contribution auteur | Nathalie Fragné

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Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 6

Elle avait vu rouge, elle avait dit rouge, elle avait écrit rouge, écrit qu’il y avait du rouge, qu’il y avait du rouge qui s’était glissé dans sa mémoire, quelque part elle avait écrit ça, que du rouge s’était ajouté à un souvenir, à une image dans sa mémoire, une image qui ne contenait pas de rouge en vérité, dans le réel, dans la vérité du réel, en réalité ne contenait aucun rouge, juste du noir et du blanc, elle l’avait écrit, ça aussi, l’avait écrit parce qu’un jour, au début, au tout début, ou, pour le dire plus précisément, avec plus de justesse, sur l’instant, là où, dans l’instant où c’était arrivé dans la vie, il n’y avait que du noir et du blanc, pas de rouge, même pas dans les reflets des flaques de pluie ou dans les coins de l’image, elle en était sûre, elle pouvait le jurer sur la tête du monde entier : aucun rouge, aucun dans cette scène troublante à laquelle elle avait assisté sur une place de Marseille, un manteau noir, une barbe blanche, basta ! c’était comme ça au début... et puis... un jour, elle avait remarqué, un jour où ce souvenir était dans sa pensée, elle avait remarqué une légère différence, une sorte de miroitement à un endroit du manteau, elle avait regardé de plus près, avait regardé plus attentivement le tissu, avait scruté la texture, avait essayé de la lisser comme, d’un doigt, on essaie d’effacer un léger je ne sais quoi qui gêne sur la couverture d’un livre, la manche d’une robe, une partie qui semble aspirer à la différence, semble vouloir se distinguer, s’extraire de l’ensemble ; c’est à ce moment-là que le rouge était apparu, une tache rouge un peu dansante, pas bien fixée, non, mais bien rouge, parfois posée sur la barbe du vieillard, puis glissant le long du manteau, glissant encore, puis remontant dans les longs poils blancs, un beau rouge sang, oui, très beau, sans conteste, elle ne pensait même pas à le nier, mais ne comprenait pas comment il avait pu arriver là, ce qui lui avait permis d’apparaître, quelle magie l’avait fait éclore, quelle anomalie de sa mémoire avait permis cette intrusion, intrusion qui, de surcroît, semblait définitive, contrairement à ce qu’elle avait d’abord pensé, à chaque fois qu’elle avait convoqué ce souvenir, ou qu’il l’avait envahie, le rouge, bien installé dans sa tache, dans les contours précis de la tache, était là. Et plus jamais elle n’avait vu la scène de ce vieillard couché sur le sol sans ce rouge, c’est pour ça qu’un jour elle l’avait écrit, elle avait même parlé de funérailles royales, pensant, voulant penser, que cette faille dans sa mémoire, par laquelle le rouge s’était introduit, que cette faille avait un sens, mais, au fond, elle n’y croyait pas, en tout cas cette tache n’avait rien de culturel, ce rouge ne relevait pas de la référence, aussi inconsciente fût-elle, il était là, c’est tout ce qu’elle pouvait en dire, pouvait savoir, posé là sur cet homme qu’elle avait regardé de loin, de l’autre côté de la place Castellanne à Marseille, posé sur ce vieil homme en souffrance et dont elle avait admiré la souffrance, admiré la rectitude du corps allongé sur le trottoir, admiré alors que, certainement, il avait peur, alors que, probablement, il avait mal, le niant tout à fait dans ce regard, gommant tout l’humain en lui, le piétinant de son foutu regard d’esthète, ça aussi elle avait essayé de le croire, qu’il y avait dans cette tache une dimension morale, la marque d’une faute, cette idée l’avait séduite, mais non, décidément, elle avait beau chercher dans ce rouge quelque chose de flatteur, référence culturelle ou trace de remords, elle savait que non, rien à voir, cette tache était tombée là pour une raison qu’elle ignorait mais extérieure tout à fait à ses qualités, ses défauts, ses connaissances, peut-être portée là par une brise, ou résultat d’une collision avec un autre souvenir, une image entièrement rouge — elle en avait de ce genre — si gonflée, si boursouflée de rouge que, sous le choc, un peu s’en était échappé, avait giclé sur le vieillard, oui, c’était sans doute ça, un champ de coquelicots, peut-être, la robe qu’elle portait la première fois qu’elle était tombée amoureuse, tellement rouge dans le soleil de juin, ou ce rêve d’une bouteille de lait dont sortait du sang qu’une main invisible versait dans son bol, ça y est, elle tenait une explication, une à laquelle elle pouvait croire, les souvenirs quelquefois se rencontrent, communiquent entre eux, et désormais elle avançait dans ses certitudes, ils font parfois même des échanges très secrets, plus souvent se volent entre eux, se dérobent un peu de temps, une intensité, un ciel clair, une fréquence. Voilà donc d’où provenaient ces décalages, ces améliorations ? Qu’elle ne débusquait jamais, se contentait de vaguement sentir, laissait soigneusement en place. La tache rouge, c’était différent, trop visible, et puis c’était gratuit, quelle importance d’en prendre conscience ? Le reste du temps on ne voit rien de ces trafics, ces bidouillages, ces rafistolages, on ne veut pas savoir, surtout pas, on n’y a aucun intérêt, on pourrait, en vérité, quelquefois c’est si clair, mais à quoi servirait une mémoire qui n’embellit pas la réalité ?

