littéraires // 20 je ne veux pas ne pas écrire un livre à la Brautigan, ou à la Antoine Emaz // 21 Je ne veux pas écrire d’histoires fantastiques //22 je ne veux pas que mon livre soit un livre, plutôt un bloc note cartonné format A5 avec des œillets métalliques et une chaînette qui relie les feuillets ou une série de petits rouleaux qui s’enroulent sur eux-mêmes, que l’on glisse dans une tube de carton fermé d’une rondelle qui fait un bruit de bâton de pluie lorsqu’on le retourne.

 

16. NdT


proposition de départ
1

Il s’agit d’un faux monument historique composé de copies de pierres anciennes. On trouve ce genre de facétie dans des quartiers très touristiques.

2

Ce vers est extrait d’un poème de Guillaume Apollinaire :
L’Adieu
J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t ‘en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends

3

L’auteur s’amuse ; il y a plusieurs mots possibles pour désigner ce long tube de papier blanc rempli de tabac que l’on nomme cigarette : clope, sèche, tige, cibiche, clou de cercueil, indus (si la cigarette est « industrielle »), roulée ou toute roulée(si la cigarette est roulée à la main).

4

A l’époque du roman, la recherche de nouvelles énergies dites « propres » était au centre des préoccupations. Les éoliennes, sorte de gigantesques moulins à vent, avaient alors, si on peut dire, le vent en poupe.

5

Le mot vient de l’anglais « to spray » « vaporiser » ; pourtant l’équivalent français existe bel et bien : vaporisateur. Les exégètes ne comprennent pas l’emploi paradoxal d’un mot anglais pour un personnage ayant vécu sa vie avant l’irruption du franglais.

6

Les éditions de poche ont vu le jour en 1953 mais la conception du livre que l’on peut mettre dans sa poche, elle, date du XVIIe. On les appelait les « livres de colportage. »

7

Les sociétés Panasonic et Leica collaborent depuis les années 2000.

8

Le bois d’acacia est réputé pour sa longévité. C’est pourquoi, on privilégie son emploi pour les piquets (particulièrement les piquets de vigne)

9

Il est vraisemblable que le personnage dont il est question ici soit le père de l’auteur.

10

Il est vraisemblable que le personnage dont il est question ici soit la mère de l’auteur.

11

Il est vraisemblable que le personnage dont il est question ici soit le grand-père de l’auteur.

Codicille : je n’ai pas trouvé le ton, je n’ai pas la sensation d’avoir touché quoi que ce soit en écrivant ça ; mais je l’envoie tout de même pour avoir tenté la chose, pour avoir l’impression d’avancer plutôt que de bloquer.

15. Sylvain & Cie


proposition de départ

Le dos au mur, calé avec des oreillers, Louis-Max consulte les journaux éparpillés autour de lui et note sur une page les noms et numéros des possibles gagnants au tiercé du jour, son œil droit à moitié fermé pour éviter la fumée de la cigarette coincée entre ses lèvres. Une lampe de chevet éclaire ses genoux. Les deux petites fenêtres en chien assis ne donnent pas assez de lumière. A l’étage au-dessous, son appartement est envahi par ses copains. Ce ne sont pas vraiment ses copains, ce sont de pauvres hères que la ville rejette. Il n’a pas le cœur de les mettre dehors. Il ne sait pas faire. Il les subit, comme les hommes se supportent entre eux en cellule. Il a aménagé son grenier avec un lit et quelques affaires pour être tranquille. C’est là qu’il se trouve maintenant. Il faut qu’il se dépêche parce que le PMU ferme à treize heures trente. Dimanche dernier, il est arrivé trop tard. Heureusement, ses numéros étaient perdants. Tous.

En bas, dans l’appartement, Sylvain cherche Louis-Max. Il est agité. On ne sait pas ce qu’il a. Le speed sans doute. Ou alors, il est en descente. Quelques autres fument assis à la table de la cuisine, près du radiateur. Ça sent le shit, du bon, du noir, de l’afghan sans doute. Quelqu’un dort sur le canapé. Clara et La Bulle occupent le grand lit, dans la chambre à côté. La Bulle, c’est un vrai malin. Costaud, une tête de brigand, le teint gris, il parle fort, il a toujours raison, il veut toujours quelque chose de vous. Le corps maigre de Sylvain passe de la cuisine à la chambre, tout en os avec une tête d’oiseau, le nez comme un bec, les pommettes saillantes, les yeux vifs, agrandis, inquiets. Il est où Louis-Max ? Personne n’ose encore monter au grenier. Soudain, on frappe à la porte. Un vent de panique traverse la pièce. Sylvain se tend puis se détend : trois petits coups seulement, les flics eux, ont la pogne autoritaire. Sylvain va ouvrir la porte comme chez lui. Sur le palier, Anne-Marie dégouline de pluie, ses cheveux bouclés s’égouttent sur ses épaules. Elle cherche Sylvain. Elle est aussi maigre que lui, ils sont bien assortis, un couple d’oisillons. Elle ne parle qu’à Sylvain. À peine un regard sur ceux qui sont là. Elle ressemble à une étudiante si ce n’était elle aussi ce regard écarquillé. Clara s’est levée du lit pour mettre un disque de Bowie sur la platine. Elle essaie toujours que ça ait l’air gai. Elle rit beaucoup, de sa grande bouche« Still don’t know what I was waiting for /and my time was runnin’ wild/a million dead end streets and/every time I thought I’d got it made » La voix pincée de Bowie s’élève, l’histoire d’un type dans des impasses qui ne sait pas ce qu’il attend. Louis Max a tous les disques de Bowie, quelques uns de Lou Reed, d’Iggy Pop, d’Higelin… Dans la cuisine, rien ne bouge, Sylvain a passé son bras autour des épaules d’Anne-Marie. Une suspension éclaire la table. La pièce est tout en longueur, les murs peints en bleu roi. La fenêtre donne sur une rue si étroite qu’on ne voit que le mur gris sale de l’immeuble d’en face. Soudain des pas sur le palier. Sylvain sort en trombe. Louis-Max déjà dévale les escaliers, les pans de son manteau de cuir noir volent après lui. Hé ! l’interpelle Sylvain. J’suis pressé, viens ! Sylvain s’engouffre dans les escaliers à sa suite. Anne-Marie l’attendra.

Codicille : j’ai suivi une piste ébauchée dans la 4. D’ailleurs, j’ai retranscrit ( et un peu transformé) le paragraphe d’origine. Il est difficile de savoir si ces personnages – autour de Sylvain, il y a une nébuleuse de personnages mais Sylvain est le point de mire – accrocheraient un lecteur, s’ils sont tout de même sources d’énigme, comme l’est Turkey par exemple, dans Bartleby.

