contribution auteur | Marie Michel

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Marie Michel, née en 1981. Vit et travaille à Vizille, à côté de Grenoble. Commence à écrire des poèmes enfant puis adolescente, des nouvelles aussi. N’arrive pas à conserver les traces. Efface. Des pièces de théâtre et un roman inachevé. Anime un atelier théâtre dans le lycée où elle enseigne le Français. Participe à des performances et des films expérimentaux avec des personnes aussi folles qu’elle. Pas de site ni de blog encore. Mais deux enfants, un compagnon patient et un chat jamais là. Voudrait arrêter de travailler créer à plein temps (et avoir une chance de croiser le chat).

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Avant de partir, je suis retournée à la boutique de souvenirs, à Plévenon. J’ai fait tourner le présentoir de cartes postales. Le tourniquet a grincé comme une girouette enrouée. C’était le même que celui de mon enfance, presque à la même place. Les objets résistent au temps mieux que les falaises ou les gens. La marchande de souvenirs porte sur son front le souvenir douloureux de sa jeunesse. Les mots qu’elle utilise sont érodés. La répétition en a grignoté le sens, les a vidés de leur pulpe. Ce sont des mots fatigués, eux aussi. La vie est vite passée. Elle ne sait plus pourquoi elle est restée là si longtemps, à vendre des souvenirs. Moi je me souviens quand j’entrais dans la boutique avec mon père, petite, le cœur déjà voilé d’un pressentiment tragique. Ma propension à m’inquiéter de son visage triste, de ses rides que creusait un invisible ressac. Les cartes postales vieillissent aussi. Passe l’été, le soleil et les embruns les décolorent et les forcent à se courber. Elles en deviennent plus attachantes. Ce qu’elles ont perdu en rigidité, elles le gagnent en naturel. J’aime acheter les vieilles cartes postales jaunies, oubliées au dernier étage du présentoir, ou reléguées derrière un arrivage récent.

J’ai du mal à me souvenir de moments de joie avec mon père. Tout revêtait avec lui une allure solennelle, guindée. Il semblait toujours exister entre lui et le monde une vitre qui le protégeait d’une implication trop forte. Mon père se retenait constamment. Ce qu’il me disait, il le tenait des autres. Il s’appuyait souvent sur le dictionnaire. Un mot que je t’invite à retenir. Il était très important de retenir les mots, plus que le moment, la sensation, l’émotion. Des mots en l’air, dans le vide, rattachés à rien. Mon père ne pouvait pas se laisser gagner par l’émotion. Il en avait aussi peur que de l’eau où, seulement à l’âge adulte et après que ma mère le lui eut appris, il se risqua à flotter. Il n’était pas taillé pour la vie. C’était ce que son père, mon grand-père avait dit de lui, lorsqu’il eut sa première crise. Il me revient une anecdote que j’ai entendue à la radio. C’était à propos de la Première Guerre Mondiale. Plus exactement sur les soldats français envoyés aux Dardanelles, et, une fois la guerre finie, rapatriés par paquebot. Une fille de poilu racontait un souvenir de son père, qui se trouvait, alité, rongé par la fièvre typhoïde, sur le pont. Il avait entendu distinctement le médecin venu faire son inspection, dire en le désignant : “celui-là ne fera pas la traversée.” Cette image m’est restée en tête longtemps après la mort de mon père. C’est lui que j’imagine au large du Cap Fréhel, sur le pont d’un paquebot fantôme, passager du néant. J’aimerais qu’il se repose à présent. Il n’y a plus rien à attendre dans la mort.

J’ai fini L’Arabe du futur. Du moins le dernier volume paru. J’admire la capacité de son auteur à se remémorer. Je me souviens de ces visites à la boutique de souvenirs. Passage obligé pour acheter les cartes à envoyer aux grands-parents. Les formules ampoulées, toutes faites, que j’essayais toujours de rendre plus vivantes, moins cadavériques. Je ne comprenais pas l’obstination de mon père à envoyer par mon intermédiaire des messages d’amour à ses parents, si froids avec lui. Quand je pense à mon enfance à côté de mon père, je vois une succession de cartes postales. Des étés identiques, où je lui pardonnais de moins en moins son absence à lui-même. Des étés identiques si ce n’est l’effritement insidieux de notre relation, de ma fierté pour lui. Mon désir immense de le consoler, de l’aimer inconditionnellement s’amenuisait devant la poussée de mon propre désir.

Je me souviens quand même de cette nuit, l’été de mes seize ans. J’avais rejoint sur la plage des jeunes gens, deux frères avec qui je flirtais vaguement, en alternance. J’étais passée par le vélux, j’avais marché sur le toit, sauté sur la cabane dans la cour, et filé à la clarté de la pleine lune. J’étais en robe de chambre sous mon imperméable. La mer commençait à s’agiter, à grossir sous le grain. Nous avions rendez-vous à la falaise, pour jouer à nous faire peur. Les vagues ogresses jamais ne se repaissaient des pierres. Mon cœur galopait plus vite que mes jambes sur la route. Battait plus fort que le vent à mes tempes. Moi aussi vague et ogresse, je cherchais matière à dévorer. Les garçons n’étaient qu’un prétexte, j’allais dans la nuit chercher mes mots. Ceux qui retiennent le moment, la sensation, l’émotion. Des mots qui bougent, des mots vivants. Des mots qu’on sculpte et qui retiennent le chant du vent. Mon père s’est rendu compte de mon absence, je ne sais comment. Peut-être a-t-il rêvé que je partais, ou bien s’était-il levé pour regarder dormir sa princesse ? Il m’a rattrapée. J’étais presque arrivée. Il m’a pris le bras, sans parler, et on a rebroussé chemin. Il m’a dit qu’on règlerait ça demain. Il m’a aussi dit que les princes charmants n’existaient pas dans la réalité. Je ne vois pas le rapport j’ai dit. Il était très déçu de mon attitude. Il ne me croyait pas comme ça. J’ai demandé des précisions. Il m’a dit que l’insolence aggravait mon cas. Puis ce fut tout.

Les étés suivants, je suis partie en colonie. Puis mes parents ont vendu la maison de vacances. Aujourd’hui, je choisis du passé ce que je veux retenir. Je glane sur la plage ce que le ressac de la vie m’a laissé. La laisse de mère, la laisse de père, je les laisse de côté. Les falaises déchues me rappelent notre déchéance programmée, à nous êtres naturels, naturellement impermanents. Seul le tourniquet de métal du présentoir de cartes postales restera, à grincer, pour les touristes de passage, quand nous ne serons plus rien que du sable.

