contribution auteur | Sybille Cornet

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Je suis metteuse en scène, théâtre pour enfants et adolescents, et écris habituellement mes spectacles. Actuellement je prépare un projet intitulé Faire l’école aux grands singes, projet interactif qui tourne uniquement dans les classes d’école et qui interroge et expérimente l’ennui du corps en classe. Je fais aussi de la direction d’acteur, et quelque fois d’ailleurs il m’arrive de diriger Vincent Tholomé même si il ne se qualifierait peut-être pas lui-même d’acteur.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 6

Un trou. Dans le plancher de la cuisine, il y a un trou. Ou non pas un trou, une disjonction. Oui c’est qu’il y a deux lattes disjointes dans le plancher. À travers lesquelles on voit du vide. Du vide sous le plancher. Surtout la nuit. Oui c’est la nuit, avec le lampadaire allumé juste au-dessus de l’interstice entre les planches, que l’interstice s’éclaire et qu’on voit le vide. Qu’il y a sous les planches. Et qu’on aperçoit des choses. Une partie de la poutre de bois brut. Qui soutient le plancher. Un tuyau de pvc gris, qui sert de descente d’eaux usées. Et du plâtre, sali. Oui du plâtre vieilli et poussiéreux. Le haut, l’arrière du plafond d’en-dessous. De l’étage du dessous. Un plafond très ancien. En plâtre et en crin de cheval. Mais sali. Oui. Par la poussière et le temps. Et par l’interstice entre les lattes du plancher de la cuisine, ben je le vois le plâtre. Du plâtre sale. Et de la poussière. Une bonne grosse couche de poussière. Bon moi, la nuit, la poutre ça va. La descente en PVC aussi. Et le plâtre, la poussière, c’est okay. Mais c’est le vide qui me gêne. Oui. Parce que ce vide, c’est quand même un sacré vide. Et la nuit ben. Ce vide. Ça devient flippant. Oui parce que c’est un vide très vide. Et le vide ça fait peur. C’est que dans le plein on sait ce qu’il y a. Mais avec le vide. On n’est sûr de rien. Oui si le vide est vide, je veux dire complètement vide, alors on est tranquille. Mais du vide, ça se remplit. Et qui sait de quoi ? Alors ce vide, ce vide-là je vous avoue, il est dur à encaisser. Il fait même carrément flipper la nuit. Parce qui sait ce qu’on va y apercevoir dans ce vide ? Il y a un copain. Bon c’est surtout quand il prenait du LSD mais soit. Ben il dormait dans la pièce du dessous. Et il était persuadé, oui, qu’il y avait quelqu’un qui dormait dans ce vide, juste au-dessus de sa tête. Oui qu’il y avait quelqu’un qui vivait entre le plafond et le plancher de la cuisine. Dans l’interstice entre le plafond du dessous et le plancher du dessus. Et que cette personne, qui vivait là, ben la nuit, elle faisait des trous dans le plafond. Des petits trous. Pour le regarder dormir. Le surveiller quoi. Bon, je vous rassure, ce gars-là aujourd’hui je le vois plus. Plus du tout. Mais quand même. C’est juste pour dire. Qu’avec le vide, on peut jamais savoir. Ce qu’y a dedans je veux dire. Avec le carrelage. Ben on est plus tranquille. Sous les carrelages c’est du plein. Y a rien qui peut vous arriver quand vous avez du carrelage. Pareil pour le marbre. Quoique. Pour le marbre c’est pas vraiment vrai. Parce que dans ma maison justement, il y a du marbre. Et avant. Je veux dire à l’époque de la construction de la maison. Jadis quoi. À la fin du 19ème siècle. On faisait pas de ciment. Non. Sous le marbre, on coulait des chapes de sable. Et vous savez quoi ? Ben le sable ça se tasse. Alors justement. Quand j’ai acheté la maison. Ben le sable, il s’était tassé. Oui dans l’entrée, dans le hall d’entrée, sous le marbre, il y avait des endroits où le sable s’était tassé. Et ça avait créé des vides. Des vides sous le marbre. Alors à force de marcher. Sur le marbre. Ben il s’était effondré. Et par endroits. Il y avait des trous dans le marbre. Et on voyait le sable dessus. On voyait le sable et le vide. Et là non plus c’était pas agréable ce vide. Pas que j’aime pas le vide. Non. Mais il y a plusieurs sortes de vide. Par exemple monter sur le toit d’un building et m’asseoir au bord, sans rambarde ni rien, j’adore. Ou marcher en montagne, au bord d’une crevasse. Ou escalader un toit. Oui. Ça me fait me sentir en vie. Moi. Même à une époque j’ai pensé. Devenir toiturier couvreur. Enfin toiturière couvreuse. Moi. J’aurais bien abandonné l’école. Et je serais rentrée en apprentissage. Juste pour ça. Travailler dans le vide. Ou les élagueurs. Avec, vous savez, leurs lames aux pieds pour grimper dans les arbres. Ça m’a toujours fasciné. J’aurais bien fait ça moi élagueuse. Alors le vide. C’est pas ce vide-là qui me dérange. Non. Que du contraire. Le vide dont je parle c’est un autre. C’est le vide des caves, des tunnels de métro. Pourtant avant. Quand j’étais adolescente. Oui j’aimais ça. Oui ces vides-là aussi je les aimais. J’y allais dans les maisons abandonnées. Dans les catacombes sous la ville. Et seule des fois. Ben maintenant plus. Et y faudrait pas me demander de dormir par exemple. Entre le plancher de ma cuisine et le plafond de mon salon. Parce que je vous jure. J’aurais vraiment peur.