14. Mon nom, son nom


proposition de départ

La disparition est le problème. Pas la mort. Je dis bien, la disparition. Je suis maçon tailleur de pierre de métier, dans la grande tradition des « maçons creusois » dont le savoir faire est si réputé qu’on nous appelle dans tous les coins de France pour construire les monuments ; on nous doit les Tuileries, Le Louvre, l’Odéon, le palais Garnier et j’en passe. Je suis de ceux qu’on appelle les maçons migrants de la Creuse. Je suis partie limousiner dans les Vosges, j’y ai fait un enfant. Pour lui donner mon nom, j’ai épousé la mère. Ce nom, mon nom, son nom est inscrit sur sa tombe. Mon fils eut deux fils. Aucun d’eux ne fut père. Le premier on ne sait pas pourquoi, il était pourtant remarquablement beau et bon. Le deuxième n’eut pas le temps de faire grand-chose à part naître et mourir en même temps, le même jour, dans un même élan. Le nom fut perdu. Avant lui, mon fils n’avait eu que des filles, après il eut encore une fille qui remplaça l’enfant mort-né. On dit un tas de choses sur ces enfants de remplacement, que leur destinée est celle de morts-vivants, qu’ils n’arrivent pas à exister par eux-mêmes, qu’ils vivent leur vie hantés par celui ou celle qui les a précédés, en rivalité perpétuelle avec lui ou elle, qu’ils portent en eux le poids d’un autre etc. on exagère sans doute. Chez les maçons creusois, on ne raisonne pas ainsi. Les enfants naissent et meurent. J’ai élevé des murs au fil à plomb à la verticale, vers le ciel. Elle couche des lignes mot après mot à l’horizontale. J’ai taillé des pierres dans le dur du granite et je les ai signées. Exister est le problème. Ce nom, mon nom, son nom, le nom de son père qu’elle a gardé, elle ne le signe pas. Elle aligne des traces horizontales sur des surfaces planes. Elle trace des lignes qui vont de nulle par à nulle part. Elle dessine des hampes et des jambages qui cherchent le cœur de je ne sais quoi. Plus elle écrit, plus elle efface. Elle coupe, elle raccourcit, elle resserre, elle supprime, elle élague. C’est comme si mes pierres s’effritaient au fur et à mesure que le mur monte. Ne reste plus qu’un moignon de texte qu’elle tolère et qu’elle attend d’oublier.

Elle veut mon nom gravé sur le monument aux morts des morts pour la France. Moi le maçon tailleur de pierres qui monte des murs vers le ciel, crée des limites entre le dehors et le dedans. Elle veut mon nom, son nom gravé dans la pierre, sans attendre de ne plus exister.

Codicille : je m’enlise carrément avec ce texte. J’ai pas mal tourné autour. Rien à faire, c’était celui-là ou rien. Il y avait bien un mort dans mon texte 6, celui des noms, mais ce mort-là ne voulait pas parler. S’est imposé ce grand-père creusois récemment découvert grâce aux recherches d’un érudit local. Il a reçu la consigne : parler de l’origine secrète de ce qui nous meut ; il s’en est tiré comme il a pu. Ce n’est sans doute pas ce qu’il préfère.

13 + 14.


proposition de départ

Le fait que quand on est mort on a plus de courbure lombaire tout le dos repose complètement à plat du sacrum jusqu’à la nuque. Le fait que quand on est mort le diaphragme ne s’abaisse plus en cuvette ni ne remonte plus en parachute. Le fait que quand on est mort la mâchoire tombe fini les pitbulls rottweilers et compagnie on vous met une mentonnière jusqu’à ce que ça se rigidifie, le fait que quand on est mort on n’a plus besoin d’ouvrir la bouche ni pour parler ni pour manger c’est ça qu’est bien. Le fait que quand on est mort on ne sent plus rien on ne voit plus rien on n’entend plus rien plus de musique plus de vent dans les feuilles des peupliers c’est ça qu’est dommage. Le fait que quand on est mort ben rien forcément c’est fini tout ça. Le fait que quand on est mort l’oreille ne murmure plus rien au cerveau d’un côté c’est reposant.

 

12 + 13. D’un côté c’est reposant


proposition de départ

Entrer dans la maison vierge s’étendre sur le sol nu faire connaissance avec l’espace - soi là dans cet espace-là

Orteil le gros puis deuxième troisième quatrième cinquième le petit talon voûte plantaire coup de pied mollet genou cuisse gros muscles bas ventre circonvolutions de l’intestin grêle colon ascendant transversal descendant rectum holy asshole à la Ginsberg bassin diaphragme

Le fait que quand on est mort on a plus de courbure lombaire tout le dos repose complètement à plat du sacrum jusqu’à la nuque le fait que quand on est mort le diaphragme ne s’abaisse plus en cuvette ni ne remonte plus en parachute

Estomac la chaudière la rate sous les côtes le foie gros deux lobes la vésicule biliaire verte les petits canaux qui relient foie vésicule duodénum pancréas poumons dans le dos aussi cœur le moteur gorge nouée pas nouée les deux tuyaux respiration alimentation

Le fait que quand on est mort la mâchoire tombe fini les pitbulls rottweilers et compagnie on vous met une mentonnière jusqu’à ce que ça se rigidifie le fait que quand on est mort on n’a plus besoin d’ouvrir la bouche ni pour parler ni pour manger c’est ça qu’est bien

La bouche les dents les gencives merci les dents le nez sentir les oreilles les yeux le front parfait tout ça extraordinaire

Le fait que quand on est mort on ne sent plus rien on ne voit plus rien on n’entend plus rien plus de musique plus de vent dans les feuilles des peupliers c’est ça qu’est dommage

Les cheveux le cuir chevelu la boîte crânienne dedans le cerveau extraordinaire le cerveau l’ordinateur central le grand ordonnateur le grand gestionnaire les flux les échanges les neurones l’électricité les fréquences les oscillations les transactions les connexions

Le fait que quand on est mort ben rien forcément c’est fini tout ça

Lourd sur le sol dur nu la nuque les omoplates les épaules les bras coude avant-bras poignet pouce index formidable la pince le majeur l’annulaire pour les anneaux les bagues de fiançailles quand il y en a les alliances aussi en or en fer blanc et le petit l’auriculaire celui que l’on met dans l’oreille celui qui dit

Le fait que quand on est mort l’oreille ne murmure plus rien au cerveau d’un côté c’est reposant

Codicille : la 12 et la 13 en même temps. J’y ai pensé à ce texte, l’ai écrit à la main sur un cahier de brouillon à un moment creux et c’était très long à écrire à la main, ennuyeux aussi puis ensuite très vite à l’ordinateur

11. Les mains, les yeux


proposition de départ
Les mains, les yeux

Les mains, le regard effleurent le monde. Le bout des doigts posé sur la joue, cherche le bon équilibre tête-coude. La gifle sans force devient caresse, les yeux immenses derrière les verres grossissants désarment. La main tend le tissu sous le pied de la machine à coudre, les yeux attentifs derrière les lunettes. On devine les chemins bleus des veines sous la peau transparente à peine flétrie. Les mains tricotent une chorégraphie de laine, l’index pointé passe en rythme au-dessus de l’aiguille, entre l’annulaire et l’auriculaire coule le fil. Les doigts cousent, reprisent. La main gauche serre l’œuf de bois dans le talon de la chaussette Burlington bleue tandis que la main droite, patiemment reconstitue la trame, l’index couronné d’un dé à coudre argenté. Les mains cuisinent beaucoup, longtemps, souvent : éplucher les pommes de terre, les asperges, couper le frites, émincer les oignons, râper les carottes, écraser l’ail, équeuter les haricots verts, écosser les petits pois, dénoyauter les olives, peser la farine, le sucre, égoutter les pâtes, le riz, beurrer le moule ; les mains saisissent les poêles, les casseroles, les passoires, les écumoires, les louches, les spatules, les cuillères en bois, les mixers… Les mains ont joué du piano, méthode Cortot, poignet souple, les mains aiment Ravel, Debussy. Les mains tiennent des magazines (le Pèlerin, la Croix, Télérama), des journaux (Le Monde), des livres (Kundera). Les mains saisissent la théière du matin, puis restent ensommeillées des somnifères volés nuitamment dans le tiroir des médicaments. Des images ont disparu : les mains tirent la nappe pendant le repas familial, les mains écrivent des lettres d’insultes, les mains disent des mots qui blessent, les mains ouvrent le gaz la nuit, les mains crient. Les mains se reposent plus depuis longtemps en fines particules de poussière.

