contribution auteur | Bénédicte Brun

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Je vis et travaille à Angers. Depuis plusieurs années, l’écriture, même sporadique, immature, écervelée, est devenue pour moi un espace nécessaire. Je souhaite désormais apprendre à construire des formes, des cadres et des lignes. J’ai envoyé en ce sens de petits textes à l’atelier ouvert de L’Inventoire, sous le pseudonyme de Déneb.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 7

Il n’y a pas un lieu majuscule. Il est des espaces où s’enchevêtrent des éléments concrets et une certaine disposition psychique. Un espace intérieur assez stable et des espaces extérieurs. Les lieux publics, un café, un banc au soleil devant le fleuve, une salle d’attente, offrent une solitude d’une qualité singulière, une solitude qui se conquière, un calme qui se créée. N’importe quand. L’autre est toujours là, en filigrane. Cruellement transformé en filigrane. Le mouvement du monde se palpe, se flaire. L’esprit va et la main revient vers la feuille. Gare ! S’ils viennent à exister trop fort, ces autres, à percer la bulle, le casque s’impose ; la musique imprime alors son tempo. Autre risque : l’exigence chute et se dissout dans le brouillard hébété d’une rêverie diurne. Le stylo a roulé. Parfois, une cigarette réanime, ou quelques pas, une bouffée d’air. Pas sans corps. Le stylo est un plume Waterman argenté, modèle de base, l’inquiétude menace quand il manque, se terre au fond du sac. Pourquoi va-t-il toujours se planquer au fond ? Pourquoi ne pas simplement le mettre toujours à la même place, commode, accessible ? Le train est idéal, côté fenêtre et sans voisin. Tablette sobrement installée, Waterman accroché au carnet ou coincé dans le filet. Le train. Caravane, cabane roulante. Autarcie bourgeoise, vagabondage temporaire. Trop rare. A l’intérieur, le moment a davantage d’importance : certains matins calmes, ou des débuts d’après-midi épargnés par le quotidien. Jamais le soir. Jamais à une table, raide, agaçante, réservée aux relectures laborieuses. L’embarcation est un canapé situé face à la fenêtre. On s’y loge à 127 degrés, zéro gravité, trois oreillers calés derrière les omoplates, le portable sur les jambes pliées glisse comme un gouvernail. Interligne 1,5 crucial. Dans ces conditions, le canapé dûment subverti peut larguer le reste de la pièce, l’esprit naviguer et le cap … c’est selon. Le mouvement, ou l’illusion du mouvement, porte.

proposition n° 6

Claire marche à côté de Salvador, vers le n°4 de la résidence expérimentale de Crissy. On se souvient qu’ils vont chercher du café pour réchauffer l’atmosphère de la réunion des habitants. Salvador vient d’Argentine. De l’hémisphère sud. Ça fait sourire Claire, mais elle n’ose pas lui poser LA question du filet d’eau dans le fond du lavabo. Salvador quant à lui lorgne le pull de Claire. Il est beau, votre pull, comment on appelle, en français, ce dessin de laine ? Torsades. Ah, torsades. Comme torse ? Claise ne pense pas. Comme tordre plutôt. C’est un pull prétendument irlandais, écru. Blanc terreux. Un pull qui fleure son mouton et ses luisantes tréflées. Clichés, clichés. Des moutons, il y en a aussi en Patagonie, et peut-être même à Crissy. Torsade … Des bandes tressées, tarabiscotées, selon une technique élaborée qu’il a bien fallu, un jour, que quelqu’un invente. S’inspire, peut être, de la chevelure nattée d’une amie, d’une mère, d’une sœur. Enchâsse le motif, perpétue le moment. Ou s’embrouille dans ses fils lors d’un moment d’inattention. Une première fois, donc, et après ça n’a fait que se répéter, se perfectionner, s’interpréter. A condition de regarder la première torsion avec indulgence. Ou qu’une autre commente c’est drôle ça, pas mal, comment tu as fait ? L’amour, le hasard, l’accident, l’amour, se dit Salvador. Cela semble bien abstrait s’agissant d’un pull mais Salvador est ainsi, caféinomane et oiseux. Des questions, des questions, toujours des questions. C’est fatiguant à la fin. Il aime voir le nœud, le dessin, quand les fils se touchent. Mais ne peut s’empêcher d’imaginer comment c’était avant le premier nœud, quand les fils restaient à la dérive, à pendouiller, comme ça, à se chercher sans se trouver. Salvador détricote, c’est sa rébellion. Il faudrait lui dire, à Salvador, que c’est pacifiant une torsade. Un relief, une texture, un chemin dessus-dessous dessus-dessous dessus-dessous, endroit-envers, envers-endroit envers-endroit. Une hélice. L’illusion d’une hélice forgée dans l’arythmie d’un cliquetis heurté, hésitant.