proposition n° 5

Les quatre gosses sont collés derrière la porte du couloir. Pieds nus, en chemises de nuit et pyjamas. Raides contre la porte. Ça les a réveillés. Dressés dans leur lit. Les uns après les autres, ils se sont retrouvés dans le couloir, titubants, ébouriffés. Même le tout petit a fini par venir, les yeux à peine ouverts. Ils sont là, collés contre la porte, raides de peur et de froid. Ils échangent parfois quelques mots, mais surtout se taisent pour entendre ce qui les a réveillés : des éclats de voix qui entaillent un grondement continu, piquent dedans comme des mouettes dans la masse de l’océan, dans son bruit sourd, ininterrompu, les deux aînées en murmurant tentent d’apaiser les petits frères qui s’affolent, d’un coup ça déferle et quelque chose, une chose lourde, s’ajoute au vacarme, une chaise tombée, peut-être, bousculée et tombée, ou jetée, peut-être même. Le grondement se transforme en cris, comme l’océan qui n’en pourrait plus qu’on lui pique le ventre, qui avalerait les mouettes pour que ça cesse enfin. La plus grande, alors, appuie sur la poignée de la porte — le déclic, comme celui d’un pistolet mais qu’on tiendrait dans le mauvais sens, dirigé contre soi — pousse un peu, comment tu peux me dire ça, la voix de la mère, ça tremble dedans, ça ondule à force, un gros rire mais faux, contraint, traverse d’un coup la voix comme pour la tuer, pauvre conne, tu m’prends vraiment pour un imbécile... Tu me gâches la vie, je te déteste... c’est des mots très gros et très pointus en même temps, qui s’enfoncent dans les petits crânes comme des balles, la voix qui tremble se met à monter monter, tinte un instant, suspendue dans l’air, aigrelette, presque joyeuse, et d’un seul coup elle se déchire, s’écroule, se morcelle en sanglots, le tout petit se met à pleurer, les sœurs lui font chuuut ! l’autre garçonnet tremble de tout son corps, la grosse voix s’amplifie, se répand plus généreusement, s’ourle d’une satisfaction ironique, ah ça y est, les larmes... et la voix de la mère essaye de répondre mais les mots, maintenant, on dirait des grumeaux, de la farine prise dans l’eau, ils pataugent, ils font des bulles, quand même, au bout d’un moment, il y en a qui reviennent à la surface, brisés, tu es méchant... c’est trop facile... qui surmontent l’humiliation, c’est de ta faute si je pleure... qui repartent à l’assaut, toujours planqué derrière ta table, dans ton whisky... la grande sœur va recoucher le petit qui hoquette, les deux autres, doucement, poussent la porte un peu plus, avancent dans le deuxième couloir, juste avant la salle à manger, loin encore il y a le père assis derrière la grande table en bois, l’air mauvais, le visage blanc, secoué de tics nerveux, les yeux surtout, et, de l’autre côté, la mère debout au milieu des chaises éparses dont une renversée sur le carrelage, la figure bouleversée, rouge, avec des larmes sur les joues, mais très en forme, qui respire la santé, tu me dégoûtes, c’est fini... va-t-en, alors... dans le ton de défi perce une note de détresse, si seulement je pouvais... la porte est ouverte ! Il se lève, le corps raide, va vers elle, elle pousse un petit cri aigu avec un brusque mouvement de recul, comme un animal surpris dans la forêt, ne me touche pas !... fais pas la femme battue, je t’ai jamais frappée, il tend un bras mais elle s’enfuit dans le couloir en gémissant, passe devant les enfants tétanisés, allez vous coucher, et rentre dans sa chambre. Lui reste immobile un instant mais les yeux battants comme des ailes, les mains tremblantes, il saisit la bouteille de whisky sur la table, boit plusieurs gorgées au goulot, passe devant les petits pour rejoindre sa femme. Ils restent là, grelottants, les pieds glacés sur le carrelage. La grande sœur les rejoint, les entraîne vers la chambre des parents, le petit garçon s’effondre, Maman va s’en aller, la cadette le serre contre elle, retient ses larmes, derrière la porte c’est un grand silence, ça fait encore plus peur, tu crois qu’il va lui faire du mal, des sons étranges leur parviennent, des bruits mous, amortis, froissés, des glissements, qu’ils entendent dans un étrange silence en eux. Et puis soudain un rire, léger, féminin, sensuel. Naît en eux, et se répand comme une flaque d’huile, un écœurement à vomir dans lequel se mêlent le désarroi, le dégoût, la colère. Ils ne se regardent pas, ne se parlent pas. Repartent dans leur chambre avachis, titubants, comme de petits pantins.