source de l’apocryphe
Derrière toi le dédale des rues. Au loin, l’avenue qui fume. Derrière toi, sans avoir le temps de jeter un œil. Derrière toi, les pas battent le bitume toi tu cours. Pas ton habitude. Ton souffle. Presque fini. Goût de sang. Sifflement. Se rapproche. Tu sens dans ton dos. Pas le temps de jeter un œil. Tu cours comme en cours de gym à l’école. Même goût sang. Autre maître, autre sifflet. Bouge-toi. Dépasse-toi. Pulvérise ton record. Trouve le passage. Force-le. Force le passage du sang. Artères de la ville obstruées par fumigènes par camions de police par camions de pompiers par ambulances. Saute. Franchis. Dérobe ton oreille aux sirènes. Au fond tu n’es pas allé au fond. Fouille dans la mémoire. Sens sous tes pieds le pavé qui sait. Course d’orientation. Plaque de rue. Pas le temps de penser au chemin. Ferme oreille œil bouche. Écarquille les veines. Le sang n’a pas besoin de réfléchir. Suis l’afflux de sang urbain. Pas le temps de chercher. Trouve. La porte dérobée. Facades parois sans aspérité portes blindées codes d’accès verrouillés. Piège. Fausse route. Revenir à l’animalité à la bête traquée. Peau qui s’ouvre. Pousse tes ailes tes branchies dans l’asphyxie. Flèche de ton cri vecteur rouge. Anticipe ta trace. Derrière toi souffle naseaux de la bête de minute en minute plus grosse plus vorace. Terreur d’enfance. N’y songe même pas. Minotaure. Un mythe. Ne pas prêter figure. Ne pas jeter un œil. Garde les deux au-devant de toi. Garde espoir dans une embrasure. Cour des miracles invisible visible aux seuls coureurs hors de sang. Aux innocents. Miracle d’une arrière-cour éclose pour toi dans l’instant. Droit d’asile. Au fond du fond des arrière-cours. Cours. Impasse et passe la porte étroite. Entre. Tu la vois à l’oeuvre et c’est l’éclipse de ton plexus solaire, uppercut de beauté quand, sur le billot, elle tranche, elle découpe, elle tronçonne, elle taillade, la Grande Bouchère. Elle a un piercing à l’aorte sourcillière. Nue en tablier de liquidateur. Sa tête est bleue comme une orange sanguine. Elle dérange par sa seule présence. Infuse du chaos. Corrode les mots de sa sueur. Elle tranche la langue des compromis. Révoltée, elle est de face et de dos en même temps. Eclatée, carnage ambulant. Il n’y a pas de limites à son entreprise de dépeçage. Son établi est maculé d’encre rouge. Elle a mille visages mais en particulier celui du balayeur des Champs-Élysées. Celui de la femme au foyer suicidée. Celui de l’homme encartonné oublié. Elle se charge de les venger. Elle a mille noms mais en particulier Tisiphone, Alecto, Euryalé. Mégère aux nerfs à vifs. Gorgone au cri strident. Méduse aux yeux d’onyx. Elle hurle et son nada devient nagual, serpent qui fuit à travers ciel, transperce les fumigènes, fulmine et gêne tout ceux qui voudraient qu’elle s’abstienne de crier que ce monde n’est pas une propriété privée mais une chose publique. Elle hurle et ses serpents sifflent sur vos têtes. Elle hurle et bondissent des faubourgs des Quetzalcoalts furieux. Contre les mots qui lissent et respectent une grammaire orientée, une syntaxe des rhéteurs bien nés, contre le masque langagiers, les grenades pensées pour quoi sinon tuer, elle crie au nom d’Erynie, un grand « ni Dieu ni maître ». Elle est furieusement belle quand elle se déchaîne, aussi belle qu’une Jill Boskop sous acide. Ses veines gonflent dans l’obscurité sous l’afflux de tous les sans paroles les sans pouvoir les sans espoir sinon la mort les sans patrie sinon l’aurore les exsangués qui ensemble font sang, sens et voix. Gonfle ses veines. Fleurissent ses seins ses yeux. Ses yeux ceux de nos sœurs ses seins ceux de nos frères partageant le grand corps d’Érynie. Pas de langue sans révélateur. Pas de langue sans se couper la langue.

proposition n° 8

La première fois que j’ai rencontrée Erynie, ce fut de dos et nocturne. Baille night, comme disent les angliches. Je traînais ma peine sur les bords de Seine pas décidé encore qui de nous deux j’allais balancer dans la flotte. Tout était noir : la nuit, le fleuve, mon pardessus et par-dessus tout mon âme si on peut l’appeler ainsi cette chienne (pour la mienne, un fox-terrier croisé Jack Russel). Le premier contact avec Erynie fut métallique : la pointe de son revolver plaquée juste au-dessus de la dernière vertèbre cervicale, dans ce creux qui semble fait exprès pour loger un canon 9mm, et qu’on nomme « atlas » en anatomie. En m’annonçant ma mort imminente - message redondant puisqu’elle pointait son arme sur moi, elle m’a appelé d’un nom qui n’était pas le mien, ce que je me suis empressé de lui objecter, avec un sang-froid qui m’a étonné et qui n’était que la première manifestation de l’amour. Car l’amour rend courageux les plus lâches et affaiblit les plus forts. Je suis un pleutre et c’est tant mieux car sinon ma rencontre avec Erynie aurait été d’une intense brièveté. J’aurais bredouillé, je me serais embrouillé dans mes justifications, bref elle m’aurait fumé sans me laisser finir ma pauvre phrase d’homme fort affaibli par l’amour. Alors que grâce à ma lâcheté naturelle devenue par un coup de foudre magique témérité, mots et gestes me furent donnés pour qu’elle m’accorde sa grâce. Elle dit tais-toi. Elle dit tu vas compter jusqu’à dix dans ta tête et seulement après tu pourras te retourner pigé. Ça commence maintenant. Mais le cœur affolé fausse le décompte et l’amour m’avait fait pousser des ailes par-dessus mon pardessus alors j’ai volé derrière elle. Mon âme avait trouvé sa raison d’être : un limier aux trousses d’’Érynie. Je me demandais à combien s’élevait le nombre de dons que l’amour accordait, en plus du courage et de la célérité. Il m’apparu alors en habits de squelette, la pipe coincée dans la maxillaire, m’interrogeant sur mon troisième vœu et moi sans réfléchir formulant celui d’appairer les chaussettes esseulées. Que n’avais-je demandé une vision nocturne mais l’amour rend bête et je courais à l’aveuglette avec pour fanal la silhouette noire d’ Érynie plus noire que la nuit même. À mesure de ma course, je ne reconnaissais plus Paris. Je me rendais compte que ce que je croyais connaître de la ville n’était qu’une construction simpliste, un décor de théâtre pour touristes internationaux, un parc d’attraction faussement ancien. La course d’ Érynie faisait éclater les avenues, bouleversait les boulevards, déviait les rues, courbait le plan, rendait à Paris son désordre. J’eus une fraction de seconde la vision du pavé mouvant et d’Érynie immobile. La ville, son tapis volant. Les immeubles, vides jusqu’alors, se peuplaient de fenêtres et le silence, de bruits. Une fête se préparait. Je croyais saisir des rires envolés des balcons, des bruits de baisers et des chants, de verres qui s’entrechoquent et Erynie poursuivait sa course folle. À mesure que je la poursuivait, l’espace se compliquait. Moi qui ait toujours vénéré l’arabesque, on peut dire que j’étais servi. Tout s’incurvait, devenait creux ou bosse. La ville gondolait. J’avais beau avoir le rein beau j’ étais tout de même éreinté. À bout de souffle. Je me croyais au milieu d’un poème dont Érynie était la clé. Je semais des métaphores qui n’éclairaient rien, des synesthésies fades, des hypallages qui ne changeaient rien. Finalement, je me délestais de la totalité de mon gradus ad parnassum bien incapable de m’élever à la hauteur d’Érynie. Les clichés tombaient, cliquetis sur le pavé. L’aube d’été ne lui arrivait pas à la jambe. J’avais suivi sans y penser le boulevard périphérique et quand le crépuscule jetta ses ombres fantômatiques j’étais arrivé en banlieue. Pas de palais au front de marbre juste des grands ensembles laids, dressés au bord de l’autoroute, comme des vigies dans l’aurore. La banlieue je n’y avais jamais mis les pieds. Je réservais mes vers pour le centre-ville. Le pont Mirabeau. Jamais plus au Nord que le début du Boulevard de la Chapelle. J’ai stoppé, embourbé. Terrain vague. Container au milieu posé avec l’inscription « Nautilus » derrière des rigoles de rouille. Érynie évaporée. Dissoute dans les gravats, les déchets, les lambeaux de plastique. Une voix derrière moi. Je vais devoir te tuer maintenant tu comprends. J’ai opiné. De nouveau le contact du métal sur ma nuque. Elle m’a poussé du bout de son revolver à l’entrée du container, ouvert. C’est là qu’ils sont arrivés. Derrière elle. Coup de fouet des balles. Ricochets sur la tôle. Moi par réflexe m’enfonçant dans le container. M’enfonçant de plus en plus. Laissant derrière moi la mêlée des corps et des armes. Au fond du container, une porte.

proposition n° 7

Samedi – février

Je relis, à peine levée, ce que j’ai écrit cet été-là, à Pajva Luka. Au cœur de l’hiver j’ai voulu me réchauffer un peu au soleil, et aussi cela me donnera un prétexte, car je suis bien en peine ces jours-ci d’en trouver (je constate avec un certain effroi que la distance entre chaque “prise” s’agrandit, si bien que je n’ai pas encore fini ce cahier commencé pourtant il y a deux ans). La recherche de sujet est en soi un sujet.Je me suis surprise à trouver ma langue plutôt belle, en me relisant. Comme une photographie prise à un moment où nous doutions de notre beauté, où nous nous trouvions particulièrement déplacés, comme une parole peut l’être dans une conversation (la conversation du monde et ma parole, toujours à côté, décevante, handicapée, inapte à témoigner). Quelque chose se passe quand on laisse passer le temps. Et nous voilà parfaitement intégrés au monde qui alors semblait nous exclure. Et les mots écrits cet été-là et qui mesurait leur impuissance en même temps qu’ils étaient proférés, se disant “en pure perte”, ne pouvaient se douter qu’ils atteindraient leur cible, deux ans plus tard. J’étais alors comme aujourd’hui, découragée. Je parlais de la vanité d’écrire. Je disais “il est peut-être tout à fait vain d’écrire”. Et aussi : “commençons donc par là.” Je parle ensuite des murets de pierres sèches qui enserrent les flancs des collines autour de la maison de vacances, et qui s’écroulent les uns après les autres, comme à Marcols. C’est maintenant que je pense à Marcols. À la proximité de ce bout d’île croate avec la terre d’où vient ma famille. Un Marcols qui se serait déguisé en paysage grec. Mais les mêmes murets, la même croix surmontant la colline. “Qui prend la peine dans cette crique du bout du monde de lever les yeux vers elle ?” Vanité.