proposition n° 5

A la radio, le matin, bribes d’émissions, « c’était en 1989… chute du mur de Berlin… en même temps vague d’ovnis en Belgique … un champ, des lumières aveuglantes… 2000 témoignages récoltés ». Comme dans les films de SF américains je me dis, « et en 1990… un nouvel ovni… l’armée… un avion de chasse F16 se lancent à la poursuite de l’appareil… puis l’ovni disparaît de leur champ de vision ». Cuisine, sur mon tableau je note quelques infos + date et heure de l’émission, pour retrouver podcast. Cette vague d’ovnis… ça me dit rien… bizarre. 89 j’étais où ? Chute du mur je me souviens. Comme ça m’avait bouleversé. La fin du communisme. La fin des alternatives. Le monde s’était rétréci à mes yeux. Mais les ovnis. Les apparitions c’était près de mon village de naissance en plus. Ils ont été aperçus aux trois frontières. C’est là où se rencontrent les bords de la Belgique, du Luxembourg, de l’Allemagne. La forêt des trois frontières on y allait des fois. Quand on était enfant. Avec ma mère. Se tenir tout droit, là, dans la forêt, sur trois limites en même temps. Les pieds sur trois lignes imaginaires. Des bouts de nos pieds, de nos organes, de nos membres, dans trois pays différents. Ça faisait quelque chose. Mais aucun souvenir des ovnis. Etrange. Comment j’ai pu manquer ça. Ca devait faire le buzz pourtant. C’était trop risible à mes yeux ? Trop folklore local ? Pourtant vu beaucoup de films de SF avec mon grand frère. On adorait ça. Pourquoi ça serait pas aussi intéressant qu’un bon film de SF ? L’appeler. Lui demander si ça lui dit quelque chose. Et si oui ce qu’il en a pensé à l’époque. à la radio, entendu récemment une philosophe des sciences « les ovnis, c’est à considérer comme tout autre phénomène, sans jugement hâtif, pas à écarter ni à ranger dans les croyances populaires et naïves, mais à considérer comme des possibles, pas moins scientifiques qu’une planète entre aperçue dans le télescope Hubble ». Avais trouvé un jour un livre sur les ovnis en rue. L’avais ramené à la maison. Mais jamais ouvert. Il est où ce bouquin ? Il était bleu je me souviens. Avec photo de soucoupe volante très lumineuse sur couverture. Vais chercher après. À l’époque du livre, m’intéressais à la transcommunication instrumentale. Des gens qui enregistrent les voix des morts. À travers des sons blancs. Par exemple la neige dans la télé. Ou le silence sur une bande magnétique. J’allais sur des sites de transcommunication instrumentale. Et j’enregistrais les sons mis en ligne. Puis aussi. J’interviewais des gens sur des phénomènes étranges vécus en rapport avec la mort. Un gars. Il m’avait raconté avoir travaillé aux urgences. Il s’était retrouvé en salle d’opération. Un homme était décédé. La médecin de garde note l’heure du décès. Puis la tête du gars bouge. Et mon ami « Regardez il vit, il vit ». Quelle émotion pour lui. Mais on lui dit que non, que c’est juste un mouvement réflexe. « Comme les poules alors ? ». Le trouble qui avait suivi. Il était pas si sûr. Qu’il était mort je veux dire. Puis il avait senti l’âme s’elever dans la pièce. « L’âme était tellement présente, elle flottait dans l’air ». Puis à la radio c’est la pub. Toujours trop fort ces pubs, ils montent le volume au moment des publicités juste pour vous faire consommer, énervant, énervant. Rien de neuf « Izobétadine buccale… mais par rouge non verte… nouveau produit… ». Puis « Thomas et Piron… les maisons clés sur porte » et encore « le salon de l’auto ouvre ses portes demain ». Et c’est une invitée qui dit « S’ouvrir la trappe » ça veut dire quoi ça je me demande, c’est joli comme expression, et je l’apprends ça signifie dévoiler un secret, c’est canadien, haha sacrés canadiens, je note. Et puis une autre présentatrice « Livre pour enfants… L’ours qui n’était pas là… sur un papier il écrit : Es-tu bien moi ?... » Un livre philosophique pour les petits, oui, ça a l’air bien, dessins de Wolf Elbruch, celui qui a fait De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête (une histoire de cacas), peut-être un cadeau pour ma filleule. Oui peut-être j’irai à la Librairie du Centre quand ce sera son anniversaire. Mais là assez, je tourne le bouton du volume, c’est fini pour aujourd’hui. Assez du monde des ondes, assez de tous ces mots, ces objets et mots emballés. Envie d’un peu me reposer la tête. Envie de vide. D’exister dans le vide.