proposition n° 4

Hôpital de Mercy, Metz-Thionville. À côté des bâtiments verre/acier un château aux dômes tourterelle, sa pierre claire dressée sur un perron immense couvert de mousse. Son corps nu sous un drap comme suspendu entre sol et plafond autant qu’entre vie et mort, flottant au milieu des machines —affairées, besogneuses, infaillibles — son corps en déroute suspendu là, comme juste endormi, se reposant, faisant un somme, les épaules puissantes, les bras, les mollets, la chair intacte, lisse, la peau mate et claire, de temps en temps un tressaillement parcourt ses muscles, une de ses mains est cachée par la main de son frère. Assis là, à côté de lui, penché sur lui. Dans la salle tranquille juste le doux ronronnement des machines ponctué de bips discrets.

C’est pour lui que je suis ici, pour le frère, l’autre m’est inconnu, rencontré une seule fois, une soirée dans un restaurant, il était gai, il parlait fort, très sûr de lui, je ne me souviens de rien de ce qu’il disait, juste cette assurance, cet air de victoire — trois, quatre notes — qu’il jouait sans cesse en parlant. Une simple grippe. Un peu négligée, peut-être, à cause du travail, de l’entreprise. Il est dans un coma artificiel depuis plusieurs semaines, les bactéries ont dévoré entièrement un de ses poumons et une partie du second. Les médecins, aujourd’hui, l’ont mis dans un état de semi-réveil, ils ont dit à sa femme qu’il pourrait les entendre, qu’il entendrait ce qu’ils lui diraient, elle, ses enfants, ses parents, mais comme dans un rêve. Ils y vont deux par deux, lui murmurer des choses tendres, des encouragements, des exhortations. Son frère aussi maintenant, après mille kilomètres, son frère intimidé qui ose à peine lever les yeux sur lui, intimidé même par sa main dans la sienne, pour la première fois.