proposition n° 5

Les habitants de la résidence expérimentale de Crissy sont réunis pour la première fois. Huit adultes, un bébé, trois enfants. Debout, ils forment un cercle flasque, embarrassé. Les voix rebondissent sous le dôme de plexiglas criblé par la lumière du matin. Salutations, noms et prénoms sont lancés en l’air comme des balles de jonglage. Stéphane. Isabelle. Tom, Adam et Cybèle. Jean et mon épouse Jeanne. Rires légers, un rien convenus. Les jumeaux trépignent puis se ruent à l’assaut du toboggan dans un charivari de rires et de sauts, ce qui suspend les présentations. La pointe d’une bottine fait craquer le sol de bambou et la main se crispe sur un bouton de veste. Je suis Claire. Laurine. Les tons sont devenus timides, ne pas se dire trop vite. On attend encorrre quelqu’un ? Un accent qui roule, provenance incertaine. Non, non, bienvenue à tous. C’est vous qui êtes en charge ? Non, mais j’ai l’habitude de cadrer les échanges en tant que … Mais chéri, c’est pas ce qui était prévu, non, il faut décider ensemble. Décider quoi ? Qu’est-on censés fairrre ? Et bien, se fixer des règles communes et puis inventer le nom de la résidence, bien sûr ! Genre Brain Storming (accent prétentieux). Je propose un ordre du jour. Gloussement bref. Soupir agacé. Gêne, certains regards se perchent aux arceaux du dôme, d’autres s’accrochent sur les enfants. Ca donne une contenance. Le cercle s’ovalise, puis se scinde. Le bébé miaule et gonfle le thorax. Ferme tes jolis yeux , car les heures sont brèves, au pays merveilleux, au doux pays des rêves, ferme tes jolis yeux, car tout n’est que mensonge, le bonheur est un songe. Le chant s’écarte. Quand ils auront fini de ne rien se dire, de se toucher des mots délicatement ou de s’empoigner et se mesurer, il faudra qu’ils fassent connaissance. C’est bizarre quand même. Vous avez raison, chère Carole gazouille une voix flutée, tout cela est très étrange. C’est bien Carole, n’est-ce pas, je n’arrive plus à retenir les noms depuis quelque temps. Regard inquiet au dessus des moustaches blanches. Sautillement. C’est comme grand-mère, elle mélange tout depuis qu’elle a perdu la … Va jouer avec tes frères au lieu de raconter n’importe quoi. File, je te suis. Excusez-nous madame. Pas de problème. Carole, c’est notre fille. Elles sont belles, les torsades de votre pull. Carole, elle est en CP comme la vôtre, elle va à l’école à Paris. Silence. Grattement de gorge. En fait, c’est pas ma fille, c’est celle de la dame … mais qu’importe. A Paris, donc, dans quel quartier ? Italie. Ca devenait difficile pour nous, à notre âge et puis l’état de ma femme, enfin vous comprenez. Regard appuyé, hochement de tête, nouveau tripotage de bouton. Vous connaissez Crissy ? Une silhouette massive, compacte vient élargir le cercle. Et vous, monsieur, vous connaissez Crissy. Oui, enfin, j’ai googelisé, je ne serais jamais venu avec ma femme et mes gosses sans prendre un minimum d’infos, vous imaginez ! Tiens, à propos d’information, j’étais à la boulangerie hier et les gens se posaient des questions à notre propos … Grognement : y’a toujours des mégères pour commérer. Hmmm, les gens se demandent si on a quelque chose en commun. Ti-rage au sort, c’est pas assez clair ? Hmmm. Allez savoirrrr. Vagissements. Changement de bras. Les cris s’éloignent. Le cercle initial se reforme, sans le bébé et son père. Et sans celui qui parle haut, qui s’est éloigné vers le tobbogan. Excusez mon mari. Inutile d’excuser les autrrres, chèrrre madame. C’est qu’il est impétueux. Hmm. Je vais prréparrrer un café et le rrrramener dans l’esfera. Vous appelez ça l’esfera, la sphère ? Résidence de la sphère ? La voix a parlé comme pour elle-même. Si bas qu’elle n’a pas été entendue. Plus ferme : je vous accompagne, je vous aiderai à porter le plateau. Vous aussi vous pensez que nous ne sommes pas là par hasard ? L’homme et la femme quittent la bulle. Adam descend de là tout de suite. TOUT DE SUITE. Mais papa. Bon, alors on s’y met, ça va démarrer oui ou non ?