Dimanche – février

Je continue la relecture de mon journal de l’été croate. Peut-être que le but caché de ce voyage était de retrouver l’image des murets effondrés, d’un lieu abandonné où vivait un berger, comme l’oncle de la Roche. Ou encore de retrouver une image d’un poème de Fernando Pessoa, lu à quinze ans (survolé plus que lu, avec les ailes de l’adolescence) et oublié. Et je rouvre Pessoa et je tombe sur : “L’effarante réalité des choses / Est ma découverte de tous les jours.”Hier, ou avant-hier, cette image du berger m’était déjà revenue. Je parlais de retrouver la joie de créer, de remuer le rien, de croire en ce qui adviendra, qui fera voix, croire dans le geste, comme celui, oublié, d’un guérisseur, mort à présent mais dont on a gardé la pierre de soin. Et en relisant, en réécrivant, je mesure le lien insoupçonné jusque là entre cet ami mort, kinésiologue, et l’oncle de la Roche. Tellement lié à la pierre qu’il en devient pour l’éternité incrusté, fixé à l’épithète de basalte, la pierre volcanique, radioactive qui compose les montagnes du Plateau. Et les pierres qu’ils ont chacun laissées. Labradorite pour l’un. Serpentine pour l’autre. Vert, Vigueur, foi dans la sève ou le sang, qui jamais ne s’arrêtent. Je me souviens aussi de Virginia Woolf décrivant des pierres. D’une nouvelle d’elle mettant en scène des collectionneurs de pierres. Je résiste à la tentation d’aller fouiller ma bibliothèque, cette muraille derrière moi, mon dos de livres et je reconstruis le texte d’après les pans qui me sont restés, comme les restes de cette fresque maya du Mexique, visitée avec ma sœur quelques années en arrière. Je crois qu’il s’agit de deux hommes, des gentlemen, et d’un bord de mer, une grève. Des galets. Peut-être que l’un des amis est mort et que le caillou qu’il avait ramassé un après-midi, lors d’une promenade digestive, est retrouvé par l’ami resté en vie, le survivant, sur un rebord de bibliothèque, et il s’ensuit le récit rétrospectif de cet après-midi anodine qui a pris avec le temps la patine unique des vieilles choses que l’on chérit. Un caillou comme une nouvelle, compact et se suffisant à lui-même, une pierre jetée dans le lac du temps, une pierre sur la grève des paroles échouées, remuées sans cesse par les vagues. Et moi, ce samedi de juillet : “J’écris pour dire quoi ? Je trouve la vie étrange.” je me disais que je n’avais pas trouvé ma place. Que je ne la trouverai jamais. J’évoque une période antérieure (l’adolescence, qui devient au fur et à mesure qu’on vieillit notre “Délos fleurie”), où j’étais traversée du désir de dire la beauté de ce que je vivais. “De fulgurantes piqûres de beauté”.Je parle des poissons de la baie comme des personnages qui vivraient au fond de moi, ou à la surface, toujours visibles quand on n’y pense le moins, dans les situations les plus éloignées de l’écriture, quand on veut se baigner sans intention de les pêcher. Et puis, rapides comme du vif-argent, ils vous glissent entre les doigts dès que vous voulez les attraper.

Un autre jour - février

Je regarde autour de moi, mon bureau. Le désordre, d’abord timide, s’est carrément installé. Des feuilles jonchent le tapis, se déploient sur le bureau, exposant leurs mots, gros ou petits, pas gênées. Des feuilles encore lisses, d’autres froissées, avec des dessins dessus, des post-it où sont tracés des animaux étranges. Il ne manquerait plus que le chat dans cette ménagerie littéraire. Un zoo, prononcé à la manière de Cocteau (comme dans “gnou”). Il y a même le profil imaginaire de Radiguet, entre une caricature d’escargot et un crâne, comme une vanité. La coquille de l’escargot m’inciterait à l’interrogation, son statut entre le mou et le dur à la suspension du jugement. L’escargot est mon maître du matin. Je le prends comme tel et m’en trouve étrangement, rassérénée. J’avance sur les touches de mon clavier, aussi noires qu’un piano (c’est mon steinway à moi) en suivant sa démarche nonchalante et sûre. Qu’un obstacle se présente (enfant entrant en trombe réclamant impérieusement ma participation ), je le contourne ou l’englobe, s’il est à ma mesure. Je fais route de tout bois. Je sais l’illusion d’aller loin, et que l’essentiel est sous mon nez, étalé, là sur mon bureau. L’autre jour, le titre d’Emile Ajar m’a sauté au yeux. “La Vie devant soi”. Je ne le sais pas en écrivant ces mots, mais plus tard, reprenant le livre, je constate que la première de couverture représente une montée d’escalier en forme d’escagot. En face de moi, scotchés aux lambris, il y a les dessins de mes enfants, les obstacles chéris, les scrupules qui font la route vivante. Et il y en a un particulièrement qui s’éclaire au moment où j’écris. Ce sont deux feuilles, de petit format, reliées entre elles, l’une sous l’autre, et qui forment une légende illustrée. C’est celle de Perséphone. J’entends toujours “perd son phone” dans Perséphone, c’est bête, mais c’est comme ça. Du coup je rattache toujours cette légende à une problème de communication, de friture sur la ligne. Perséphone est privée des moyens de communiquer avec sa mère, la mère se fait un sang d’encre et perd ses cheveux. C’est l’automne et l’hiver. Mais je reviens au dessin de ma fille. La première vignette représente la mère et la fille tendrement enlacées. Sur la tête de Demeter, un oiseau chante : “Cui cui la la lilou”. Ce sont ses mots. Il y a à côté de l’oiseau un papillon, avec qui l’oiseau communique peut-être, en tout cas, l’harmonie règne. Les épis de blés en arrière-plan sont aussi grands que des gerbes d’or. Perséphone est si contente, qu’elle en a les joues roses, elle serre le bras de sa maman, se love sous son sein, aussi courbe que la faucille que la mère porte à la ceinture. Les pieds de la fillette se soulèvent du sol, annonçant déjà son départ ou bien signifiant simplement son extase. Un texte, au-dessous, accompagne le dessin : “Demeter vivait en Sicile avec sa fille chérie Perséphone.” Sur le dessin du bas, d’un trait plus rapide, aux couleurs plus rudes, Hadès vient de droite sur son char (ses jambes sont cachées, remplacées par une unique roue grise qui lui donne un aspect inhumain) pour prendre Perséphone par la taille. Elle a grandi, c’est une jeune fille à présent : on devine sa poitrine sous sa robe, ses cils se sont allongés, elle porte un diadème avec une pierre rouge en son centre, au niveau du troisième œil (elle a la connaissance, elle a déjà ses règles dirait un psychanalyste, peut-être). Elle n’oppose pas de résistance au rapt, ses bras pendent mollement d’un côté, sa bouche arbore un sourire énigmatique. Elle n’a pas le temps de réagir, elle est sous le choc (de sa transformation ? Du passage de l’enfance à l’adolescence ? De cet ange de la mort qui vient la prendre à la taille, comme une annociation dans le règne du Noir ?). Le texte sous-jacent dit ceci : “Or voilà qu’un jour Hadès eut envie de se marier. Il apprit que Perséphone était très belle donc il la captura pendant qu’elle cueillait des narcisses. Tout allait si vite.” La jeune fille cueille des fleurs. Elle comprend trop tard qu’elle est elle-même la fleur que l’on cueille.