proposition n° 4

Tout ce qui est raconté ici est purement fictionnel. Mais que ce soit fictionnel ne signifie en rien que ce soit faux. Que du contraire. Tout n’en est que plus vrai. Qu’y a–t-il de plus vrai, de plus autobiographique qu’une histoire ? Dans le champ des possibles humains tout est combinatoire et toute histoire a forcément, en partie ou en totalité, eu lieu. Et si elle n’est pas encore advenue cette histoire, c’est forcément pour bientôt. C’est pourquoi il est important de l’écrire. Toute histoire, passée ou en devenir, a son droit d’être couchée sur le papier. Les gens ont besoin d’histoires. Toute histoire est initiatique et nous révèle des parts cachées de nous-même. C’est pourquoi, quoi qu’ils en disent, les gens préfèreront toujours les feuilletons aux traités de psychologies, les films d’action aux journaux télévisés, les contes et mythes aux essais historiques et philosophiques.

Il y avait un couple, un jeune couple, qui cherchait à s’installer. Il faut dire la femme était enceinte, ou peut-être avaient-ils déjà l’enfant. Les humains sont comme les animaux, sitôt l’enfant pointe qu’ils songent à nidifier. Donc ils cherchaient à le construire ce nid. Et de façon tout à fait hasardeuse, alors qu’ils vivaient dans une grande ville, une capitale, et qu’ils avaient déjà presque renoncé à y acheter tant c’était inabordable, il y eût soudain cette petite maison étrange et biscornue, une maison ancienne, étroite et haute comme une tour. Elle se dressait au milieu de la rue comme une fillette fière de connaître sa leçon. La façade était singulière. Une porte de chêne massif sculptée de façon gothique. Au-dessus de la porte d’entrée une minuscule logia, longue et fine, sortant de la façade comme un nez au milieu d’un visage. Partout dans la façade des châssis de fenêtre arrondis, dessinant des vagues, des arabesques. Et des vitraux, des verres teintés, puis des balcons et ferronneries aux courbes de fougère. Sitôt ils avaient passé la porte d’entrée, un petit hall les avait accueilli. C’était un peu comme de rentrer dans une maison de poupée mais grandeur nature. Des parois de verre aux dessins arabisants. Des vitres martelées et légèrement colorées qui floutaient les présentes. De petits escaliers qui menaient à divers endroits de sorte qu’on s’y perdait un peu. La maison était ancienne et pleine de charme. Fait étonnant elle n’avait quasiment subi aucune transformation ni aménagement depuis la date de sa construction en 1899. La maison était habitée par un ferrailleur. Un type rustre qui s’y terrait presque comme un animal. Il vivait reclus dans une ou deux pièces et utilisait les autres pour entreposer de vieux métaux récupérés ça et là. Il vivait encore comme au début du XXe siècle. Des convecteurs à gaz souffreteux. Pas de cuisine, même vaguement aménagée. Juste une taque électrique et un petit frigo bruyant et hoquetant. Pas de salle de bain. Ni même d’eau chaude. Juste un robinet et un petit cabinet de toilette long et étroit. La maison, au fil du temps, était tombée dans un grand état de délabrement. Les châssis de la loggia manquaient et le trou avait été comblé par des plaques de pvc, des ferronneries avaient disparus. Les châssis en chêne étaient pour la plupart pourris. Et plus on montait dans les étages plus l’état empirait. En effet, arrivés au deuxième, les pièces avaient perdus leur plafond. Et en débarquant au grenier le jeune couple découvrit de nombreuses fuites dans le toit. Le plancher des combles avait presque intégralement moisi et les rares lattes ayant survécus formaient un entrelacs branlant de planches sur lesquelles on se baladait comme un funambule. Mais le charme de la maison était intact. Et il avait fait son office. Ils en eurent un bon prix, ils l’achetèrent.