proposition n° 4

Crissy endure une réputation de ville sans charme coincée entre Paris et Chartres. Elle offre pourtant aux curieux une église délicate et un parc arboré d’essences précieuses, grenier des jardins parisiens. (Les gens ignorent en général que Crissy est l’une des réserves arboricoles de Paris). Au sud, le nouvel ensemble pavillonnaire émerge d’un tunnel tout en rondeur dont on sort accouché par le béton. A la frange d’une fastidieuse parcelle cultivée se dresse la structure crémeuse : une blancheur sans fond ni centre, comme avant le soleil. Un panneau, logement collectif expérimental. La résidence se développe en spirale et la petite maison où une jeune femme médite devant le fond de la baignoire porte le numéro 5. La dernière de la file. Elle n’a pas encore compris si les constructions allaient se poursuivre où si elle demeurerait, en quelque sorte, l’habitante de la maison de queue. Au centre une bulle de plexiglas d’un diamètre de onze mètres cinquante abrite un jardin d’enfant. Dans la maisonnette meublée, la même candeur cotonneuse orchestrée par les dernières trouvailles de l’habitat connecté, consommation d’énergie programmable, équipement électronique de pointe piloté à l’œil, commandes vocales, variateur de silence … Dans la salle de bains, la jeune femme regarde le filet d’eau rouler et se tourner en une fleur à la corolle mousseuse.

Hier, à la boulangerie Pommeau, de l’autre côté du tunnel, les commentaires fusaient. C’est inquiétant, toute cette technologie. Et ces gens, d’où viennent-ils ? Cinq pavillons, c’est peu. J’ai lu qu’ils en prévoient vint cinq, un qui pousse par mois. Ça va moderniser Crissy. Ca peut exploser ? Si on prend la peine de le feuilleter, on trouvera des informations plus solides dans le journal. Allez, je me dévoue. blabla expérimental blablabla ah ! conditions d’accès à la résidence : les heureux pionniers, issus de différentes catégories sociales, ont été tirés au sort, sous le contrôle de Maître Touvert, huissier à Chartes…. Touvert, c’est pas celui qui ? … Laissez le lire s’il vous plait. Continuez mon garçon. … Le règlement n’est pas écrit. Il sera à définir par les locataires. Ainsi que le nom de la résidence … blablabla … une expérience, disent les uns, une utopie grondent les autres. L’interview d’un couple avec un bébé, un très jeune couple, très beau, photogénique. « Nous ne trouvons pas notre maison froide et aseptisée. Nous sommes fiers d’avoir été choisis et ravis que notre bébé grandisse ici. Sa chambre est adorable. Et l’autoroute n’est qu’à cinq minutes, c’est pratique pour le travail. Et puis, le système de nounou électronique « Nanny Tech’R » nous rassure. On a l’impression que rien de triste ou de difficile ne peut arriver ici. C’est une bulle pour nous et notre bébé … Les voisins ? Quels voisins ?  ». La jeune femme a refusé l’interview, mais réfléchi aux questions, à ce qu’elle aurait répondu. Elle a sauté sur l’opportunité. Quitter une vie resserrée entre l’appartement poussiéreux de feue sa grand-mère et les petits boulots, oublier les nuits à bondir d’orages en liaisons foireuses. Les voisins ? Une Fiat rutilante immatriculée à l’étranger devant le numéro 2. Un air d’opéra échappé du n° 4. On peut s’interroger sur ce qui peut pousser à s’installer dans un tel lieu, un désert rutilant sans règles ni âme. Comment cela finira-t-il ? , commentait l’Echo des Pensées Crisséen. Les vieilles de la boulangerie pensent qu’il s’agit de gens arrivés de nulle part, de paumés, de fugitifs, de vagabonds, de repris de justice. De gens sans racines. Pourtant le bébé ? Hum, sur la photo, il ne ressemble pas du tout à ses parents. Le tirage au sort, moi j’y crois pas. Enfin, ils ont forcément quelque chose en commun. For-c é-ment. Mais quoi ?
Des gens vidés d’ailleurs, recrachés dans tout ce blanc, tout ce vide, face à tout ce qui reste à faire naître.