Il est là, sous mes yeux, à portée de main, il est visible, réel, je peux m’approcher, constater sa présence, sa densité, son silence, son sommeil. Un inconnu. Je le regarde et je revois, dans la pénombre du funérarium, la porte fermée, scellée pour toujours, les deux dates inscrites, pour toujours aussi. La douleur face à l’absence de son corps, ce que c’était dans cet instant de ne pouvoir ni le toucher ni le voir, ce que ça a été pendant des années de n’avoir pas pu.

C’est troublant ce que fait l’écriture de ce texte, comment elle s’empare de cet homme qui est entre la vie et la mort, de la même façon que la maladie et les médecins se sont emparés de lui, ont agi sur lui à son insu, l’ont dépossédé de lui-même. La cruauté de cette écriture, la froideur que c’est parfois de dire. Je voulais écrire autre chose, le texte était en cours, mais c’était difficile, ça ne venait pas. Et celui-ci s’est imposé, tout de suite après l’expérience réelle de voir cet homme en lutte contre la mort. Je cherchais ce texte dans le passé, il existait dans l’avenir. Si je pouvais en faire un film, un court-métrage, je voudrais faire en sorte que le lieu, ce soit autant le corps de l’homme que ce qu’il y a autour. Je crois que le château serait beaucoup plus présent, son incongruité, sa beauté. On verrait parfois cet homme endormi sous un de ses dômes, suspendu de la même façon, mais comme un prince au bois dormant. On le verrait dans l’éclat de sa réussite, comme la princesse dans celui de sa beauté. Puis tomber d’un coup, comme dans le conte, et comme dans le conte la mort, in extremis, transmuée en sommeil. On entendrait les voix de ceux qui l’aiment, venus lui parler, essayer de le ramener à la vie, des voix qu’il entendrait comme dans un rêve. Chacun se penchant sur lui, espérant trouver le mot, la phrase plus puissante que le sort jeté. C’est long de le décrire, ce parallèle, mais dans le film, ce serait léger. Ces images-là, on ne saurait pas forcément dans l’esprit de qui elles naissent. Ce film ne concernerait pas, n’inclurait pas le troisième paragraphe qui, à mon avis, relève seulement de l’écriture.

proposition n° 3

Legenda. Ce qu’il faut lire. Mais comment lire une légende qui demeura si longtemps orale, qui, au fil des siècles, se transforma sur les langues, se courba dans l’oreille, s’émietta en pleine phrase, s’effondra par pans entiers dans la bouche du taciturne, s’accrût sans mesure dans celle du rêveur ? Bien qu’elles soient restées confinées à une infime partie de la planète, connues et transmises par une petite poignée d’individus, les versions du dieu fœtus sont aussi nombreuses que les vagues dans la mer, mais quatre surnagent avec plus de force à la surface.

La première décrit plus ou moins longuement un petit dieu en devenir dans le ventre de sa mère, reposant, dit-on, dans les entrailles de sa mère, tout occupé au paisible développement de ses cellules. Jusqu’à ce qu’il en soit expulsé brutalement, évacué par sa propre mère, avant d’avoir atteint l’état de dieu. La suite de cette version montre un être en quête d’achèvement, n’hésitant pas à voler aux êtres humains ce dont il a besoin pour s’accomplir, sans jamais y parvenir.