Acheter une maison ce n’est pas qu’acheter des briques, du plâtre, des boiseries travaillées, du savoir-faire, non. C’est aussi acheter le sol qui est dessous. Quand vous achetez une maison, peut-être vous ne voyez de la cour que les dalles qui la recouvrent, mais si vous les soulevez, dessous vous trouverez de la terre, puis plus bas, si vous creusez, peut-être exhumerez-vous des ossements, des ossements d’humains ou d’animaux ayant vécu là il y a longtemps, et si vous persistez, vous dégagerez je ne sais pas, peut-être l’une ou l’autre galerie ou une rivière souterraine. Ce n’est que bien plus tard qu’ils se rendirent compte que les caves suintaient, oui que de l’eau perlait le long des murs. Ce n’est que bien plus tard qu’ils l’apprirent qu’une rivière coulait sous la maison.

La rivière elle n’en savait pas grand-chose. Elle se renseigna. Au moyen âge et bien plus tard, à l’endroit même de la maison c’était des marécages. Des marécages et des champs. Mais la rivière. Toujours à déborder. Toujours des inondations. Alors en 1880, au moment de creuser les tunnels qui verraient passer les trains d’un bout à l’autre de la ville, on l’avait canalisée. Enterrée, emmurée vivante. Puis on avait asseché les terres et construit des maisons par-dessus. Par-dessus les champs, par-dessus les anciens marécages, par-dessus la rivière. De toute façon ça avait cessé d’être une rivière, une rivière vivante, avec de la vie, des poissons. En l’enfouissant on y avait raccordé toutes les décharges d’eaux sales et c’était devenu un égout.

Au bout de cinq années la maison n’était pas encore aménagée. Un chantier ouvert. Aucune finition. Les portes et fenêtres fermaient mal. Des courants d’air partout. Et sans cesse des souris. Lui, il avait toujours secrètement rêvé de vivre dans un appartement de pleins pieds, bourgeois moquette à boucles et chauffage central double vitrage. Grand salon avec divan en L, cuir ou lin gris clair. Pantoufles. Mobilier années septante. Orange, vert pomme. Ou brun. Oeuvres d’art. Art contemporain. Surtout pas ancien. Quelque chose de class. De net. De profilé et de design. La ligne pure. Et cette maison c’était juste le contraire. Inconfortable. Etriquée. Il avait attendu. Espérant qu’il finirait pas s’y faire. Ou que la maison se déciderait à ressembler à ce qu’il en attendait. Puis un jour. Un jour il était parti. Oui il avait tout quitté. Elle, la maison et l’enfant. Oui il avait refait sa vie ailleurs. Alors dans la maison, elle seule avec l’enfant. Mais l’argent. Il avait fallût songer à couper la maison en deux. En vendre une partie. Le bas. Ne garder pour elle et l’enfant que le haut. C’était bien assez pour eux. Oui il faudrait couper la maison en deux. Cette maison que justement elle avait eu l’impression de sauver. De sauver du bon sens un peu imbécile du tout venant. Qui aurait fait du pratique là où on ne pouvait faire que du beau, du sensible, de l’inutile. Qui aurait arraché les châssis arrondis et travaillés pour les remplacer par du pvc blanc et droit. Qui aurait divisé la maison en appartements pour la rentabiliser. Toute l’énergie. Et l’amour qu’elle avait donné à cette maison. Pour lui épargner cela. Et pourtant voici que maintenant. Maintenant elle aussi. Elle aussi allait la trahir. Oui pour des raisons bassement pécunières elle allait la sectionner. Elle avait déjà pris rendez-vous avec le notaire. Pour signer l’acte de division. Puis quelques jours avant la signature le cri. Le cri qu’elle avait entendu à l’intérieur d’elle. En pleine nuit. Un cri de terreur. Le râle affreux d’un soldat en pleine guerre apercevant la scie qui devait lui couper les jambes. Ce cri l’avait prise au corps. Lui avait sauté dessus. L’ avait assaillie. Et les jours suivant ça avait été les cauchemars éveillés. Et c’était terrible d’être ainsi le terrain de révolte d’une maison. De loger en son corps la rébellion d’une maison. Ca faisait mal.
Physiquement. Et ça la déchirait aussi. Elle passait ses nuits à geindre doucement dans son lit froid. Seule. Repliée sur elle-même comme un fœtus. Finalement elle avait remis à plus tard le passage chez le notaire. Elle ne savait plus quoi faire. Tout s’était figé à l’intérieur d’elle. Puis du fond de la nuit une voix avait murmuré fuir. Puisque tu ne peux pas diviser la maison fuir. La quitter. Courir vers l’avant, vers demain, tourner le dos à cette maison même si en pénétrant à l’intérieur tu t’étais sentie chez toi pour la première fois de ta vie. Tant pis. Partir et faire peau neuve ailleurs. Trouver un espace neutre, sans histoire. Oui prendre un appartement propre et pratique avec cuisine équipée. Et jardin pour l’enfant. Un lieu qui ne raconte rien.