Je repense au bouquet de lis, en haut d’un escalier. Cette image d’une jeune vierge dans l’antichambre de la sexualité. Elle attend de se recontrer. Dans une chambre d’étudiant sous les toits. Il ne manque plus que celui qui sera l’assistant de la cérémonie. C’est lui qui a la clé. Elle se retrouve à la porte. Elle est impatiente, elle en pleurerait. Il a fallu demander au bar, au rez-de-chaussée, l’autorisation de passer par l’entrée de service. Scénario de film de Cocteau. Le barman, avec son tablier noir serré au flanc, ferait un parfait nocher. Elle a traversé la salle où traînaient encore les odeurs de cuisine de la veille, la sueur des piliers de comptoir, le citron chimique de la poudre à récurer. Elle est passée devant les fûts de bière, les bonbonnes de gaz, en frissonnant, en pensant à des cercueils. Elle est en haut des marches, si près du toit que malgré sa petite taille, elle pourrait toucher le plafond, en se mettant sur la pointe des pieds. Dans la chambre d’étudiant, il y a une unique fenêtre, par laquelle on peut aller sur le toit. Ce n’est pas sa chambre à elle, c’est là où il habite, l’assistant de cérémonie. Elle colle son œil contre la serrure. Elle peut voir un bout du lit, un coin d’évier, la toison sale du tapis de laine. Les remugles de cigarette roulée, de fromage fondu mélangé au produit vaisselle, de bière éventée lui arrivent dans les narines. Mais elle ne sent rien que les lis, les beaux lis blancs, blancs et lisses, au bouquet posé sur ses cuisses. Elle n’a rien d’autre à faire que de s’énivrer de leur parfum. Comme Perséphone du parfum des narcisses. L’obsolescence de l’enfance, l’adolescence. Nous sommes des machines à obsolescence programmée.

Peu importe – le même mois

Contente d’avoir écrit cette scène de la jeune vierge aux lis. Il y a longtemps qu’elle me hantait. Je suis allée fouiller dans ma bibliothèque, pour trouver ce livre de Virginia Woolf. C’est dans le même recueil que la mort de la phalène. J’avais acheté ce livre pour de multiples raisons mais une était l’amour de ce mot “phalène”, sans savoir ce qu’il voulait dire. Je pensais plutôt à une fleur qu’à un animal, de même que j’ai longtemps confondu l’asphodèle avec un papillon. J’aimais les deux mots pour leur légèreté, voile du tragique. Et aussi parce que j’avais lu Mrs Dalloway à la fac. J’ai eu ma période VW. Je m’étais accaparée une pièce de la maison et j’avais commencé à dessiner sur les murs, autour d’une citation d’elle, celle archi-connue de la chambre à soi. Il m’arrive très souvent d’appeler mon bureau “ma chambre”. C’est ici, matériellement et immatériellement que je me fais l’écho de moi-même et de tous les autres (moi-même étant le premier). J’ai besoin d’une chambre, d’une fenêtre pour écrire. Disons, juste d’une fenêtre. La fenêtre de l’ordinateur redouble la fenêtre de mon bureau, la reflète. Le soleil s’est levé et il révèle toutes les taches sur l’écran. Les traces de doigts se superposent aux traces du traitement de texte. C’est vraiment mon piano. Je vois mes doigts virevolter, contents, au-dessus du clavier. Ils se suffisent à eux-mêmes comme ce caillou que j’ai retrouvé, fait exprès, en cherchant le livre de VW. Un caillou noir comme tout piano qui se respecte. Un caillou à ma couleur, qui épouse parfaitement le creux de ma main. Lisse. Une dragée noire. Une pierre de noces. Je voulais l’offrir, je m’en souviens à présent. En faire présent à quelqu’un. Ce présent en forme de pierre. Mais ce n’était pas juste. Il me revenait. Par la force des temps, le voilà qui me revient. Il était au bord de ma biliothèque. Finalement, je n’ai pas trouvé le livre de Virginia. “Virginia”, la vierge, la jeune fille en haut des escaliers. Il y a des expériences dont on ne revient pas. Dont on pense ne jamais revenir, comme cette jeune fille qui attend devant la porte la venue d’un ange noir les bras chargés de lis. Des expériences dures comme des petits cailloux. Perséphone est revenue d’après la légende, mais je n’ai que deux dessins, et il manque le troisième. La jeune fille n’est jamais sortie de la chambre. Et peut-être un caillou, à l’autre bout du monde, à l’autre bout des temps a-t-il été ramassé par quelqu’un, comme ça, par pur désir, vainement. Sans savoir que dans sa main, une histoire avait trouvé refuge.

proposition n° 6

C’est un crochet, comme un “C” dont la cédille s’enfoncerait dans le plâtre du mur. Comme un point d’interrogation qui ferait l’autruche. À y mieux regarder, il penche un peu vers le bas, signe qu’il a peut-être soutenu quelque chose, autrefois. Un objet impotent qui nécessitait son étayage pour tenir, dos au mur. Un cadre peut-être, même si aucune trace ne l’atteste. Peut-être que le cadre était trop lourd, que l’on avait présumé des forces de ce crochet, de taille modeste, le seul qui restait dans la boîte (une ancienne boîte à thé, de marque anglaise). Le vaillant petit crochet avait servi courageusement, jour après jour, sans broncher. Il se faisait un point d’honneur d’apporter son soutien au sévère cadre noir qui protégeait une marine du dix-neuvième siècle, un bâtiment militaire pris dans la glace. Un jour, le cadre était tombé, avec gravité. Même dans cette position de déchéance, il avait su rester digne. Mais à présent, le crochet ne soutient rien. Il est au choix ou désoeuvré ou bien libre. Si l’on penche pour la première option, à force de le fixer, on pourrait presque le trouver obtus. Il semble vous signifier une fin de non-recevoir. Il a été trop longtemps livré à lui-même. C’est ce qui arrive quand on ne cadre pas assez un crochet. Ce qui est sûr, c’est que le mur, tapissé de laine de verre, a été fraîchement repeint. La pose du crochet est antérieure à la rénovation. Une goutte de peinture est restée figée dans le creux du “C” comme une larme. Peut-être est-ce le peintre qui, appliquant brutalement son rouleau, l’a dévié ? Ou bien quand il l’a découvert, essaie de le dévisser, n’y arrive pas, même en tirant sur la manche de sa combinaison (là, le crochet se venge, déchire le tissu, provoque un juron), et finit par faire comme n’importe qui face à un crochet récalcitrant : il le tire comme un forcené. Bien sûr, dans la rage de vaincre le bout de métal, il perd l’équilibre. Le crochet, lui, peut compter sur un arrimage solide et un caractère bien trempé. Le peintre chute de l’échelle et se retrouve les quatre fers en l’air. Il hanta les rêves du peintre, qui recouvra l’usage de ses jambes mais non de son esprit, resté pour toujours accroché au mur. Dès le début, on aurait dû s’en douter : ce crochet annonce la catastrophe, en porte même l’initiale tragique. On ne pourra donc s’empêcher de ressentir, malgré tous les efforts de rationalité, une forme d’appréhension, voire de crainte à la vue de ce crochet.