L’anneau d’or

La main est fine, son toucher délicat, à l’annulaire un anneau d’or. On devine les chemins bleus des veines sous la peau transparente.

La main tend le tissu sous l ‘aiguille de la machine à coudre. Sous la table, le pied oscille sur la pédale. On entend le ronronnement huilé du moteur.

Chorégraphie de doigts : entre l’auriculaire et l’annulaire passe le fil, qui s’enroule ensuite autour de l’index pointé qui, à intervalles réguliers, passe au-dessus de l’aiguille à tricoter. Tout l’après-midi.

La main gauche serre l’œuf de bois dans le talon de la chaussette (Burlington bleue) tandis que la main droite, l’ index couronné d’un dé chromé, passage après passage, reconstitue la trame du lainage.

Les mains épluchent les pommes de terre, les asperges, la rhubarbe, ouvrent les mirabelles, coupent les frites, émincent les oignons, râpent les carottes, écrasent l’ail, équeutent les haricots verts, écossent les petits pois, dénoyautent les olives, lavent la salade, pèsent la farine, le sucre, pétrissent la pâte, beurrent le moule, égouttent les pâtes, le riz… les mains saisissent les poêles, les casseroles, les cocottes, les sauteuses, les passoires, les mixers, les écumoires, les louches, les spatules, les cuillères en bois…

Les mains tiennent des magazines (La Croix, le Pèlerin, Télérama), des journaux (Le Monde), des livres (Kundera). Les yeux vont d’une main à l’autre, de gauche à droite.

La main s’élance pour la gifle mais atterrit sans force sur la joue, presque une caresse. Derrière les verres grossissants des lunettes, les yeux désarment.

Les mains jouent du piano, méthode Cortot, poignet souple, Ravel, Debussy.
Les mains tapotent la houppette de poudre sur les pommettes, les joues, les ailes du nez, le menton, le front.

Les mains ensommeillées versent le thé du matin contre les brumes des somnifères.

Le bout des doigts à peine posé sur la joue cherche le bon équilibre coude-tête.

Les mains reposent en fines particules de poussière. Reste l’anneau d’or.

Codicille : j’avais d’abord pensé à une accumulation de mains, de gestes, une liste compacte à la recherche exhaustive de la nomination (les paumes, la légère dépression du centre de la paume, les phalanges — première, deuxième, troisième —, les ongles, les lunules, les articulations, les pliures, les lignes, les os…) Finalement, s’est imposé ce portrait en creux. J’avais d’abord écrit un texte -pavé puis j’ai préféré les retours à la ligne ; j’ai écrit aussi consciemment avec des relatives et subordonnées que j’évite souvent. Certaines phrases viennent la nuit par exemple « Les mains tapotent la houppette de poudre sur les pommettes »... la phrase qui m’a le plus embêtée : celle de la gifle ; j’ai repris plusieurs fois la première phrase, ce qui m’a fait trouver la facilité dramatique de l’anneau d’or qui ouvre et boucle le texte. J’ai hésité à enfoncer le clou avec le titre… et puis après j’ai préféré la version 1 et après je ne sais plus…

9. Une amoureuse, un qui-ne-va-pas-bien-du-tout, et Enzo


proposition de départ

Le soleil de la fin d’après-midi pénètre par la porte vitrée, ses rayons caressent la table de chêne comme on caresserait une main en suivant les veines. Le feu crépite de mots doux, ceux que l’on écoute au creux du cou, à la tombée du jour. On perçoit l’air plus frais qui vient de la chambre à coucher à l’étage dont les volets sont déjà clos.

La pièce est longue est sombre. En son centre une lourde table de chêne où l’on pourrait coucher un homme. Dans le fond, le feu s’éteint comme se sont éteints les aïeux qui le contemplaient, assis sur le banc dans l’âtre. Le froid dévale l’escalier de bois.

On rentre par la cuisine. Une pièce tout en longueur avec au fond la cheminée. La table de chêne, ses deux bancs, la cuisinière, même les casseroles et les ustensiles y sont encore. Il gardera la table peut-être. Il créera une ouverture dans le mur à l’emplacement des casseroles. L’évier sautera, il faudra changer l’escalier qui mène à l’étage. La cheminée restera mais transformée en insert.

Voici le lieu d’origine :

Au fond de la pièce, une cheminée large où brûle un feu fourni. Le petit banc pour l’ancêtre y est encore. Les casseroles sont suspendues par ordre croissant au-dessus des fourneaux ainsi que les ustensiles courants, louche, écumoire, égouttoir, cuillères, spatules... L’évier de pierre est à gauche de la porte d’entrée. Un escalier de bois mène à l’étage. Une longue table de bois rectangulaire bordée de deux bancs avec dossier et accoudoirs à chaque extrémité occupe le centre de l’espace. La lumière n’arrive que par la porte d’entrée vitrée dans sa partie haute.

Il est vu d’abord par une amoureuse. Ensuite par un type qui à mon avis frise la dépression. Puis par mon « Enzo » du texte 3, qui vient de se séparer de sa femme et s’apprête à s’installer dans sa nouvelle maison. Là j’ai triché, j’ai fait venir le personnage, le « il ».

Ça m’a plutôt amusé d’écrire ces trois versions. Mais ce n’est pas forcément facile. J’ai commencé par lister quelques personnages qui regarderaient la pièce, puis j’ai rassemblé des mots autour d’eux. Ensuite, ça s’est combiné. J’ai fait assez vite.

8. La verdure s’assombrit au fur et à mesure que la nuit tombe


proposition de départ
extérieurs

De chaque côté de la route, une clôture de piquets d’acacia et de fil barbelé délimite des prairies à l’herbe bien verte. Sur la droite, la vue est rapidement arrêtée par une colline haute, plantée de chênes verts. La route serpente tandis que se profilent, dans les lueurs du soleil couchant, les sommets du pic de la Moulle.

Plus belle gare, y’a pas : la façade de pierres plates ornée de bas-reliefs dans sa partie haute entre chaque baie rectangulaire, les ouvertures légèrement cintrées à petits carreaux dans la partie basse dont dépasse la verrière au toit pointu mais surtout, surtout cette ahurissante montée de marches, scandée de balustrades et surmontée de deux piliers imposants qui transforme n’importe quel départ en une ascension céleste.

La verdure s’assombrit au fur et à mesure que la nuit tombe. L’atmosphère se colore d’une teinte jaunâtre. Des nuages orageux envahissent le ciel. La rivière est peu profonde à cet endroit-là. Des chauves souris volètent en formant des cercles. Dans les collines environnantes, l’orage résonne.

Grotte artificielle tarabiscotée, au toucher rugueux, réalisée avec de la chaux. On y descend par des escaliers faussement taillés dans la roche. Des belvédères débouchent sur le lac - un ancien marécage - où flottent poules d’eau, canards, nénuphars. Au centre du lac, une île où gîte le héron gris cendré.

intérieurs

Au fond de la pièce, une cheminée large où brûle un feu fourni. Le petit banc pour l’ancêtre y est encore. Les casseroles sont suspendues par ordre croissant au-dessus des fourneaux ainsi que les ustensiles courants, louche, écumoire, égouttoir, cuillères, spatules... L’évier de pierre est à gauche de la porte d’entrée. Un escalier de bois mène à l’étage. Une longue table de bois rectangulaire bordée de deux bancs avec dossier et accoudoirs à chaque extrémité occupe le centre de l’espace. La lumière n’arrive que par la porte d’entrée vitrée dans sa partie haute.