Et bien sûr elle était restée. Car qui peut échapper à son destin

proposition n° 3

Un autre K. Les légendes de Chelm. Quatre variations autour de l’idiotie et de la sagesse.

1 — Un homme ayant entendu parler d’une ville merveilleuse quitte sans prévenir femme et enfants pour s’y rendre. En chemin il fait une sieste et installe ses deux chaussures sur le chemin, l’une pointant dans la direction d’où il vient, l’autre vers celle où il va. Se réveillant il repart et arrive dans une ville magnifique mais qui ressemble trait pour trait à la sienne. Il découvre une maison en tout point identique à celle qu’il a quitté, on l’accueille, il s’y installe.

2 — Un type cherche l’ailleurs. Il voyage et le trouve. Pourtant là où il vit tout est pareil à ce qu’il a quitté. C’est étrange. Et légèrement inquiétant. Peut-il y avoir deux endroits identiques dans le monde ? Si oui, y a-t-il aussi deux êtres identiques ? Finalement, notre homme n’est plus si sûr de savoir qui il est. Peut-être n’est-il en fait que la réplique exacte de quelqu’un d’autre ?

3 — Et si quelqu’un frappait à ma porte, se présentant comme étant moi, comment saurais-je qui de lui ou de moi serait le vrai moi ? se demande notre homme

4 — Est-ce que tout n’est qu’apparence ? Y a-t-il vraiment une chose stable et objective qui s’appelle le réel ?

Ne restèrent que les questions. Auxquelles personnes ne répondit jamais. Si ce n’est quelques uns. Qui se prirent pour des sages. Alors que dans leur dos tout le monde les disait fous.