proposition n° 5

Tu arrives à comprendre ce qu’elles disent, là ? Ses yeux s’agitent, fébriles, sous les paupières, vont et viennent, au rythme de la conversation derrière elle, dans son dos, les sourcils froncés, concentrée comme sur un match de tennis. Tu comprends quelque chose ? Elle pose un doigt sur ses lèvres. Attends. C’est rapide. C’est très rapide. Le doigt se place sous le nez. Moue. Elle replace ses lunettes, rabat une mèche derrière les oreilles. Non. Elle ne comprend pas. Curieux. Jamais entendu cette forme dialectale. C’est drôle, on dirait presque une langue asiatique. Le serveur arrive avec la commande. Son visage est très ouvert, il semble content. Il danse presque autour des tables. Un derviche. Elle voudrait faire la remarque à sa sœur, mais elle ne sait plus vraiment si c’est le bon mot. Bref. Sa sœur regarde ailleurs. Elle continue d’essayer de capter la conversation des deux femmes derrière elles. À part elles, les tables sont vides. La montre d’une des deux dames clignote au soleil et lui fait mal aux yeux. Avec les lunettes, la place est trop sombre. On n’a pas trouvé grand chose... Nada... Oui. Ça les fait rire. Il n’y a rien à voir à Xaxiva. Un titre de film. Oui. Un film de genre... Tu sais... Un western ? Oui, c’est ça. À la Sergio Léone. Un western spaghetti. La cova negra, si on l’avait trouvée... Rires... Aurait été parfaite dans le genre canyon. Oui mais alors pas spaghetti... Paella ?... Rires... Elle enlève ses lunettes, s’essuie les yeux. Qu’est-ce que ça fait du bien, dis donc ! Quelle fatigue, cette chaleur, ce voyage... Elles s’installent dans l’ambiance de la place, se laissent gagner par la torpeur, sans plus rien dire. De toutes façons, elles ne peuvent pas rivaliser avec les deux femmes de la table d’à côté. Des roucoulements d’oiseaux. Les bouches battent des lèvres et laissent s’échapper par à-coups des trilles, qui fusent dans toutes les directions, percutent les murs de la place, rebondissent dans les oreilles des passants. Des jaillissements. Des ascensions et des chutes. Des cascades. Les doigts portent des cigarettes, en tapotent le bout incandescent sur le bord du cendrier, pour marquer la mesure. Les volutes s’accordent avec la volubilité. Une main chasse la fumée. Une autre coupe la parole, devenue une proie sur laquelle elles se ruent, qu’elles déchiquètent à pleines dents. Un festin de phrases qu’elles mâchent, savourent, sucent jusqu’à la moelle. Deux femmes parlent au-dessus d’une table de café, en terrasse. Il n’y a pas encore beaucoup de monde autour d’elles ou bien elles prennent tellement de place qu’on ne voit qu’elles, qu’on entend qu’elles. Il suffirait qu’elles se taisent et le monde autour d’elles s’écroulerait. La place se déplacerait. Leur parole est un centre de gravité. Elles aussi disparaîtraient, si l’on coupait le son. Sans la colonne vertébrale de leurs mots, elles se disloqueraient, et il ne resterait d’elles que leurs habits sur les chaises en fer. Voilà qu’elles se mettent à rire, et les arbres frissonnent. Un rire d’abord sous-jacent, moutonnant la langue comme une écume, puis grondant comme l’orage, qui vient du creux de la poitrine, d’un pli de la gorge qui s’enfonce profondément sous le corsage. Une main surchargée de bague fait des moulinés devant la bouche rouge, en cul de poule, qui exagère la prononciation et on sent qu’il s’agit peut-être d’une parodie d’un autre discours. Les mimiques confirment. Haussement de sourcils. Le regard lance des étincelles. La parole frise sur le bout de la langue. La femme prend son temps pour prononcer un mot. Dans les arbres, au-dessus, les oiseaux se sont tus. Les corps de ces femmes se déplacent avec lenteur, et laissent derrière elles une trace dans la chaleur poudrée. leur profil est si net qu’elles ressemblent à un dessin. Elles croisent les jambes sous la table et les décroisent. Leurs pieds jouent avec leurs mules. Parfois l’une d’elles perd une chaussure et un des pieds part en quête, le gros orteil en avant. L’une ne lâche plus la parole. Elle doit raconter une histoire qui lui est arrivée. Elle dit l’anecdote d’une seule traite, sans reprendre son souffle. Les veines de son cou enflent. Ses mains se rapprochent en coupe et s’élèvent au-dessus de la table. Sa voix gonfle elle aussi, charrie de la colère. Ses doigts se crispent. Elle ferme les poings et tape sur le marbre. Les tasses de café sursautent. L’autre femme lui saisit les mains et s’empare de la parole. Leurs yeux sont quatre points d’une même droite, la ligne de destin dans une main. La femme parle plus bas, comme si elle était en train de faire une incantation. L’autre s’est prise la tête dans les mains. Elle pleure ou du moins ses épaules s’agitent. Elle semble en proie à une grande émotion. Finalement, un mot lâché par l’autre lui fait lever son visage. Elle rit, elle rit aux larmes, son mascara coule, elle s’essuie et ses bracelets cliquètent, les épaules basculées en arrière, les bras levés vers le ciel. Et l’autre continue à parler, sur le même rythme lancinant, de plus en plus fort. Autour d’elles, les gens commencent à chuchoter, à se retourner, à leur jeter des regards grondeurs, sourcils baissés. Les hommes. Il n’y a que des hommes autour, à part sa sœur et elle. Tiens, tu les as vus ? En habits noirs. Visages impassibles. Ridés, mêmes jeunes. Fentes de leurs yeux, de leur bouche. Certains fument. Chiquent. Crachent un mot comme un glaviot. Mains dans les poches. Jambes écartées sous la table. Dodelinant. Revissant leur casquette. Ne se regardant pas les uns les autres. Par moment, l’un tape dans l’épaule d’un voisin, et marmonne une pauvre parole. L’autre met des minutes à répondre par un hochement. Ils soufflent plus qu’ils ne parlent. Tu as vu, ils regardent les femmes. De plus en plus. Ils tournent vers elles leurs visages comme vers la lumière d’une lampe, la nuit. L’un tape du pied. Et de table en table, les pieds des hommes s’agitent. Au-dessus des tables, visages impassibles. Le garçon de café danse, zigzague, insouciant, fredonne les consommations, pris dans le tourbillon des paroles. Les femmes continuent comme ça, jusqu’à la nuit, jusqu’à ce que s’allument les lanternes dans les arbres. Les hommes fascinés, se soumettent à leur puissance. Ils ponctuent les rires, les paroles du claquement de leur semelle sur le pavé, en basse continue. Ils ne s’intéressent qu’à elles. Ils ne font même plus l’effort de se faire la conversation, de se demander comment va la famille. À la fin, certains se sont carrément déplacés pour avoir une plus belle vue sur la scène des deux femmes. Une fois rentrée, allongée sur le lit de la chambre d’hôte, elle se rappellera l’après midi, comme un nouvelle lue il y a très longtemps : Deux femmes parlent au-dessus d’une table de café, un après-midi, sur la place centrale d’une petite ville d’Espagne. Elle n’avait rien compris à leur conversation. Elle traversait la ville à la recherche de quelque chose à quoi se raccrocher. Puis la sœur, par son ronflement léger, l’inciterait à fermer les yeux et à oublier.

proposition n° 4

Le village s’appelle Xaxiva. C’est un nom difficile à prononcer, en valencien. À moins d’y être né, ou d’y avoir une attache familiale, il n’y a pas de raisons de se rendre à Xaxiva. C’est d’ailleurs une expression pour les gens de la grande ville côtière, lorsqu’ils parlent de quelqu’un qui est allé se fourvoyer : “Il est allé à Xaxiva, ou quoi ?”. Pour aller là-bas, on peut prendre le train. À partir de la gare d’Alicante. Après la banlieue, on traverse un paysage très sec, piqué de cyprés, jonché de chantiers abandonnés. On a l’impression que les gens sont partis, un matin, chassés par un monstre. Ils ont tout laissé sur place. Ou bien ils étaient trop accablés par la chaleur, ne se sentaient plus la force de lutter contre la lumière. Il y a un halo d’hostilité au-dessus de cette plaine blanche, rongée par le soleil comme un os. Puis le relief devient plus collineux. On est arrivé. Ce n’est pas un village, mais une petite ville, en contrebas d’une montagnette. On cherche la place principale. C’est paraît-il une ville touristique mais à ce moment-là de l’année, c’est désert, comme un lendemain de fête. On passe à côté du centre historique plusieurs fois, à cause de l’organisation médiévale, en escargot. On se demande au bout d’un moment, si ce n’est pas une ville fantôme. À part les murs à l’ombre, il n’y a pas d’abri où se protéger du soleil. Tous les volets sont clos. La cathédrale, imposante, n’a pas d’entrée visible. Au bout de plusieurs tours, on se rend compte que le porche a été muré. En fait, on entre dans l’édifice par un monastère adjacent lui aussi fermé à cette heure. On croise quand même plus de monde après la sieste. Les magasins, en majorité d’artisanat de cuir, ou bien des bazars, des quinquailleries, rouvrent leurs portes. On entend les gémissements des rideaux de fer. Les cafés s’animent, le boulevard se peuple de promeneurs. C’est le moment de traverser le parc ou bien de s’asseoir sur une place ornée d’une fontaine marquetée d’azuleros. On peut aussi aller au-delà, au-dessus de la ville, à la rencontre de ce château des Maures qui de loin, ressemble à la queue d’un dragon ou à une muraille de Chine miniature. Pour cela, il faut passer la porte de la ville qui donne sur la montagne, avec ses lions sculptés sur les chapiteaux des colonnes. L’effritement de la pierre a agrandi leur sourire qui en devient légèrement inquiétant. Un panneau indique le sentier botanique et le château. De grands agaves fleurissent pour la première et dernière fois. Les amoureux ont gravé leurs noms sur leurs feuilles grasses. Le temps de leur amour et le temps du végétal se confondent tragiquement. Il y aurait eu plus de fleurs au printemps mais ce n’est que la fin de l’hiver. Personne sur le chemin.