De lourdes tentures de velours vert bouteille devant les hautes fenêtres, deux fauteuils crapauds, deux fauteuils voltaire, tous recouverts de cretonne fleurie, un grand tapis ancien ; partout, sur le tablier de la cheminée, dans les vitrines des meubles, sur la bibliothèque, des bibelots : bonbonnières de porcelaine, boîtes de bois de thuya marquetées d’Essaouira , statuettes de femme drapées en biscuit, une baigneuse de bronze dont le ventre, les cuisses, l’épaule, le bandeau des cheveux attrapent la lumière ; aux murs des peintures champêtres, aux cadres de bois doré alternent avec des petits tableaux de scènes de genre sur la tapisserie aux motifs cachemire : portrait de jeune fille se coiffant, garçonnet en costume de pierrot, femme cousant à la fenêtre, femme lisant…

Une pièce carrée cinq mètres sur cinq mètres, des baies dans la partie haute du mur (hauteur des murs : 2, 50m) occultées par des stores de tissu blanc. Les murs sont blancs aussi. Au sol, une natte au centre de laquelle se tient une table basse de bois laqué crème, carrée elle aussi, un coussin rond orné d’une fleur de lotus devant chaque côté. Dans un coin, une orchidée.

Au centre de la pièce, un amas de vêtements : jeans, joggings, shorts, chaussettes, T-shirts, caleçons, vestes zippées, sweat-shirts. Sur le lit défait, l’ordinateur, le casque, deux bouteilles de soda vides, un paquet de chips, un sac de sport, un vieux chien en peluche tout pelé. Une étagère avec deux rayons de mangas, un rayon BD, un autre avec les dix-sept tomes de « L’apprenti épouvanteur », des livres sur la boxe, les motos et les vélos. En haut de l’étagère deux paires de gants de boxe, une rouge, une bleue, des bandelettes. Au mur une aquarelle représentant une scène de marché dans un pays méditerranéen et des photographies de New York prises au grand angle. Une corbeille à papier débordante derrière la porte.

Codicille : les lieux intérieurs sont des reconstitutions imaginaires sauf le dernier, quasi réel. J’ai l’impression à postériori qu’ils correspondent à des stéréotypes : le salon vielle bourgeoisie, la pièce zen, la cuisine de campagne, la chambre d’ado. J’ai eu plus de mal pour les extérieurs (peut-être parce que je suis casanière), j’ai eu recours à des images internet ; pour la rivière , j’ai directement pillé dans le « Dalva » de Jim Harison. Pour la gare St Charles, j’ai sciemment délaissé le ton « description objective ».

Je vois que la 9 est en ligne ; alors j’écris vite le dernier extérieur jour et j’envoie.

7. sa sœur et sa grand-mère


proposition de départ

Jérôme Chaulais se reconnut comme homosexuel la veille de son dix-septième anniversaire. Il l fait part de sa découverte à sa sœur et à sa grand-mère. Son premier amant fréquente le même club de sport que lui, il est relativement âgé, autour de trente ans. L’avantage est qu’il a son propre appartement et un bon salaire qui leur permet de fréquenter des boîtes gay où ils s’amusent bien. Cette première relation dure presque deux années entières ; ils se quittent bons amis.

Il commença par dessiner les portraits de ses profs et de ses copains de classe dans les marges de ses cahiers. Un jour, le professeur d’histoire-géographie s’approche de lui, se penche par-dessus son épaule, reconnaît sans peine sa propre caricature : le front haut et dégarni mange la plus grande partie de son visage, deux sourcils en accent circonflexe dépassent de ses lunettes rectangulaires, le menton ombré légèrement en avant se décale vers la gauche, quelques cheveux hirsutes se livrent bataille en haut du crâne. « Vous avez du talent, Chaulais », dit-il.

Il acheta son premier appareil photo l’année de son bac, un Panasonic Lumix avec objectif Leica. Ses premiers modèles sont sa sœur et sa grand-mère. Il ne soigne pas encore ses éclairages. Il essaie juste d’attraper quelque chose, d’apprivoiser l’image fixe ; ensuite, il dessine d’après la photo. Comment dire ? il extrapole, stylise ce que l’objectif a capté. Dans la version finale, on reconnaît à peine le « sujet » initial. Dans les dernières années, il colorise, aquarelle, pastel, encre. Il a du mal à décoller, à se faire connaître.

Il mourut d’une rupture d’anévrisme la veille de son cinquantième anniversaire. Ça tombe bien, il aime les comptes ronds. Après un bon déjeuner avec ses amis, il sort faire quelques pas, fumer une cigarette et s’écroule brusquement. S’il avait eu le choix, il n’aurait pas opté pour cette mort. Il aurait aimé avoir le temps de dire au revoir, de régler ses affaires, de trier ses dessins surtout.

Il rencontra Stephen, son mari, grâce à sa sœur. Depuis quelques temps, il n’a plus envie de rien. Les portraits, les fleurs, les sculptures urbaines, les corps nus, tous ses tirages sont sans intérêt. Il a perdu l’acuité. Sa sœur lui conseille d’aller consulter. Elle connaît un psychiatre. D’abord il refuse puis se laisse convaincre. Elle l’attend dans la voiture. Il revient le visage détendu, du rose aux joues : « j’ai un ami », dit-il.

Codicille : c’est une ébauche. J’ai eu du mal à démarrer. J’ai d’abord pensé écrire sur le grand père quasi inconnu de la Creuse et puis j’ai abandonnée l’idée de me plonger dans l’histoire familiale. Ensuite, j’ai pensé approfondir le Louis/Max du texte 4. Et puis non. Finalement, j’ai décidé d’inventer un personnage. Jérôme Chaulais a quelque parenté lointaine avec Robert Mappelthorpe et éléments de réalité épars. Il commence tout juste à exister, à m’intéresser.(J’aurais pu aussi reprendre mon Enzo du texte 3…) Il faut prendre son temps, laisser mûrir dit François. Pour l’instant, je prends pour option de cavaler au rythme (d’enfer ) des propositions successives.

