contribution auteur | Claude Enuset

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Claude Enuset a une caravane, une cour, deux enfants et une barbe. Autodidacte en tout (même le quotidien) il s’essaie depuis le nombre d’années qui vous plaira à être parfois comédien, metteur en scène, auteur ou animateur d’ateliers d’écriture. Parfois ça marche pas mal, parfois il se plante. En fait, il gambade de l’un à l’autre suivant les occasions, les rencontres, les envies, les bifurcations, les accidents (surtout les accidents). On dit que c’est un nounours derrière une tête et un corps d’ours. Qui sait ? Son blog Sens dessus dessous, ou sur YouTube et Facebook.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _5 _6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 3

Malgré une fouille minutieuse du laboratoire, des caves et des réduits, on n’a jamais retrouvé le corps du docteur J. mais bien celui d’un certain monsieur H., tordu par l’agonie, vêtu d’habits trop grands pour lui et qui tenait à la main un cahier. Il n’est pas simple de déterminer avec exactitude ce qui s’est passé durant les dernières heures dans le laboratoire. On ne dispose que des témoignages confus du notaire U. et du domestique P. qui sont encore l’un et l’autre sous le choc.

Selon le notaire U. qui se trouvait du même côté de la porte que le domestique P., c’est-à-dire à l’extérieur de la chambre contigüe au laboratoire, ce n’est qu’en enfonçant cette porte qu’il pouvait savoir réellement qui se trouvait dans la chambre. Auparavant, le notaire U. a frappé à cette porte et appelé le docteur J. pour signaler sa présence : « Henry… Henry, c’est votre ami, je dois vous voir ». Dans le silence qui a suivi, il a informé le docteur J. qu’ils avaient des soupçons et que le domestique P. et lui-même le verraient de gré ou de force. Aucune réponse ne lui étant parvenue, il a été contraint d’en arriver à cette extrémité. Juste avant de projeter son corps sur la porte, il a perçu un mot mal articulé et il a cru reconnaître une voix, celle de monsieur H. Le notaire U. s’est alors figé, a senti un frisson s’emparer de tout son corps, puis reprenant ses esprits, s’est élancé contre la porte qui a cédé sous le choc. Au centre de la chambre gisait le corps d’un homme. Selon le notaire U., ce corps n’était pas celui du docteur J.

Selon le domestique P., qui se trouvait du même côté de la porte que le notaire U. et qui venait de frapper à cette porte pour appeler le docteur J. et l’informer que le notaire U. demandait à le voir, la voix de la personne qu’ils ont entendue en provenance de la chambre n’était pas celle du docteur J. mais celle d’un homme ou « d’un être ou d’un je ne sais quoi qui logeait dans la chambre, ne cessait jour et nuit de réclamer un certain médicament et rien de ce qu’on lui apportait ne le satisfaisait ». Le domestique P. prétend avoir vu quelques heures plus tôt, alors qu’il était entré soudainement dans le laboratoire, une créature fouiller parmi les caisses au fond de la salle, puis pousser un cri avant de se ruer dans la chambre et s’y enfermer. Il affirme que cet individu n’était pas son maître le docteur J. Il confirme que c’est le notaire U. qui a enfoncé la porte, et qu’une fois entrés dans la chambre, ils ont trouvé le corps d’un homme gisant au centre de la pièce. Selon le domestique P., ce corps était celui de monsieur H.

Selon le docteur J., si l’on en croit les derniers mots écrits dans le cahier retrouvé à côté du corps, il lui a suffi ces derniers jours de s’endormir ou de somnoler quelques instants pour s’éveiller sous la forme de monsieur H. Chaque fois, il lui a fallu tripler la dose pour revenir à lui. Il a fini par s’interdire de dormir, ce qui a eu pour effet de le rendre « trop faible pour résister à ce débordement de haine ». Il ajoute qu’il n’a pas pu « renouveler la provision de ce sel » et que si « la métamorphose s’emparait de moi alors que j’écris, H. détruirait ce cahier comme il a brûlé hier le portrait de mon père ». Il semble que ce soit encore à son écriture que l’on doive ces mots : « Il est trop tard… Je l’entends… Il a gagné… ».

Selon monsieur H., dont on peut supposer qu’il est l’auteur des quelques mots griffonnés au dos du cahier, d’une écriture d’ailleurs étrangement similaire à celle du docteur J., si ce n’est qu’elle est comme inversée : « il… est… trop… tard… le… docteur… J… ne… peut… plus… rien… je… suis… une… larve… monstrueuse… j’ai… gagné… ».