proposition n° 2

Et par la fenêtre, large de toute la largeur de l’étroite maison, une vue sur la ville, sur les toits de la ville. Par la fenêtre la ville s’étend, loin, très loin. Des toits, une mer de toits. Juste sous le regard, au raz des yeux, et jusqu’au loin l’horizon. Des toits et des cheminées de briques branlantes. Des toits de zinc ou de tuiles. Ou alors des toits plats recouverts de cette sorte d’asphalte gras qu’on déroule et assemble au chalumeau. Et parfois sur ces toits de bitume, une petite pièce de ciment avec juste une porte comme une cabane qui semble ne servir à rien ni à personne mais fait rêver. Et au pied de cette maigre bâtisse, à front de ciel, quelques herbes jaunies immergeant de l’asphalte qui battent dans le vent, comme le signe d’un champ de blé prochain. Autour de B.P., juste le ciel et ses marées de nuages et un clapotis de toits flottants au raz des yeux, c’est pour elle comme de vivre dans un livre, comme de devenir le personnage d’une histoire écrite par quelqu’un d’autre. Ou par soi. Il suffirait de se laisser aller à ça. Quelque chose de plus grand que soi. De se laisser flotter, emmener, déplacer. Dans cette histoire qui s’écrit et se dessine au milieu des toits. La fillette qu’elle est qui regarde les toits. Cette mer de toits. Et il y a des oiseaux. Surtout des corneilles à cravates qui semblent toujours agacées par ce que les humains font de la ville, un amas de cubes de bétons et de briques, et qui croassent en sautillant. Avec leur bec noir qu’elles ouvrent grand pour que résonne loin leur mécontentement. Mais aussi des buses, avec leur déguisement de superman ou de Batman qui tournoient haut dans le ciel de la ville et piquent soudain sur des souris qu’elles emportent sans bruit. Et quelques fois on aperçoit des renards, avec un bandeau noir sur le visage comme les voleurs, et la nuit leurs yeux brillants de nyctalopes qui scintillent comme de minuscules phares. Bien sûr se dit B.P., dans le ciel de la ville on n’a pas les rivières. Ces rivières froides dont l’eau se teinte d’un brun de rouille si surprenant. Même si des gens ont installé des passerelles de bois et de corde entre les immeubles et qu’ils se promènent entre brume et smog. Et que ces passerelles ressemblent un peu aux caillebotis qui surnagent dans les régions marécageuses du sud, ces régions pareilles à la toundra. Oui ces marcheurs, tout comme là-bas, ont dans la main carte et boussole. Et vêtus à l’anglaise, knickers et chapeau de feutre vert profond, on les voit arpenter les passerelles, puis s’arrêter soudain, comme suspendus au milieu du vide qui pointent un doigt vers le bas. Et qui suivent de la tête un mouvement au sol. Slalomant au milieu des voitures ou des calèches, peut-être de lourds sangliers des Ardennes ont-ils débarqué ? Ou sautant élégamment au-dessus d’un groupe de touristes japonais, un troupeau de biches dont on n’aperçoit que fugacement la tache blanche des fesses ?

proposition n° 1

Deux lampadaires ce genre de lampadaires de style marin comme on en trouve dans les cabines de bateau des lampes en métal cuivré très allongées dont l’ampoule est sertie dans un globe de verre parfois protégée par un grillage de métal ces lampes il y en a deux une au-dessus de la petite table de cuisine et une autre éclairant le bloc cuisine et le soir quand on les allume ces lampes ça projette une ombre oui il y a toujours une ombre qui se forme sur le mur arrière à même le mur derrière le bloc cuisine et c’est l’ombre de la lampe du bloc cuisine l’ombre projetée sur le mur par l’éclairage de la lampe de la table sur l’autre et ça forme une ombre sur le mur une ombre qui dessine le lampadaire qui le dessine le soir sur le mur et là sur l’ombre par dessus l’ombre de la lampe pour inscrire l’ombre définitivement dans le paysage de la cuisine pour incruster le lampadaire dans le mur quelqu’un à l’aide d’un feutre rouge à dessiné les contours de l’ombre de la lampe à même le mur et l’a même colorié en rouge une sorte de rouge flouté comme les ombres elles-mêmes parfois sont légèrement teintées colorées et le soir l’ombre rougoie et le jour il y a ce fantôme de lampe sur le mur et c’est alors comme une troisième lampe mais en creux qui se dessine et qui émane du mur