La deuxième version, la plus étrange, ne s’intéresse qu’à la mère : nous la montre, géante dans un immense espace indéterminé, flottante, souveraine, impassible. Araignée, méduse. Déployée, immobile. Indérangée. Et soudain quelque chose bouge. Elle bouge. Comme alertée. Ses yeux seulement... qui s’entrouvrent... puis s’ouvrent... au centre de cette colossale immobilité. Ses yeux furieux qu’elle retourne brusquement à l’intérieur de son corps, comme deux torches plongeant au fond d’elle, fouillant ses entrailles, débusquant enfin le misérable fœtus qui se recroqueville dans les restes d’obscurité, et le chassant au dehors. Il tombe. L’immobilité est à nouveau parfaite.
La troisième version, beaucoup plus longue, est toute tournée vers l’enfant. Elle semble s’être fixée à un moment x, au moins dans sa première partie, presque mot pour mot : « Un dieu en devenir reposait dans les entrailles de sa mère, tout occupé au paisible développement de ses cellules, bercé par les mouvements de l’eau et les sons ouatés venus de l’extérieur, croyant être tout cela, l’eau tiède, les bruits, et aussi le bassin où il se trouvait, les voix comme venues de très loin, les explosions et roucoulements de gargouillis, la douceur des parois sous ses mains et ses pieds, l’obscurité parfaite. Il le crut jusqu’à l’instant où la nuit, soudain, fut déchirée par deux faisceaux fixés sur lui. Regardant vers le haut, il vit les deux yeux furieux que sa mère avait tournés à l’intérieur d’elle-même pour fouiller ses entrailles et l’y débusquer, et il comprit qu’il était seul, faible et nu. Il se recroquevilla, écrasé par ce regard qui le traquait comme la lumière d’une torche, tenta de se dissimuler dans les pans d’ombre, mais les yeux le trouvèrent et ne le lâchèrent plus, le poussèrent vers la sortie. Il essaya de s’accrocher mais les parois étaient lisses et douces, ce qu’il aimait tant naguère l’empêchait maintenant de se sauver, il se sentit inexorablement glisser vers le bas. C’est ainsi que le petit dieu fut chassé hors du ventre maternel alors qu’il n’était encore qu’un fœtus, et se retrouva dans le monde, seul et inachevé. ». La seconde partie décrit vaguement un enfant apprenant à dérober aux autres, par divers moyens, ce qui lui manque pour devenir un dieu, sans jamais y parvenir.

Enfin, la quatrième version, peut-être la plus aboutie, passe rapidement sur le début bien qu’en lui restant fidèle. En revanche, elle développe la suite bien plus que les précédentes, et, surtout, elle est la seule de toutes les versions connues à apporter une conclusion (comme si les autres avaient refusé d’en arriver là). Elle décrit longuement la souffrance de l’avorton face à son état d’inachèvement, et raconte ce qu’il fit pour devenir le dieu qu’il se sentait être. Qu’ayant rencontré des êtres humains, et constaté qu’ils possédaient des choses qui lui manquaient, d’abord, dans son inexpérience, il usa de la violence pour les leur prendre. Mais que ses larcins n’étaient que des morceaux abîmés, dont il ne pouvait faire un grand usage. Qu’il passa alors à la ruse, qui lui fut plus profitable mais l’obligeait souvent à s’enfuir, et à abandonner une proie sur laquelle il restait tant à prendre. Que devenu plus expérimenté, plus subtil, il découvrit l’amour. Et que ce fut une révolution : des êtres qui se donnaient d’eux-mêmes, parfois en entier, et pouvaient même se renouveler pour se donner encore. Que le dieu en devenir eut beau s’accroître, il ne parvint pas à réaliser sa nature divine ; il le sentait, il lui manquait quelque chose. Mais cette fois, au lieu de s’arrêter sur ce manque, le récit continue, raconte le surgissement et la multiplication d’un « Quoi, mais quoi, mais quoi ? » que la voix du dieu fœtus d’abord murmure, agite et traîne sur la lande, puis qu’elle hurle et lance en direction du ciel, et soudain c’est la révélation, pas la réponse à sa question mais ce gros œuf qui éclot, ce doute qui pesait en lui transformé en certitude à l’instant où il en prend conscience : les êtres humains, ses frères et sœurs, sortis du même ventre, le même sentiment d’inachèvement. Tous cherchant ce qui leur permettrait de devenir le dieu qu’ils se sentent être. Une immense fratrie de dieux inaccomplis : l’humanité.