proposition n° 2

William-Ernest replie la lettre. Elle ne l’a pas laissé indifférent, mais en bon poète du stoïcisme, il renverra son trouble aux oubliettes. A cinquante-deux ans, il est plutôt proche de la mort sans en avoir peur. On lui connaît une exceptionnelle résistance à la douleur, une maîtrise absolue de ses émotions, son poème écrit à vingt-cinq ans a célébré ces qualités toutes victoriennes et il s’en tient là, modèle pour lui-même et prisonnier de son pied unique. La lettre à la main, un troisième whisky serait bienvenu sinon que l’excès en matière de plaisirs a longtemps été son credo ou son angoisse. Trop tard pour s’accorder sans honte ni culpabilité un écart que sa vitalité rayonnante eut apprécié et que son cœur cabossé eut regretté. Dans sa grosse barbe rousse, il marmonne le prénom de Fanny. Quel tempérament cette femme, quelle influence redoutable sur son écrivain de mari. Du besoin qu’elle a eu de confesser les circonstances dans lesquelles ce mari a écrit sa longue nouvelle, William-Ernest en conclut toute la violence traumatisante de la scène. Il devine sans difficulté le regard sidéré de l’écrivain devant la cheminée où se consument les pages qui l’ont libéré d’un cauchemar abominable. Il entend Fanny répéter quelque chose comme C’est une stupidité totale ou même C’est un cahier plein de bêtises comme elle l’a écrit dans la lettre. Fanny regarde brûler le manuscrit, tout son corps s’en trouve éclairé. Face à elle, son mari reste muet, pétrifié ou hagard. Il se dirige lentement vers l’escalier. Il respire mal, pas sûr que la cocaïne qu’il prend pour lutter contre la tuberculose soit étrangère à cet état et cela confirme les problèmes respiratoires qui le poursuivront jusque dans les îles. Sous son pas accablé, le plancher craque tout comme les marches qui le conduisent à la chambre où il s’enferme pour trois jours. Il ne mangera pas, se contentera d’un fond de carafe d’eau qui traîne là. Il écrira sans relâche, tentant de reproduire ce que sa mémoire a conservé du premier manuscrit, acceptant d’en modifier la fin. Et cette fin tu te rends compte ce n’est pas possible vraiment c’est totalement improbable, Fanny s’est emportée disant cela, au-delà de l’imaginable. William-Ernest relit la lettre. Il est à son tour pris de fièvre en imaginant ces heures frénétiques où le mari de Fanny, qui a osé s’inspirer de lui pour camper son Long John Silver, rédige sauvagement un nouveau manuscrit, fruit d’une excitation extrême et d’une humiliation abyssale.

proposition n° 1

Curieux comme ce cabanon est fiché contre la falaise. Ou du moins contre de la roche sombre qui constituerait toute la partie arrière de ce cabanon. On se rapproche d’un habitat troglodyte, c’est une anfractuosité qui a été complétée d’un mur en bois côté plage et d’un morceau de toit qui achève le mouvement englobant de la roche. Dans ce mur en bois, toute en largeur une fenêtre si peu haute qu’on dirait une ouverture dans un bunker. Lors d’un rêve, quelqu’un était posté un fusil à la main et scrutait l’extérieur. Surtout, il pleut sur la plage de galets et on imagine quelle mélodie cela crée ce mélange entre de la pluie s’écrasant sur le toit et un feu crépitant dans la cheminée. Un orage incertain commente cette mélodie et on a peur.

Pourquoi ce pas de porte est-il vu à hauteur de cheville comme si on était couché à même le pavé ? Est-on un chat ou un rat qui voit la scène ? Un humain en mauvaise posture ? Si encore, ce pas de porte était celui de sa propre maison ou d’une maison habitée dans l’enfance ou même d’une maison amie, celle d’une ancienne amoureuse, d’un parent retrouvé ou décédé. Qui habite cette maison en pierre du pays, respectueusement restaurée, logée dans le haut de la rue principale, au croisement avec la route empruntée pour quitter le village, quand on rentre à la capitale, contraint et triste ? Et ce bitume luisant que les phares d’une voiture viennent faire étinceler. Quelle gravité. Surtout, cette pluie discrète mais tenace invitant l’orage certain qui se prépare au-dessus de la forêt voisine. On s’interroge.

Il pleut. Où ? On ne sait pas précisément. C’est une forêt. Un mélange de pins et de feuillus. On a entendu bouger pas loin. On s’est arrêté. Le cœur bat. On aime cette pluie pour toujours. Mais si c’est un sanglier. On a peur et on s’interroge.

Des escaliers tortueux à perte d’étages, du labyrinthe noir, des tronches muettes, des pauvres blêmes, des gamins chiffonnés, une salle démesurée, un public grouillant, une rumeur, des ombres, du désir heurté. La maison n’a ni fin ni début, elle est village, les couloirs sont rues, les chambres maisons, les lits chambres, on observe, on est observé. On sera jugé. Le souvenir de ces images est revenu en lisant. Un film avait créé ces images. Elles se sont imprimées, se sont tues, sont revenues.

Il crépite entre les pierres. Des adultes boivent et parlent autour. C’est toi qui l’as allumé. Il y a l’aubépine.



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1ère mise en ligne 23 décembre 2018 et dernière modification le 3 janvier 2019.
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