6. Watson & Cie


proposition de départ

Dans le texte numéro 1, chaque personnage a un nom. C’est une façon de les sortir de leur anonymat, de les héler et c’est bien la moindre des choses quand on s’apprête à leur ouvrir le crâne. Le premier est Louise Elle est inspirée d’une personne existante dont le second prénom est Lou ; de « Lou-réalité » à « Louise-fiction », il n’y a qu’un pas que je n’ai pas hésité à franchir Le deuxième personnage, la gamine en robe bleue, se nomme Jessie. Le prénom « Jessie » était inscrit sur le badge de la vendeuse, dans une boutique de photocopies où je suis allée récemment. Je me suis rappelée cette mode de donner à ses enfants des prénoms américains venus des séries. C’est la raison pour laquelle, à la fin du texte un des garçons s’appelle Cliff. Pour Hélène Massiac et son amie Cathy, les noms sont venus vite et sonnaient juste. « Hélène », « Catherine » dite « Cathy » sont les prénoms des années cinquante (avec les Françoise, Martine, Danièle, Brigitte etc.) ; Le patronyme « Massiac » est venu tout seul aussi : il vient de la région où j’habite, le Sud Ouest, l’Occitanie où pullulent les noms en ac… « Mauriac », par exemple, « Armagnac », « Figeac », etc. La fille magnifique n’a pas de nom, elle est archétypale, une créature de manga dit le texte. Ensuite, il y a Max le trentenaire et Margaux sa copine. Ce sont les prénoms des années 90. « Max » est vraisemblablement le diminutif de « Maxime », très courant. Michel Neycis est inspiré d’une personne réelle. J’ai gardé son prénom et transformé son patronyme. Avec lui, vient son jeune patient Larbi. D’où est venu ce nom qui est aussi un prénom, apparu tout de suite comme une évidence ? Un cliché qui arrive au moment où il est question de Tobie Nathan et de son bouquin sur les jeunes qui se radicalisent ? Une réminiscence du côté marocain de ma famille ? « Larbi », est-ce marocain ? algérien ? tunisien ? Le prénom de Lola est venu en même temps que le personnage ; ça a collé tout de suite. Je l’entends dans mon entourage bien que je ne connaisse pas celle qui le porte ; dans le sillage de « Lola », une kyrielle d’images de féminité comme la « Lola « de Fassbinder, les « Lola « des bars de western et plus loin en écho « Le ravissement de Lol V Stein » . Son amie (ou sœur ?) Charlotte est arrivée dans la foulée ; « CharlotteetLola », cinq syllabes qui forment une groupe sonore au rythme satisfaisant, aussi satisfaisant que les quatre syllabes suivantes « Arnoécliff » (Arnaud et Cliff ) avec le « AR » qui attaque et le fff qui chuinte en finale.

Dans le texte 2, la petite vieille au déambulateur n’a pas de nom. Elle est trop proche. J’ai été obligée de l’éloigner, d’en faire un archétype.

Le texte 3 porte le nom du personnage, Enzo. Pourquoi cette sonorité italienne ? D’où vient-elle ? Du son bien sûr. « Enzo, » c’est beau, c’est doux, c’est musical, c’est sentimental, ça donne envie de tomber amoureux ; le « N » monte le « ZO » descend, » Enzo », c’est un chant d’amour. Et puis c’est un nom loin de moi, aussi loin que la fiction du texte qui comporte des éléments de réalité bien sur, mais peu. Mon personnage est un homme doux. « Enzo » a entraîné Katia avec ses sonorités méditerranéennes en « A. » Et puis, « Katia » équilibre « Enzo » : le heurt du « K » de « Katia » fait contraste avec la douceur du « Z », l’appel du « N ». (« Enzo » pourrait-il venir des romans napolitains de Elena Ferrante, lus quand ? l’année dernière ? il y a deux ans ? ) Reste Watson, le prénom du chien, emprunté à Jean-Paul Dubois, comme je l’ai dit dans le codicille. Dans son roman, « La succession », j’ai aimé l’apparition de ce chien qui m’a consolée, en tant que lectrice, de la solitude du personnage principal. Je n’ai pas hésité à lui piquer et le chien et son nom. « Watson », pour un chien, c’est génial, non ?

Dans le texte 4, le personnage de Louis/ Max (tiens ! ça fait deux « Max ») est inspiré d’une personne ayant existé. « Louis » pour le personnage doux, parce que la diphtongue (à moins que ce ne soit un hiatus entre deux voyelles ?) « LOU - I » coule avec fluidité, alors que « Max » sonne dur avec son « X ».

Dans le texte 5, il n’y a que quatre prénoms. Eduardo (tiens ! encore un prénom italien… ). « Eduardo » a un côté chic et un peu crapuleux. « Eduardo » pourrait très bien être le gigolo de la madame au bracelet d’or.

Ensuite, vient Jeannette, pour la sœur de la vieille dame dans son fauteuil. Parce « Jeannette » fait partie des prénoms de la génération ascendante à celle des « Hélène, Brigitte, Françoise, Martine, Chantal » etc. C’est la génération des octogénaires, des prénoms en « ette ».

Les prénoms de Bernard et Jean-Louis sont les vrais prénoms des enfants de ce souvenir autobiographique dans sa deuxième partie.

Imaginons que l’on veuille classer ces occurrences des prénoms, on pourrait distinguer :

  la catégorie fictionnelle : on choisit un prénom qui colle à la fiction, l’époque, le milieu social du personnage.

  La catégorie autobiographique : on choisit un prénom plus ou moins proche de la personne réelle.

  La catégorie sonore : on choisit le prénom pour le plaisir du son en relation avec la tonalité du texte.

 

  La catégorie inexpliquée : on ne sait pas pourquoi tel nom ou prénom s’est imposé, on n’a pas conscience des images qu’il convoque.

On pourrait certainement compléter cette tentative de classement.

J’ai examiné les noms et/ou prénoms des personnages des cinq textes de l’atelier, dans l’ordre de leur apparition.

5. nettoyer ses lunettes


proposition de départ
1

Assise en tailleur sur le canapé, elle enlève ses lunettes, tire le bas de son T-shirt et frotte chaque verre entre le tissu, du pouce et de l’index, tout en continuant à argumenter contre le projet d’installation des éoliennes qui va bousiller le paysage, en plus il n’y a pas de vent ici, on ferait mieux d’arrêter de consommer tant d’énergie pour des conneries, oui des conneries !

2

« Chéri, tu veux me nettoyer ça ? », elle allonge vers Eduardo son bras magnifique ceint d’un seul bracelet d’or au bout duquel sa main aux ongles vernis d’orange nacré tient ses lunettes d’écaille.

3

Sur le seuil de la cuisine, le tablier plein de tâches noué autour de son ventre proéminent, dans les effluves de la sauce au vin qui mijote, il ôte ses lunettes couvertes de buée, plisse ses yeux de myope, essuie ses verres avec le coin de son tablier. C’est pire après qu’avant, il n’y voit plus rien.

4

Un coup de poing dans l’estomac, un caillou dans la gorge, obstruction totale du larynx. A peine si on le voit pâlir. Le vide se fait en lui, un grand trou. Du temps, il faut juste un peu de temps avant de pouvoir reprendre le cours de la conversation. Il ôte ses lunettes, cherche son mouchoir dans sa poche, essuie un verre et puis l’autre, avec lenteur, vérifie leur transparence en les élevant devant ses yeux, recommence, un verre et puis l’autre, les pose sur son nez, range son mouchoir, sourit, « tu disais ? ».

5

Elle est un peu trop grosse, il fait beaucoup trop chaud. La sueur fait glisser ses lunettes sur son nez, elle ouvre le robinet d’eau froide dans la cuisine. Ses gestes sont saccadés mais elle retrouve son équilibre. Un peu de produit vaisselle sur chaque verre, frotter avec les doigts, tout simplement, il paraît que c’est la meilleure façon de nettoyer ses lunettes. Essuyer avec un torchon, propre bien sûr, mais surtout, en coton, 100% coton.

6

Le visage entraperçu le temps qu’il enlève ses lunettes, qu’il se frotte le haut du nez, qu’il les essuie machinalement pour les remettre aussitôt comme on remet les choses en place. Ce visage inconnu entraperçu, ces yeux que l’on ne connaît pas, si fragiles soudain, avec leur regard fixe, flou pas habitué à faire le job, la vision… ce visage qu’il aura sur son lit de mort, ce visage du sommeil ou de l’amour ou de sous la douche lorsqu’il tâtonne à la recherche de la serviette de toilettes et de ses lunettes.