La jeune femme, d’ailleurs plus si jeune, devant sa baignoire. Et ce filet d’eau qui s’engloutit dans le sens des aiguilles d’une montre. On dit que dans l’hémisphère sud, l’eau s’écoule à l’envers. Savoir si ça change quelque chose. Elle a atterri dans un monde inédit. Pas un monde étranger, où on débusque, on traduit, on s’adapte. Une terra incognita où les codes restent à inventer. Toute cette blancheur parfois l’accable. Mais elle ne se trouve plus au bord de quelque chose ; elle est entrée quelque part. Avec d’autres. Tout est possible, le temps n’existe pas encore. Bientôt ils vont se rencontrer, se confronter peut-être : les humains surgiront quand les images tomberont, et le blanc se teintera, et l’image se dessinera.

C’est un battement de cil après la page blanche. Des vagues silhouettes s’abîment dans des phrases en morceaux. On ne sait pas ce qu’il y a eu avant. Et ce qui comptera. Comme dans une mâchoire de nourrisson les dents perceront, et alors ça mordra. Elle sait que chaque page est faussement vierge, qu’elle est tissée de fibres organiques, végétales, salies puis blanchies. L’espace est le fruit d’un recyclage. Les vieux objets, les vieilles matières ont été broyées et rendues méconnaissables.

proposition n° 3

Dans la première version, le musicien Orphée descend aux Enfers chercher sa bien-aimée Eurydice. Le dieu Hadès autorise Orphée à la ramener dans le monde des vivants, à une condition néanmoins : Orphée ne doit en aucun cas se retourner vers elle, pas plus que lui parler. Orphée chemine en silence, Eurydice dans son sillage. Au moment de franchir la porte des Enfers, Orphée n’entend plus le bruit des pas de son amante. Affolé, il se retourne et la perd à jamais.

Dans une deuxième version, le musicien Orphée descend aux Enfers chercher sa bien aimée Eurydice. Hadès l’autorise à la ramener dans le monde des vivants, mais il ne doit ni se retourner ni lui parler. Orphée marche d’abord en silence, accroché aux pas légers d’Eurydice dans son sillage. La cadence feutrée l’inspire. Il caresse sa lyre et compose un chant sans début ni fin. Bientôt, il entend ce qui n’est pas. Il franchit dans le ravissement la porte des Enfers. Eurydice lui est rendue. L’étrange mélodie ne le quittera plus.

Dans une troisième version, Orphée descend aux Enfers chercher sa bien aimée Eurydice. Hadès résiste à la musique enchanteresse d’Orphée et se montre inflexible. Bouleversée par la détresse du jeune homme, Perséphone s’effondre, puis menace. Hadès cède. Négocie. Orphée retrouvera Eurydice chaque nuit et la quittera chaque jour au lever du soleil.

Dans une quatrième version, le musicien Orphée descend aux Enfers chercher sa bien aimée Eurydice. Hadès impose un choix à Orphée : rester auprès d’elle aux Enfers ou rejoindre seul le monde des vivants. Incapable de résoudre le dilemme, Orphée supplie Hadès de décider pour lui. Impossible, une telle décision est l’affaire d’un mortel, répond Hadès.

proposition n° 2

… les masques, le secrétaire-archiviste de la Mission ethnographique est nettement renfrogné. Depuis deux heures que je l’observe en touillant ma popote, il a griffonné rageusement trois étiquettes qu’il a biffées et jetées. Pour l’heure, il est assis sur le bord d’un pliant et triture un chasse-mouches, les yeux vissés sur les falaises. L’air de celui qui ne sait pas où est sa place, insatisfait de lui et du monde. A Paris, il était écrivain. Et poète. Ce matin, il s’est disputé avec monsieur G., le Chef de l’expédition. A propos des masques. Puis la femme est venue. Il grommelait. J’ai tendu l’oreille : … mauvaise humeur, marre de la France, dégout de moi, verbiage… . Elle l’écoutait avec attention tandis que ses mains fines balançaient le chasse-mouche comme une danseuse d’Arabie. Puis elle lui a posé la main sur l’épaule et est partie en lui laissant l’objet.