Tableau pour craies tableau rouge profond peint à même le mur sur grand mur plâtre vieilli lézardé mots pris au vol comme volés à des conversations entendues dans le poste de radio. Phrases qui sonnent comme par exemple je suis positivement déçu ce qui veut dire que c’est moins pire qu’on aurait pu croire. Mots qu’on n’oubliera plus décatriaparacéliphobe c’est les gens qui ont peur du vendredi 13. Ou anecdote qu’on veut pouvoir raconter. L’histoire d’une famille arménienne expulsable trouvant asile dans un temple bouddhiste hollandais les prêtres au nombre de 250 se relayant 24 heures sur 24 pour organiser des offices car il est illégal pour les forces de l’ordre de pénétrer dans un lieu de culte en pleine messe. Et aussi sur le tableau des notes cinq cent millions d’enfants de par le monde qui sont sur une nouvelle application elle s’appelle tic toc et des fillettes qui postent des images des photos ou vidéos d’elles qui dansent en culotte mini-jupe et le narcissisme et l’hypersexualisation qui vont avec et les voyeurs qui s’y baladent sous de faux profiles. Et puis aussi notes sur un robot humanoïde du nom de Nao 50 centimètres de haut il rassure les enfants autistes parce qu’il fait ce qu’on lui demande et il répète encore et toujours les mêmes mots et les mêmes gestes à la demande sans jamais se fatiguer ni en avoir marre ni dire non ça suffit sans sentir le désespoir le gagner parce que tout ça n’a pas de sens et la frustration et la colère qui vont avec non. Mais quand même oui quand même il y a ce problème les robots à la longue ça chauffe et comment faire avec ça la surchauffe des robots ? Et aussi ceux qui se disent oui qu’il ne faudrait pas que les autistes à force d’être tellement bien avec les robots se déshabituent complètemnet des êtres humains. Une autre note au tableau il y a 100 viols 100 viols par jour oui 100 par jour en Belgique 100 viols tous les jours dans mon pays sauf qu’on le sait qu’en vérité c’est encore beaucoup plus parce que les femmes ne déposent pas plainte pour viols qui les écoutent les policiers sont tous des hommes mais 100 viols par jour moi ça je ne veux pas l’oublier et devant le tableau trop souvent je pense à ma mère quand j’étais adolescente elle écoutait les informations à la télé et toujours à table elle voulait raconter mais elle ne se souvenait jamais que d’une chose l’émotion l’émotion de la nouvelle l’émotion que la nouvelle avait provoquée en elle alors à table toujours ça faisait ça toujours elle commençait oh là là là j’ai entendu une chose terrible mais terrible c’est quelqu’un quelqu’un et on la voyait fouiller dans sa mémoire à la recherche d’informations un peu précises et elle disait oui enfin je ne sais plus qui c’était mais en tout cas cette personne est allée bon je ne sais plus où quelque part et c’est terrible parce qu’il lui est arrivé quelque chose mais ça non plus elle ne s’en souvenait plus assez précisément pour pouvoir le partager alors elle jetait autour d’elle des regards un peu perdus et au final on n’avait jamais vraiment le fin mot de l’affaire sauf si nous aussi on avait regardé la télé et entendu la même information alors on pouvait la raconter pour elle et ça je ne voulais pas être comme ça et c’est ainsi que j’ai pris l’habitude du tableau

Au centre de la maison un escalier un escalier de bois très travaillé un escalier non en colimaçon mais en carré un escalier où on se perd on ne sait plus à quel étage on est il y a tellement de paliers de couloirs vitrés de petites portes un escalier un peu bizantin qui fait penser aux maisons gothiques un escalier qui monte haut et descend bas un escalier qui est comme une grande aspiration qui aspire tellement que parfois la maison semble n’être plus que ça une tour et quand on sait qu’il y a des caves encore en-dessous du sous-sol cave cuisine et quand on sait que l’eau perle le long des murs de la cave parce que sous les caves il y a une rivière alors il y a quelque chose d’un peu hanté oui et ça fait peur et ça inquiète l’idée que l’escalier plonge dans cette rivière et on n’ose plus descendre dans les caves parce qu’y descendre c’est comme de plonger dans ses sentiments profonds enfouis oubliés dont on préfère ignorer l’existence et quand on sait que cette rivière depuis qu’on l’a canalisée on en a fait un égoût oui que c’est l’égoût de la ville qui est là sous la cave c’est inquiétant ce flot d’eau sale et de bêtes et de maladies là-dessous et tout ça oui ça réveille silencieusement les inquiétudes alors quand il faut descendre dans les caves on y pense des semaines à l’avance on se prépare sentir quand ce sera le moment où on se sentira assez fort pour affrontrer ça ce sentiment-là de plonger au cœur de ses propres ténèbres et quand on trouve la force on est Luke Skywalker dans l’épisode 2 de Star Wars enfin le 5 si on compte la deuxième trilogie où Yoda l’envoit affronter ses propres peurs dans une sorte de galerie très sombre ben oui c’est un peu comme ça mais sans le sabre laser qui de toute façon ne lui sert à rien puisque tout ça c’est des fantômes mais quand même quand on est dans les caves là on le sent combien la maison est vivante même qu’elle respire et qu’elle a un corps bien à elle et que on le sent que dans les caves c’est clair on est dans les entrailles.



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1ère mise en ligne 24 décembre 2018 et dernière modification le 23 janvier 2019.
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