On sait peu de choses sur les victimes de la guerre civile espagnole. La plupart ont été jetées dans des fosses communes, comme le grand Garcia Lorca. Les miliciens avaient l’exécution facile. On pouvait mourir d’avoir refusé un ordre, ou bien d’être soupçonné de résistance républicaine, ou bien pour rien. Avoir son propre fils parmi les anarchistes, ça devait être une garantie sûre de finir au peloton d’exécution. Xaxiva est une des villes où V. est supposé avoir vécu. Il y en a d’autres, plus ou moins dans la région de Valencia, Espagne. D’après les quelques témoignages de membres de sa famille, il était commercant d’oranges. C’est peut-être lui qui eut le premier l’idée d’envelopper les oranges de papier de soie aux couleurs de son nom pour les vendre. Il s’est même installé un temps en Algérie, mais rien n’est moins sûr. De caractère impulsif et fier, il s’était mis à dos une grande partie de sa famille. Son occupation pacifique de marchand d’agrumes ne laissait pas envisager sa mort violente, en place publique, à une date que l’Histoire n’a pas retenue. Il n’existe pas de tombe pour V. comme pour ceux qui l’accompagnèrent ce jour-là. Rien. Pas de pierre. Même de mauvaise qualité. Pas de nom que le temps finit par avaler quand ceux qui gardaient sa mémoire s’en sont eux-mêmes allés. V. marchand d’oranges assassiné sur la place publique de Xaxiva, entre 1936 et 1939, parce que son fils était anarchiste.

Sur une feuille, griffonnés à la hâte, quelques noms, patronymes ou toponymes, difficiles à distinguer. Elle ne sait plus. Elle se dit que, tant qu’à faire, elle va visiter le château. Déjà une journée passée à Xaxiva et elle se sent totalement découragée. C’est une impression qui a commencé pendant le voyage en train, quand elle traversait ce paysage lunaire, avec ses maisons abandonnées. Un nœud dans la gorge qui ne l’a pas quitté. Sa sœur l’accompagne pourtant. Mais sa présence ne suffit pas à adoucir ce qui ressemble de plus en plus à une angoisse. Elle est allongée sur le lit dans la chambre d’hôte qu’elles ont pris sur Internet. “Chez Maria”. C’est une vieille maison de Xaxiva, cachée derrière la cathédrale, sur la place de la pharmacie. Les fenêtres sont démesurément grandes mais les persiennes ne laissent filtrer que des rais de lumière où la poussière se meut avec lenteur. Elle ne veut pas se laisser aller à la torpeur. Elle a l’impression qu’on va profiter de sa sieste pour lui jouer de mauvais tours. Quand elle a vu le bar-tabac sur la place principale, cela ne lui a fait ni chaud ni froid. Elle ne l’a même pas pris en photo. Elle a la bouche pâteuse comme après une anesthésie. Il en a fallu du temps pour le trouver, ce bar-tabac. Et il était fermé. Elles en ont ri. Décidément, dans cette ville, on ne trouvait rien. Elles sont entrées dans des magasins pour acheter des chaussures. Celles qu’elles avaient prises pour le voyage leur faisaient mal aux pieds. Elles ont acheté à manger et sont allées pique-niquer dans le parc. Il y avait des amoureux en train de faire ce que les amoureux font, dans toutes les villes du monde. Ça l’avait touchée. Et ensuite, alors qu’elles partaient, elle s’était retournée et ils n’étaient plus là. Il n’y avait plus que des miettes sur le banc, et des pigeons qui se les disputaient. En montant vers le haut de la ville, à travers les ruelles et les petites places aux fontaines, où elle prenait la pose avec sa sœur, elle regardait les noms sur les boîtes aux lettres. Il y avait des géraniums derrière les fers forgés des balcons. Des chats. C’était mignon, en fait. Ce qu’elle avait particulièrement aimé, c’est ce chemin un peu à l’écart de la ville, qu’elles avaient emprunté pour se rendre à la “cova negra”. On longeait des jardins avec des eucalyptus et des mandariniers. Elles discutaient toutes les deux, s’interrompant pour sentir une feuille, la froisser entre les doigts, glisser dans son sac un petit citron encore vert. Mais peu à peu, elle se sentit lasse et elles décidèrent de rebrousser chemin. La “cova negra”. Ce n’était pas du tout de ce côté. C’était une erreur de l’imaginer si près de la ville. En redescendant, elle sentait dans les jambes la même pensateur que dans un bain, quand on ouvre la bonde d’évacuation et qu’on laisse la baignoire se vider complètement. Elles vont partir demain et elles ne sont pas plus avancées. De lui, elles n’auront jamais que des bribes, des balbutiements, comme on bute sur une langue nouvelle. On début, elles imaginaient qu’il ne valait pas la peine qu’on en parle, puisque personne n’en disait mot. Pendant longtemps, il était resté lettre morte, membre fantôme, pas plus signifiant qu’un gargouillis qui remonte à la surface d’un puits. On ne va pas y descendre. C’est dangereux. Et puis on vit très bien comme ça. Il y a tellement plus de choses à espérer de l’avenir ! Laisse les morts là où il sont. Mais le fantasme tout de même, à force de bouts d’histoire collectés, bâtit l’air de rien un mythe. Et puis un jour, le hasard de retrouvailles avec un cousin, un spectacle dans un théâtre parisien. La poésie de Garcia Lorca. Plus tard, dans la soirée, ce que le cousin révèle et qui pousse à revenir.