C’est le moment de dresser la nouvelle tente, j’étouffe le feu et rejoins les autres. Il cramponne mon regard, engloutit cul-sec sa timbale de Dolo et se lève. Je comprends qu’il veut aider. Son short flotte autour de ses jambes brûlées et maigres, ses gestes sont maladroits. Pour tout dire, il nous encombre. Sans son chapeau, on voit qu’il est presque chauve. Sa nuque est déjà cramoisie, les veines sur son front gonflées comme des pneus. Refuse de s’asseoir à l’ombre, dit qu’il a besoin d’éprouver son corps, d’évider sa langue et ses pensées … au final, beaucoup de mots pour dire qu’il en a marre de parler. Il se demande peut être si ça se draine, si ça se pompe, si ça s’éteint, la parole. Est-ce qu’un jour il atteindra le muscle ? Je ne sais pas. Monsieur L. écrit peut-être des livres, mais comme homme, il est illisible.

Au patron qui s’étonne de le voir sur le chantier il oppose une mine butée. L’autre n’insiste pas. Le secrétaire-archiviste relève ses manches et s’insère dans la chaîne des hommes qui font passer les pieux. Il apprend vite. Puis s’anime, répète les mots de cette autre langue, la notre, et nos mots roulent dans sa bouche. Il s’amuse et les gars rigolent beaucoup, mais en attendant le campement n’avance pas. Il n’a pas les mains pour travailler, ça se voit tout de suite. Pas les mains comme nous. Mais, si on regarde bien, pas les mains comme eux non plus. Pas tout à fait.

proposition n° 1

La salle à manger est étroite, engoncée dans une tapisserie à fleurs brunes qui absorbe la lumière. Pour se frayer un passage vers la fenêtre il faut repousser les chaises coincées contre le mur, sans faire basculer les dossiers. Le mobilier est lourd mais instable du fait d’un défaut de conception, une mauvaise répartition du poids des matériaux. Sur la table rectangulaire, les restes d’un repas se figent dans la porcelaine. Chaque couvert a été abandonné à son désordre singulier, composition privée de miettes et de serviettes bouchonnées ou pliées. On compte douze couverts. C’est inhabituel.

Le visage est placide, les traits réguliers. Une fine cicatrice sur la tempe droite se fond dans le teint monotone, presque cireux. L’homme se montre généralement peu loquace. En face, on s’agite, on jacasse et on gesticule, on rit. Beaucoup. Le silence de l’homme n’est pas de ces silences qui dérangent, mettent mal à l’aise. Il arrive néanmoins que de son regard jaillisse un trait de lumière crue, sauvage, qui s’obture aussitôt. A sa mine égale rien ne laisse alors deviner qu’il vient de se produire quelque chose. Alors on oublie et on s’agite à nouveau.

Au fond de la baignoire d’un blanc onctueux, le filet d’eau roule et se tourne en une fleur à la corolle mousseuse. Dans le sens des aiguilles d’une montre. On dit que dans l’hémisphère sud, l’eau s’écoule à l’envers. Savoir si ça change quelque chose. Mais là n’est pas la question : ici, l’aspiration s’accélère, l’écume gicle, les bulles crèvent ou s’aplatissent. La vidange a quelque chose de fascinant.

Le pneu est crevé, la gente pliée, le regard hébété. Dans le camion du dépanneur, la radio est branchée sur une chaîne musicale. Il y a une éternité entre le début et la fin d’une chanson.

Un livre. Petit, étroit. Couverture rouge, auteur en noir, titre en blanc. Rien de - rose des vents - commun. Pages non massicotées. Chacune se conquière à la lame. Se retranche de la masse vierge des non-lues. A mesure.

Une heure de long en large dans le vent de la gare Montparnasse. Des sacs plastiques volatiles défient le zèle du service de nettoyage dans l’odeur acre du citron de synthèse. Impossible de s’asseoir sans s’enfermer dans un bocal. Alors, de long en large … les pas perdurent.

Certaines nuits, le sommeil ne venait pas à Evariste Defrius. Aiguillonné par mille pensées monstres, il quêtait alors sur sa petite radio un timbre apaisant. Dans la nuit du 3 décembre 2013, vers 4 heures du matin, le bouton se bloqua comme un écrou en bout de course et Evariste fut capturé par une voix basse qui débitait des noms d’objets en un interminable et absurde inventaire.



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1ère mise en ligne 23 décembre 2018 et dernière modification le 16 février 2019.
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