7

Il est bien ce spray finalement. La peau de chamois se trouve toujours dans l’étui à lunettes, rouge, rouge pour le trouver rapidement dans le fouillis de la table. Dans le fauteuil à gros accoudoirs, le lampadaire à ses côtés distillant l’auréole de lumière sur ses genoux, au son du téléviseur, elle entreprend le nettoyage quotidien de ses lunettes, de grosses lunettes aux verres épais – elle n’a pas voulu se faire opérer de la cataracte. Elle ouvre l’étui rouge, saisit le tissu jaune. Jeannette sa sœur lui a apporté un spray de nettoyage spécial lunettes. Pssichtt, poser le spray, un verre, essuyer le verre, passer le chiffon sur toute la surface jusqu’ aux bords intérieurs de la monture. L’autre verre. Remettre ses lunettes sur le nez, regarder le téléviseur plus net. Attraper l’étui rouge, y déposer la peau de chamois, fermer l’étui qui claque. Fin

8

Ça a commencé quand elle avait trois ans. Un œil qui dit merde à l’autre. Strabisme convergent. Pas possible d’opérer dit le docteur, il faut faire de l’orthoptie et porter un obturateur. L’obturateur, quelquefois rose, quelquefois noir se porte alternativement sur le verre gauche et sur le verre droit. Est-il rouge, est-il noir ce jour-là ? Obture t-il le verre droit ou le verre gauche ? Le fait est que dès qu’elle aperçoit Bernard sortir de la voiture de ses parents, elle a à peine le temps d’enlever ses lunettes à toute vitesse et de les fourrer dans la poche de son short. Le soir, lorsqu’elle a voulu les nettoyer (il y avait des caramels mous au fond de sa poche) elles se sont cassées.

9

Jean-Louis, son copain, le cousin de Bernard, lui a dit qu’il viendrait ce dimanche avec ses parents. Elle ne s’est pas montrée de la journée. Elle a enlevé l’obturateur pour bien voir avec les deux yeux, elle a nettoyé les verres et s’est postée dans le petit cagibi, où une toute petite fenêtre, la seule de tout ce mur aveugle de la maison, donne sur le jardin des voisins. Elle les a regardé jouer tout l’après-midi. Surtout Bernard. A un moment – qui a eu l’idée de lever les yeux ? – ils l’ont vue. Ils l’ont montrée du doigt, en se tordant de rire.

10

Neuf mètres carré de chambre, un lit à une place, une plaque électrique et un frigo top sous la mansarde du toit. Des bouquins partout. Neuf mètres carré de poussière. Il lit allongé sur le lit (pas le choix de toutes façons), pose son livre, enlève ses lunettes, crache sur le verre droit puis sur le verre gauche, essuie avec un bout du drap, les remet sur son nez. Tome un des essais de Montaigne, en éditions de poche.

Codicille : Lire comment s’en étaient tiré les autres m’a facilité la tâche. Je ne voyais pas vraiment comment faire ; en fait, la consigne pousse à créer des personnages autour de ce geste et autour du geste, une petite scène. J’ai écrit rapidement sur deux jours. J’ai cru que je n’arriverai pas à dix et finalement, si…

4. clope, cigarettes


proposition de départ
Louis, la cigarette aux lèvres (version douce)

Allongé sur son lit, le dos surélevé avec des oreillers moelleux, Louis lit les journaux. D’une main, il note sur une feuille volante les noms et numéros de ses favoris. Les lunettes au bout du nez, la cigarette aux lèvres, il évite les volutes l’œil à moitié fermé. La lumière des petites fenêtres en chien assis ne suffit pas à éclairer la scène. Une lampe de chevet éclaire Louis. En-dessous, dans son logement, ses amis végètent. Ce ne sont pas vraiment ses amis, ce sont des ombres en mal d’une grotte. Ils aiment comme des chauves-souris. Louis ne sait pas les se débarrasser d’eux. Il a aménagé son grenier et il y vit. Il se dépêche maintenant. Le PMU ferme à treize heures. Dimanche dernier, il est arrivé trop tard. Heureusement, ses numéros n’auraient pas gagné. Sinon, quelle rage !

Max, la clope aux bec (version dure)

Appuyé dos au mur, Max consulte les journaux en vrac autour de lui. Il écrit d’une main, rapidement, sur un bloc-notes les noms et numéros des possibles gagnants au tiercé du jour. La cigarette au coin des lèvres, il ferme son œil à demi, pour éviter la fumée. Une lampe de chevet est allumée à ses côtés, les deux petites fenêtres en chien assis ne captent pas assez de lumière. A l’étage au-dessous, dans son appartement vaquent ses copains. Ce ne sont pas vraiment ses copains, ce sont de pauvres mecs rejetés par la ville qui viennent squatter chez lui. Il n’a pas le cœur de les rejeter à la rue. Pour les fuir, il a aménagé le grenier avec un lit et quelques affaires. Il accélère maintenant, le PMU boucle à quatorze heures. Dimanche dernier, il est arrivé trop tard. Heureusement, ses numéros étaient perdants. Tous.

J’aime bien l’exercice -– mais je n’ai fait qu’une petite gamme, n’ai pas tiré la pleine page. J’ai cherché à travailler avec les sons : favoriser les l m n s pour Louis et k surtout pour Max.

3. Enzo


proposition de départ
1

La voiture est chargée jusqu’à la gueule. Plus de visibilité à l’arrière. Pas très prudent. Ce n’est pas le moment de se fiche en l’air, alors qu’une nouvelle ère s’ouvre devant lui, une ère de mec divorcé, un de plus ; couillon de se retrouver cœur à prendre à quarante sept ans bien tassés et un début de calvitie. Tant pis, il conduira avec les rétro latéraux, roulera sur la file de droite. Il tourne à gauche au bout de l’allée, un salut (un dernier salut) au voisin, les maisons particulières alignées comme des petits soldats bien mis, quelques résidences avant et après le passage à niveau, tourner à droite pour rejoindre l’éternelle Avenue de la Libération, la grande artère qui mène vers l’aéroport et la rocade. Il filera par l’autoroute. Il passe les Mondial Tissus, Générale de Literie 70 % avant liquidation, Mondial Moquette, Saint Maclou, Alinéa, le centre commercial et l’hyper marché. Les sorties de ville sont laides. On y perdrait sa joie de vivre. D’habitude il aime conduire mais aujourd’hui il ne sent pas tranquille. Le poids du véhicule sans doute. Il a fallu qu’il se décide en vitesse pour acheter cette maison à Saint Maxime. Les propriétaires le regardaient d’un air suspect ; pourtant quand on connaît le nombre de divorces annuels en France, dans sa tranche d’âge, il n’y a pas de quoi pousser les hauts cris, comme dirait sa mère La Kangoo doit être au maximum de sa charge. Il se réjouit de se dire qu’il ne verra plus ce défilé cafardeux de commerces en préfabriqué. Saint Maxime est entouré de champs, de bois, de vallons. Ça fera du bien aux gosses lorsqu’ils viendront, un week-end sur deux, la moitié des vacances scolaires. Le classique. Il a la chance de pouvoir bosser n’importe où. Depuis des années son ordinateur et son I phone constituent son seul bureau. Enzo prend ses rendez-vous clients, établit ses devis, se déplace quelquefois plusieurs jours de suite, pour assurer la maintenance informatique des entreprises. Un boulot comme un autre. Au moins, il est son propre chef. D’abord la maison. Tout repeindre, installer la salle de bains, en espérant qu’il n’aura pas de mauvaises surprises. Isoler le toit, ça s’est impératif. Une chambre pour chaque gosse ? pas forcément. Il ne sait pas trop encore. Les deux garçons s’entendent bien, peut-être qu’ils seront contents d’être ensemble lors des séjours qu’ils feront chez leur père. Surtout au début, ça les rassurera. Petit à petit, il aménagera la grange. Enlever tout le fourbis qui s’y est entassé, clouer de la volige, chauler peut-être ; les poutres du toit ont l’air saines. Il verra comment doubler les murs et faire une isolation correcte. Un plancher, aussi, ça serait bien. Plus stable. De toutes façons, ce n’est pas pour tout de suite. Le trafic ralentit juste avant d’arriver à la bretelle d’autoroute. C’est la mauvaise heure. Il n’a pas pu faire autrement. Il voulait éviter de croiser Katia. Elle n’aurait pas fait d’objection à ce qu’il emporte le tapis rouge mais on ne sait jamais. Et puis il vaut mieux éviter le tête à tête dans ces moments où la séparation se matérialise ; on se sait pas encore trouver la bonne distance, il faut laisser passer du temps, les rancoeurs s’immiscent dans les regards. A ses côtés, Watson, bâtard pure race, dort sur le siège du passager. Ses sourcils tressaillent ; il rêve de courses poursuites après des lièvres au milieu de bois vallonnés, peut-être. Watson n’était pas négociable. On peut quitter une maison, un pays, une femme, des amis, un paysage, on peut être forcé de partager ses enfants à parts inégales, mais on ne peut pas quitter un Watson. Watson l’avait choisi, lui, Enzo dès qu’ils étaient entrés dans le chenil de la SPA. Il s’était arrêté d’aboyer ; son regard s’était fixé droit sur Enzo, il avait penché la tête, genre happy end dans une comédie américaine. Il aurait pu émettre un gémissement mais c’était inutile. Le pacte était conclu. Un coup de foudre inter-espèces. Enzo accéléra brusquement pour s’insérer dans la file serrée des véhicules ; seul le compte-tours s’emballait tandis que la vitesse stagnait. L’embrayage peinait. Ce n’était pas le moment non plus.