Reste la mère dont on ne sait ni qui elle est, ni où elle se trouve, ni pourquoi en être chassé trop tôt.

proposition n° 2

Henri Feuillet, Saint-Rémy-de-Provence. Né ici. Jamais parti, ne partira. De l’Artaud dans le visage, mèches raides et légères toujours qui tombent dans les yeux fiévreux. Ni voiture ni téléphone ni télévision. Une petite maison blanche au bord des Alpilles, avec plus de murs que de meubles, l’évier ancien, un lit, une table. L’été, aux terrasses des cafés, sa voix très grave, son bel accent anglais dans les accords de Dylan, cheveux tombant sur la guitare, puis soudain relevant la tête comme un cheval se cabre, jetant des regards comme assassins aux touristes enamourées. Remonté sur son vélo à chaque printemps, surgi en juillet sur les terrasses chics bronzé et musclé, guitare à la main, au milieu des femmes presque nues. Coquet, oui, et séduisant comme le diable, mais ravagé par la création et la difficulté d’être, intelligent comme il est rare, tombant aussi bas qu’il est possible, parfois incapable de sortir, de marcher, de parler, souvent l’hiver ivre mort et se faisant jeter hors des cafés. Puis se réempoignant, se redressant. Et chaque été faisant tomber à ses pieds une galeriste, une épouse d’entrepreneur hollandais, les plus riches, les plus belles, les plus mariées, des horizons les plus lointains. C’était plus fort que lui, il ne tombait amoureux que des grandes bourgeoises. Surtout celles que leur vie, à la fin de l’été, emporterait loin. Mais chaque fois, malgré tout, leur passion pour Henri réduisait leur vie, quelque temps ou longtemps, à peu près à néant. Il demandait pardon, se saoulait des jours entiers, disparaissait. Parfois une jeune femme désargentée et sans coquetterie, parce qu’elle l’avait ému. Qui tombait émerveillée dans ses bras plus encore dans le prodige de son regard sur elle — ce qu’il voyait dans un visage ou un corps de femme, ce qu’il en disait, était unique. Henri Feuillet. Un poète beaucoup plus qu’un piège à femmes. Son travail poétique, graphique et sonore : Sur des planches de plus en plus grandes depuis qu’elles n’étaient plus des feuilles, il peignait ses textes dans des cadres noirs, lettre après lettre, les unes grossies, d’autres déformées, allongées, pleines ou déliées, des mots énormes, ou tapis comme des bêtes à l’affût, selon ce qu’ils portaient, selon les inflexions qu’il leur donnait. D’abord en lisant, pour ses amis, puis en enregistrant. Sa voix passant de la mélopée au murmure, de la profération au martèlement. Ce qu’on comprenait était très beau, la profondeur vissée à la colère, un tonnerre ancestral entrecoupé d’ironies tranchantes, un désespoir de chœur antique mais brassant les Mac Do et les no man’s land, embarquant le monde entier dans son grondement. Mais Henri refusant de gagner sa vie avec l’art, avec quoi que ce soit qui sorte de sa tête, quand il avait besoin d’argent il faisait de la maçonnerie ou la plonge, Henri ne daignant pas (n’osant pas ?) faire connaître son œuvre, et exigeant, si une proposition lui tombait dessus, qu’on le prenne tel quel, refusant de rogner ses planches pour un musée, après tout est-ce qu’un oiseau rogne ses ailes pour entrer quelque part ? Inoubliables, son long poème sur Sabra et Chatila, son travail sur Van Gogh. Henri l’ami, drôle et attachant, le compagnon des parties de 421 avant la fermeture des cafés, l’invité qui transformait les soirées en catastrophes dans des délires troués d’insultes, mais qui, le lendemain, venait, tête baissée, s’excuser. Henri inexcusable pour beaucoup, ingérable, incurable. Génial. Bouleversant.