Il n’y a rien à voir à Xaxiva. Ça pourrait faire un titre d’un film. Ça pourrait commencer comme ça : deux sœurs qui arrivent par le train. Ou même, avant : deux sœurs qui arrivent par avion. Non, une sœur. L’autre, c’est son double en fait. Son âme-soeur. Celle qu’elle imagine en regardant son reflet dans la vitre du train, dans toutes ces vitres depuis son enfance. Dans la solitude des grands appartements parquetés, où la lumière peine à éclairer les coins. Il pourrait y avoir une scène du passé, d’enfants qui traversent une salle à manger et passent sous les pieds torsadés d’une grande table, pendant que les adultes, au-dessus, parlent et mangent sans discontinuer. Mais revenons à Xaxiva. Ce qui lui a fait penser aux jeux sous la table, c’est la petite fille assise en face d’elle et qui mange une orange, et qui la regarde en mangeant. Elle a un ruban rouge dans ses cheveux. “Je porte du rouge parce que cela porte chance, lui dit-elle.” Elle est assise à côté d’un homme qui semble être son père. Et à ce moment, on se rend compte que le ruban rouge est cousu sur la poitrine de l’homme et la petite fille demande à son père s’il a mal. Alors la fille et son père s’adressent à la jeune voyageuse et lui disent qu’il n’y a rien à voir à Xaxiva. Puis ils ne sont plus là. Plus personne. La voyageuse est sur le bas-côté. Elle regarde passer le train qui file comme un ruban rouge à travers le paysage désert. Elle marche le long de la voie ferrée jusqu’à arriver à la gare de Xaxiva. Mais c’est une gare isolée de tout, la ville est encore loin. Le guichetier lui indique la direction : il faut traverser la sierra, aller à la “cova negra”. Ce nom lui dit quelque chose, la fait frissonner. Le quai se remplit de monde, une foule de personne en habits Belle Epoque qui se pressent pour monter dans la locomotive à vapeur. Soudain, il lui semble apercevoir la fille au ruban rouge et son père. Mais cela ne dure qu’une fraction de seconde. À la scène suivante, elle marche dans un défilé, en tirant sa valise. Sur les parois de part et d’autre, des dessins qu’elle n’arrive pas à analyser, des sortes de peintures préhistoriques. Puis, niché dans un creux du canyon, un village. Pour l’atteindre, il faut traverser la rivière. Elle doit laisser sa valise. En s’approchant de l’eau, on se rend compte que la rivière est plus large qu’elle ne le laissait supposer. Son eau est belle et vivante. La jeune femme s’approche pour la toucher et instantanément, la rivière s’immobilise. Les oiseaux continuent de chanter, les insectes de produire leurs sons et le vent de souffler dans les herbes. Elle traverse l’eau. De l’autre côté, elle aperçoit le village, si petit au creux de la montagne. Il est lové dans une grotte, sûrement la “cova negra”. Je ne sais pas la suite. Ou plutôt, j’en ai une vague idée mais peut-être n’est-ce pas la bonne. Je voudrais que le voyage de cette jeune fille n’eût jamais de fin. C’est pourquoi je préfère la voir encore comme au début du film, le front collé à la fenêtre, dans la main un billet pour Xaxiva.

Ils doivent parler d’elle. Derrière le mur. Ça fait combien de temps, déjà ? Plus de batteries. Pas de montre. Pas de fenêtre. Ils doivent être en train de finir. Je pourrais sortir, aller au bout du couloir, dans l’escalier. Il y a des fenêtres dans l’escalier. Mais qu’est-ce qu’ils foutent, bordel ? Prends un magazine. Respire. « Développement personnel : devenir le designer de sa vie. » Ils ne vont pas tarder à sortir. La salle doit être grande, avec de larges fenêtres donnant sur la cour. Une immense table ovale en bois vernis, usée mais bien entretenue. Patinée. Comme celles des salles de réunion dans les films américains... Avec des verres et une carafe remplie d’eau au milieu, sur un plateau. Et des viennoiseries. Ils ont dû les manger à l’heure qui l’est. Il ont dû faire attention de ne pas se goinfrer, s’essuyer la bouche avec de petites serviettes en papier. La femme aux escarpins a laissé sur la sienne l’empreinte de son rouge. Elle est en boule sous sa tasse à café. Ils ont fait des gestes avec leurs doigts pour s’excuser de déglutir. Ils ont toussotté. Bu une gorgée d’eau. Repris le cours de la discussion. Ça bourdonne. C’est le bruit du distributeur de boissons chaudes, dans le couloir. Le dossier doit passer de main en main. Des mains poilues. Des mains manucurées. Fermes. Séductrices. Merci. Ils s’échangent les pièces. Ils palpent les feuilles dactylographiées. Ils hochent la tête. Je connais bien le dossier, merci. Il y en a sûrement un qui s’attarde sur un document, une photo. Qui demande une explication. La femme aux escarpins se lève. Noir. Elle appuie sur la télécommande d’un rétroprojecteur. Elle articule chaque syllabe, comme si elle s’adressait à des enfants. Elle fait des arrêts sur image. Là, vous voyez ? On distingue difficilement quelque chose. Il y a des images de cartes. Des paysages plutôt déserts, dérivant sur la robe de la femme aux escarpins. Des fleurs séchés prises dans des diapositives, comme un herbier. Des lettres, aussi, en grand nombre. Illisibles. C’est un diaporama sans queue ni tête. Ils ne pouvaient pas rassembler beaucoup de preuves, de toute façon. Un dossier quasi vide. Très décourageant. Je m’excuse, mais je n’ai rien trouvé de véritablement pertinent. Si on pouvait faire court, j’ai un train à prendre. Ils ne prennent même plus de pincettes. Un cas secondaire, vraiment. On se demande pourquoi on nous fait venir d’aussi loin pour ça. Il y a un tableau accroché sur le mur du couloir, face aux fenêtres. C’est une reproduction de la Ronde de Nuit. Il lui demande si elle est déjà allée à Amsterdam. Ils chuchotent pendant que les autres continuent de parler de son cas. Ils ne sont plus vraiment là. Qui l’est vraiment ? Certains consultent leurs portables sous la table. C’est un Christ du Caravage. Elle lui demande s’il est déjà allé à Rome. Ils s’effleurent sous la table. La femme aux escarpins a posé ses fesses sur la table. Ils sont passés à autre chose. Ils ont fini. Ils restent pour échanger des nouvelles. La petite, ça se passe bien à l’Ecole ? Mais de rien, de rien. C’est normal. Ils échangent leurs contacts. Je le connais, il est formidable. Elle met ses lunettes sur sa tête, en couronne. Il parle avec de grands gestes. Une partie de pêche. Rires. On se touche l’épaule. On se cogne légèrement, volontairement. Elle entend les rires de plus en plus forts. Par-dessus le ronronnement du distributeur. Les murs ne sont plus si épais. Les rires font fondre la tapisserie, percent les cloisons, trouent le plancher. La porte s’est ouverte. Les rires s’échappent vers la sortie, dévorant tout sur leur passage. Ils n’ont pas pris la peine de l’informer de la décision. Ils l’ont laissée là. Elle va attendre quand même. Et s’ils n’étaient pas encore sortis ?

proposition n° 3

Selon la première version, Orphée, après avoir ému Hadès, obtint de ramener Eurydice à la lumière de la vie, à la condition de ne pas se retourner avant d’avoir franchi la porte des enfers. Ce qu’il fit malgré tout, renvoyant sa bien-aimée dans l’abîme. Une fois sorti, seul, il mourut de chagrin et fut déchiré par les Ménades que ses pleurs excédaient. Sa tête, posée sur sa lyre, flotta en chantant jusqu’à Lesbos.

Selon la seconde version, Orphée retrouva Eurydice aux enfers mais elle ne le reconnut pas. Peut-être avait-elle déjà consommé les fruits du royaume d’Hadès. S’approchant de sa bien-aimée, Orphée ne toucha qu’une ombre fuyante. Son chant ne suffit pas à lui redonner la mémoire et il se mit à la poursuivre toujours plus loin, dans la forêts infernales. Finalement, il ne se souvint plus du sens de sa course et de ses chants, devenu lui-même une ombre parmi les ombres.

Selon la troisième version, Hadès omit de dire à Orphée l’interdiction de se retourner, furieux de s’être fait manipulé par l’aède et de voir sa femme, son chien et tous ses sujets sous le charme. Perséphone, s’étant rendue compte à la dernière minute que quelque chose n’allait pas, courut prévenir Orphée, presque parvenu aux dernières marches de l’escalier infernal. C’est le cri de Perséphone qui fit se retourner Orphée.