2

L’arrière de la Kangoo rempli jusqu’à la gueule, le chien endormi à se côtés, Enzo, sans visibilité à l’arrière, traçait sa route vers Saint-Maxime, petit village de cinq cent âmes où il venait d’acheter une maison. Le divorce venait d’être prononcé. Il était grand temps de quitter la maison familiale. Tout en surveillant ses rétros latéraux, il projetait les aménagements nécessaires à sa future installation. Le chien tressaillit dans son sommeil.

Le rythme de ce début d’atelier étant bien soutenu, je joue le jeu des exercices en laissant venir l’écriture comme elle vient. J’essaye de « tirer ma pâte » parce que j’ai toujours tendance à faire court, à couper. J’ai tenté de jouer le jeu du roman dans la version longue, peut-être le personnage prend –il trop de place, les lieux pas assez. Je ne sais pas du tout ce qu’il va arriver à Enzo. Je crois que dans sa nouvelle maison, un jour, il retrouvera son chien empoisonné. Peut-être une histoire de secte… hum ! En tout cas, le chien, je l’ai piqué à Jean-Paul Dubois dans « La succession » que je suis en train de lire.

2. le monde se délite


proposition de départ

Vu comme ça, c’est une vieille comme une autre, accrochée à son déambulateur, les yeux bruns légèrement enfoncés, le teint mat - une ancienne brune on le devine tout de suite - les cheveux blanchis coupés au carré à la base du cou, la raie au milieu, les dents un peu en avant, mince, le parler un peu mâchouillant, d’abord revêche ou souriant ou normal, selon la personne qui est devant elle. Des personnes, il y en a peu : les aide-ménagères trois fois par semaine de quatorze à seize heure qui lui font les courses et un peu de ménage, les ambulanciers qui viennent la chercher le mardi matin, la descendent aux bras par l’escalier pour l’amener chez le kiné et les employés municipaux qui lui apportent le repas de midi, quelquefois un voisin si elle a un problème dans son appartement. Exceptionnellement une sœur, une amie, il y a longtemps. Elle porte un double nom, le premier est son nom de jeune fille, le second celui de son mari dont elle est veuve depuis plus de vingt ans. Il est mort en une nuit aux urgences du CHU, tumeur cérébrale. C’est la première fois qu’il est méchant avec moi, a t-elle dit. Comme une gamine. Ils avaient pourtant presque cinquante ans l’un et l’autre. Après sa mort, elle a tout lâché de la vie, progressivement, le boulot, la voiture, la famille. Un ou deux AVC et un cancer du sein plus tard, elle ne pouvait plus marcher ni descendre l’escalier du vieil immeuble où elle habite au centre ville. L’été elle entend la foule, aux terrasses des cafés, les tramways qui passent sous ses fenêtres. Toute cette agitation ne la concerne pas mais la dérange les soirs de match de foot. Elle regarde les émissions politiques ou animalières à la télévision et les vieux films qu’elle possède, des Chabrol, des Tavernier, elle relit des nouvelles de Maupassant, les bouquins de John Le Carré et de Guy Debord. Son amie Marie l’appelle cinq, six fois dans l’année ou sa plus jeune sœur. C’est la seule qu’elle tolère, les autres elle ne veut plus les voir. On ne sait pas vraiment pourquoi. Elle ne demande plus de nouvelles des uns et des autres. La seule chose importante pour elle, est que son monde tourne bien, que le déjeuner arrive avant midi et demi, que les aide-ménagères rapportent bien les produits qu’elle a demandés ; si elles rapportent un choux vert au lieu d’un chou chinois, ça la met hors d’elle, si les lardons sont nature et non fumés, , elle est capable de téléphoner aux services sociaux pour signaler que cette Madame X est incompétente et qu’elle ne veut plus jamais la voir. Elle a toujours été un peu comme ça. Sur ses photos d’enfance, elle regarde ailleurs, le visage fermé. A l’école primaire, elle avait le teint jaune comme un coing, il fallait lui pincer les joues pour lui donner bonne mine. Quand cela a t-il commencé ? Que s’est –il passé pour que le monde glisse comme ça entre ses doigts ? Que les choses ne tournent pas comme elle le souhaite, elle ne peut pas le supporter ; l’effort d’adaptation est trop grand. Il faut ranger les fromages enveloppés de papier sulfurisé dans un Tupperware fermé au bas du réfrigérateur ; on fait griller la viande dans la poêle-grill, on cuisine les pommes de terre dans la sauteuse, on fait cuire le hachis Parmentier dans le plat en pyrex carré, et non dans le ovale destiné aux gratins. Et tout à l’avenant ; à la moindre entaille au protocole, une série de non non non non non impératifs cloue le contrevenant sur place, le réduisant à l’état de bon à rien. Elle a été belle fille. D’ailleurs, elle est restée coquette ; elle porte des couleurs vives, des colliers assortis, des bracelets, se poudre le visage ; Un jour, ça a commencé à se déliter. Mais quand ? à quel moment de sa vie ? que s’est –il passé ? Le monde doit faire bloc autour d’elle, la tenir, sinon elle se défait, rentre dans une coquille, ne prononce plus un mot pendant deux ou trois jours. Elle essaie de saisir quelque chose mais elle n’accroche rien, les prises lâchent. Elle n’a jamais compris pourquoi ; elle en a eu assez, vraiment assez. Elle avait beau tenter d’ordonner son environnement du mieux possible régenter, organiser, fermer les sacs poubelles en faisant une jolie rosette, pfuiiit … C’est terminé maintenant. Elle arrive à se préserver d’à peu près tout. Après la mort de son mari, elle a accroché à la porte de son frigidaire un poème de deuil nous ne nous verrons plus sur cette terre, elle a tenu encore un peu, puis elle a chuté et voilà maintenant elle est la petite vieille du second.