Henri, l’artiste le plus impressionnant que j’aie connu, Henri Feuillet introuvable sur internet.

proposition n° 1

C’était arrivé autrefois, à Marseille, un jour elle avait vu sur la place Castellane, loin, de l’autre côté du rond-point, un vieillard allongé sur le sol à plat-dos, très droit, sa barbe blanche et son long manteau noir très droits aussi, une rectitude de tout l’être, les gens autour qui bougeaient mais lui parfaitement immobile, et c’était comme un tableau surgi du trottoir, un Moïse qu’aurait peint Odilon Redon, pas possible qu’il y ait là-dedans de la chair, des poches avec listes de courses et mouchoirs, des hémisphères cérébraux encombrés de soucis quotidiens. Quelques jours après, dans un immeuble, une volée de marches au-dessus d’elle, un très vieil homme était couché, quelques personnes penchées sur lui, on entendait la sirène du Samu, elle avait aperçu la longue barbe blanche sur le manteau noir, le corps très droit sur le palier. La même beauté, elle s’en voulait mais elle était saisie par la beauté de la scène, son caractère sacré. Aucun pli, aucune cassure, aucun indice de faiblesse, rien du désordre de la maladie ou de la mort. Un être entré, tombé soudain dans le divin, détaché, comme découpé, du fouillis vivant. Y avait-il eu une troisième fois, plusieurs autres fois, ou était-ce elle qui ne voyait plus que ça maintenant, sa mémoire s’était peuplée d’innombrables vieillards allongés sous des portes cochères, sur des quais de métro, dans des caniveaux, gisants déposés çà et là en travers de la ville, apparitions horizontales, toujours en noir et blanc, avec une tache rouge, elle savait que c’était elle qui l’avait ajouté, le rouge, que c’est dans son esprit qu’il s’était posé, que sa mémoire avait consenti à cette touche de couleur posée parfois sur le cœur, parfois sur le ventre, et parfois étalée sur toute la longueur du manteau, peut-être en souvenir de ces funérailles royales, celles du corps, celles des entrailles et celles du cœur.

En quelques coups de crayon, un visage dessiné derrière les vitres d’une fenêtre, yeux grands, fixés sur dehors : du gris où s’est perdu le ciel, des lignes d’immeubles, des rues sales, mais un oiseau.

La nuit arrive. Rue étroite qui descend, façades pâles parsemées de vieux volets bleu passé. Dans les branches des platanes, une parfaite moitié de lune, la tranche coupée au scalpel. En haut de la rue, derrière une vitre, deux yeux, même pas, deux pupilles, deux puits à lumière, regardent ça. Une femme marche dans la rue, un sac au bout du bras, qui se balance, la robe légère. Elle descend, se laisse avaler, prendre, presque porter, on dirait, par le rétrécissement de la rue, elle va de gauche à droite, de droite à gauche comme une petite balle que les façades se renvoient, comme un éclat de lumière qui danserait d’un mur à l’autre. Dans les deux pupilles qui l’encerclent, clouée au fond de la rétine, la robe bleu ciel s’amenuise.

Ouessant, où je ne suis jamais allée. Cet endroit de l’île, que je n’ai jamais vu, certains jours de tempête entièrement traversé par les vagues. Entièrement traversé. Du vent tellement, tellement puissant, tout le temps pris par le vent, le temps entier emporté, chaque seconde éclatée emportée loin au-dessus de l’océan. Tellement qu’aucun arbre sur cette île. Jamais allée, jamais vu, mais certains jours de tempête entièrement traversée par les vagues.



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1ère mise en ligne 25 décembre 2018 et dernière modification le 22 février 2019.
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