Codicille : J’ai eu un peu de mal à démarrer. Choisir du proche ou du moins proche. Finalement, j’ai tout de même choisi quelque chose qui taraude mais avec l’idée du narrateur impassible, ça pouvait marcher. En tout cas, malaxer l’indémêlable, ça me plaisait. Je joue le jeu des marches d’approche. Je ne sais pas si j’écrirai un roman ni sur quoi.

1. il l’a vue


proposition de départ

Grande, carrée, piétonnière, en son centre une vague colonne vaguement historique, des terrasses de café, plusieurs, bondées, un cinéma d’art et d’essai dans une ancienne église, le cinéma des cheveux blancs, il n’y a que les vieux qui vont voir ses films-là, comme sa mère, pense la petite Louise, afin pas si petite que ça, vingt-cinq ans tout de même, toutes ses dents, mais petite par la taille, à peine un mètre cinquante huit, elle revient d’une année passée à La Réunion, quel choc de ne plus être entourée de palmiers, de montagnes et d’océan, elle a voulu rentrer voir sa famille, et ses amies, c’était trop loin là-bas, La Réunion, onze heures de vol, pas possible de revenir pour un week-end ou qu’on vienne la voir pour un week-end, elle ne sait fichtrement pas ce qu’elle va faire maintenant, si elle va repartir ailleurs, ailleurs plus près, en Espagne, peut-être, Barcelone peut-être ou peut-être pas. Ça court au milieu de la place, des enfants, neuf dix ans, les parents boivent des pots aux terrasses, les gosses s’ennuient, ils voudraient bien rentrer, goûter, jouer à leurs jeux vidéos, mais non, les parents restent là, à boire leurs bières en fumant des cigarettes, la gamine en robe bleue, Jessie, le dos appuyé contre la colonne, à force de tirebouchonner sa robe, elle lui remonte jusqu’aux cuisses, on voit sa grande culotte blanche. Il fait terriblement chaud, plus de trente degrés, les vieux sortent du cinéma, un peu hébétés, l’esprit ailleurs après le film, bien pas bien, venus là avec leur copines, il y a surtout des vieilles d’ailleurs, Hélène Massiac avait donné rendez-vous son amie Cathy, presque quarante ans qu’elles se connaissent bien qu’elles ne soient devenues amies il y a une vingtaine d’années seulement, Hélène Massiac se sent toujours obligée d’inviter Cathy au cinéma alors qu’elle même souvent préfèrerait y aller seule, elle déteste avoir à réagir tout de suite, déclarer si le film est bon ou non, émettre des commentaires affûtés sur quelque chose, Isabelle Huppert qu’elle n’aime ou n’aime pas, Gérard Depardieu énorme et génial, bien que décidément trop gros maintenant, elles aussi elles vont aller boire un pot pour parler du film et de la vie, c’est pesant à la fin, surtout par cette chaleur, parcourir les terrasses du regard pour essayer de trouver une table libre et à l’ombre, surtout à l’ombre. Une fois installées là, passe cette fille magnifique. Magnifique, jupe de cuir noir à mi-cuisse, talons hauts, silhouette fine, comme une ombre chinoise, les cheveux noirs volants sur ses épaules, une ligne parfaite, la fille marche à grandes enjambées très habitée de sa beauté, elle sait que les regards la suivent, elles les sent derrière elle comme une traîne qui la magnifient encore davantage. Longue, si mince et souple et ronde comme une liane, un corps comme une créature de mangas pense Max, trente ans, un peu trop joufflu pour son âge, quand il se regarde dans la glace il déteste son visage poupin, heureusement qu’il est blanc comme un linge, manquerait plus qu’il ait les joues roses ; il bosse dans une start up, web marketing, c’est pour ça qu’il est blanc comme un linge, toujours sur l’ordi, des horaires de fou ; là, il prend juste sa pause déjeuner à quatre heures de l’après-midi, ! il enrage de s’être encore fait humilier pas son patron qui fait le tiers de sa taille et le même âge que lui, petit con, heureusement que sa décision est prise, il va quitter le boulot, partir en voyage, l’Amérique du Sud – même si ça ne rigole pas là-bas, il veut aller en Colombie, pourquoi la Colombie ? Parce. Parce que les statues précolombiennes, il les adore depuis qu’il est gamin, l’ombre de dieux aztèques plane sur sa vie rêvée. Max suit de yeux la silhouette de la fille magnifique jusqu’à ce qu’elle ait fini de traverser la place en diagonale, ça doit pas être cool d’avoir une fille si belle que ça, elle doit vous prendre de haut ; lui, ça fait presque une semaine qu’il n’a pas vu Margaux, avec ses horaires impossibles, difficile d’être en couple. Michel Neycis se rend à son cabinet de psychiatre. Son premier rendez-vous est à dix-huit heures seulement mais il veut passer à la FNAC d’abord acheter le bouquin de Tobie Nathan sur les âmes errantes, ses jeunes qui prennent la voie de la radicalisation ; le jeune Larbi qu’il voit depuis un an l’inquiète pas mal. Pour l’instant il a mal aux pieds, qu’est ce qu’il lui a pris de de mettre ses richelieus en cuir ? pour faire plaisir à sa femme. Il pense à sa femme, elle doit être devant sa machine à coudre cet après-midi, ses grosses lunettes sur le nez, les boucles de ses cheveux dans la figure, cette nuit encore dormir près d’elle, quelle chance, il ne s’en lasse pas. Il sourit presque en passant à côté de la colonne, le pli entre ses sourcils s’est effacé. Un gamin en skate lui passe devant à toute allure et s’excuse en rigolant. La place est lourde de toute cette chaleur qu’emmagasinent les pierres des immeubles. Pas de pluie attendue, pas une goutte, si on a un peu de fraîcheur ce soir, ça sera déjà ça. Lola traverse elle aussi, elle va au Saint-Georges boire une bière avec Cliff et Arnaud. Elle a mis son nouveau pantalon, très large et haut à la taille mais pas assez haut pour cacher son piercing au nombril et sa petite pierre blanche. Elle a piqué à Charlotte son débardeur blanc ultra court. Les cheveux remontés en tire bouchon sur le haut du crâne, ses lunettes de soleil qui lui bouffent le visage, elle assure. Elle vient de passer un entretien pour un boulot dans un SPA. L’hôtel se monte, ils forment les équipes. Croiser les doigts pour que ça marche parce que ça commence à être tendu question fric. Arnaud, elle l’adore, ça ne fait que trois semaines qu’ils sortent ensemble, mais elle le sent bien, elle sent que ça va marcher. La chaleur et le brouhaha, c’est fou, le bruit qui se dégage de la place. Elle voit la gamine en robe bleue contre la colonne, elle croise Michel Neycis, beau mec mais un peu vieux pour elle ah ah, Arnaud lève le bras, il l’a vue.

Codicille : j’ai écrit comme quand on marche vite, je me suis laissée prendre par le rythme, j’ai relu à voix haute, mais je l’envoie comme un croquis qu’on aurait fait à la volée. D’abord, j’avais pensé me rendre sur la place en question, m’asseoir, observer, prendre des notes à la Perec place Saint Sulpice, et puis non finalement, c’est venu comme un souffle qui m’aurait visitée, assise là, sur mon canapé avec la vue sur le ciel gris nuage et la cime du robinier, au travers de la baie vitrée.

 



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1ère mise en ligne 19 juin 2020 et dernière modification le 9 novembre 2020.
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