Selon la quatrième version, Orphée sait dès la première marche qu’il ne pourra pas s’empêcher de regarder en arrière. Il ne se fie pas aux dieux et par peur de la perdre, il jette le coup d’oeil fatal. Personne ne le suit. Il se réveille en sueur, au lendemain d’une nuit de débauche avec des prêtresses de Dionysos. Eurydice l’a quitté depuis longtemps.

proposition n° 2

Sur l’embrasure, des écailles de peinture s’amoncellent, tombées du cadre de la petite fenêtre. Une faucheuse file le long du joint encrassé. Par un curieux hasard, l’ouvrier qui l’a posé, en 1824, se trouve être Jean-Baptiste Daumier, le père du caricaturiste. À quoi pensa-t-il, ce géniteur de génie, en ce matin de printemps, au cinquième étage du 22, rue d’Amsterdam, préparant son mastic, touillant dans un pot de fer émaillé quatre volumes de blanc de Meudon et un volume d’huile de lin clarifiée auxquels il ajouta du noir de fumée ? De quelle œuvre à venir et qui ne viendra pas caressait-il le rêve en chassant du bout de son couteau le pigeon qui s’est posé sur l’appui de fenêtre ? À moins qu’il n’ait définitivement tracé un trait sur son idéal. Voilà un an déjà que Les veillées poétiques ont été publiées, mais l’inspiration semble tarie. L’air parisien a corrompu son enthousiasme et son rêve s’est brisé sur le zinc. Il repense au franc soleil de sa jeunesse marseillaise et se met à fredonner un air de son pays. “Adieu ta bèla joinessa, Vai ti sias pron divertit, as acabat tei richessas, ara deves te’n repentir”. Adieu ta belle jeunesse, tu t’es assez amusé, tu as épuisé tes richesses, maintenant tu dois te repentir. Il a mis tous ses espoirs dans son fils, lui choisissant un prénom prédestiné : “Honoré”. En lui repose l’honneur du nom. Il montre déjà des prédispositions étonnantes pour le dessin du haut de ses seize ans. Mais il s’inquiète de son caractère instable, de son ironie mordante qui n’hésite pas à s’acharner sur son propre père. Ne l’a-t-il pas caricaturé méchamment sur sa première litho, “Le dimanche au jardin des plantes” ? Il s’est reconnu dans cet homme au second plan, aux yeux baissés et tristes, au sourcils en virgule, à la moue dépitée. Il voudrait qu’Honoré consacre plus de temps à la grande peinture, comme celle de leur ami qui a eu la gentillesse de le prendre dans son atelier, Alexandre Lenoir, lui-même élève du Doyen. Il ronge ses sangs paternels en lissant le joint. Il ne sait pas que quarante années plus tard, dans cette même chambre, un génie malade comparera son fils à Michel-Ange tandis que le joint, devenu poreux, laissera passer les courants d’air.

Cette nuit de décembre 1864, il a gelé à l’intérieur des vitres. Hier au soir la peur d’étouffer lui aura fait oublier de fermer les volets, de tirer les rideaux. Il se souvient d’une des tentatives de Jeanne pour rendre la chambre plus coquette, ajouter une touche de féminité. Hideux rideaux. Il revoit Jeanne assise sur le fauteuil crapaud regardant par la fenêtre, occupée à coudre la ruflette aux têtes des rideaux et se piquant le doigt. Alors, suçant avidement la goutte de sang, elle était partie dans un grand rire qui avait secoué ses épaules, renversé son corps en arrière. Et lui qui lève alors la tête de son bureau au son de ce rire qui l’émeut et le met en rage tout à la fois – elle le sait bien la maline, parce qu’il est dérangé et qu’une fois de plus il n’arrivera pas à la fin de ce cuistre d’alexandrin. Il s’était haï de céder si complaisamment à l’appel de la pine. Une fois l’acte accompli, il avait sombré dans un sommeil coupable à même la toile de Jouy des rideaux. Il n’y a pas de rideau à la tringle et la fenêtre est nue. Le fauteuil n’est plus là. Il a servi à éponger quelque dette. Jeanne ? Sous la chape de plomb des couvertures, sa pine molle lui rappelle qu’elle est partie. Il frissonne et lâche des gaz. Ça sent le chou pourri et la vinasse. La Misère le cuisine de l’intérieur, et la Fièvre, sa complice, a profité de son sommeil pour mordre à pleine dents ses os brisés. Encalminé dans le lit-bateau, il veut croire encore ses reins transpirants collés à quelque muse dont il ébauche les formes roses... Rien. Il va crever là comme un chien, sans arriver une dernière fois à bander.

La mère n’arrivera pas, encore moins la servante. Caroline, mirage, fanal entr’aperçu au moment limbique du point du jour. Son austère silhouette de vierge dressée dans le désert. Chaque petit matin le fait retomber en enfance. C’est lui Sisyphe roulant sa peine et au matin croyant le péché oublié. Et sempiternellement, l’aigre retour de la conscience. La mère est loin, jamais plus mon front entre ses mains. Chaque matin, la douceur lactée de l’eau du Léthé au coin des lèvres mais non, c’est l’excès de la veille qui fait baver la brute et la sueur sur le drap s’est refroidie. Qu’il est facile de faire des vers dans son sommeil, pourtant ! Oui, mais au réveil, on a pris du plomb dans la cervelle et la langue est toute embourbée. La mère est loin de Paris, son voile disparaît à l’horizon, comme une frégate partie sans attendre le soldat resté à quai, et la servante usée s’en est allée sans mot dire, sa tâche finie, satisfaite d’avoir servie, roide dans son linceul blanc. Toutes ces images sont flétries. Elles ont déjà servies, elles aussi. Il faudrait se lever d’un coup sec et mettre quelques billes de charbon dans le poêle en céramique verte qui luit dans un coin de la chambre. Mais le corps n’obéit plus. Le corps du poète est recouvert d’un mille-feuille de couvertures, des carrés de laines multicolores tricotés au point mousse et cousus ensemble, des plaids en tartan, des indiennes de Rouen, des couches plus fines en soierie de Lyon, fripées par les nuits froides, et comme perdues en si grossière compagnie, des lainages d’Angleterre, travaillés en torsades gothiques et au ras desquels l’atmosphère lourde de la chambre, comme sur une pelouse, forme en se déposant un voile de rosée. Le nez dépasse enfin, et le regard se promène sur les étendues laineuses comme un seigneur fait le tour de son domaine. De-ci de-là dépassent des calicots laissées par des visiteuses d’un soir, et évoquent Calcutta qu’il n’a jamais atteint. On frappe brusquement à la porte. C’est la concierge qui annonce un certain Monsieur Charles Cros. Il doit être plus de midi si la mère Querelle ose le déranger. Le docteur lui a pourtant dit de ménager le malade et de restreindre le plus possible le nombre de visites. La voix crayeuse de la vieille insiste un peu, puis laisse le visiteur sur le palier, arguant d’autres tâches à faire que celle d’introduire les invités de M’sieur Charles. Une voix de jeune homme, après un toussotement, se fait entendre, claire et chantante, gouleyante même, avec un franc accent d’Occitanie. Il est venu rendre hommage au poète, tout particulièrement à celui des pièces en prose qu’il a lu dans L’Artiste. Du reste, ils se sont déjà croisés, mais sans être présentés, chez Nadar. Il voudrait lui faire lire quelques poèmes de sa composition, recueillir son avis, mais surtout, il a amené avec lui une machine, un prototype. Il ne veut pas en dire plus, c’est une surprise. Il a les crocs, ce Cros, se dit Charles en replongeant le nez sous les couvertures. Mais l’enthousiasme du jeune homme l’amuse, et au moins, ce n’est pas une visite médicale ou un de ses créanciers. Il arrive à tirer du fond de son gosier un semblant d’intonation et prie son visiteur de l’attendre quelques minutes, le temps d’être présentable. Ravigoté par la perspective de rencontrer du nouveau, il rejette vigoureusement la pile de couvertures, ouvre la fenêtre, chasse de la main les remugles, jette du charbon dans le poêle, y pose une bouilloire pour le thé.

proposition n° 1

Une maison qui n’est pas la mienne ni tout à fait d’un autre. Plus exactement, à mesure que l’on y déambule, un patchwork de pièces qui s’assemblent, prennent de l’expansion, ou au contraire, se rétractent, passent du domaine privé – ici une salle d’eau, là des W.C. - au public : c’est finalement sur une salle d’attente que l’on débouche ou bien une cour intérieure où les gamins de l’immeuble jouent ou encore une salle de classe où l’on prend place, nu et adulte, parmi des écoliers en habits d’antan. Une autre fois, c’est une fête qui s’organise, avec la visite des lieux dirigée par la maîtresse de maison, qui découvre en même temps que les invités la disposition des pièces, et s’étonne de leur luxuriance.

Des pièces de famille rapportées tentent tant bien que mal de s’accommoder. L’agencement intérieur varie de seconde en seconde, les murs s’ouvrent ou se referment, sans autre logique que leur plaisir. C’est une maison facétieuse. Toutefois, personne ne semble particulièrement décontenancé par l’attitude du mobilier. Dans les coins, des couples se forment et se déforment, sous la lumière des abat-jour, dans les chuchotements des tapis profonds et des bahuts bourrés d’oripeaux bariolés. Des baignoires encore inaperçues s’imposent à l’oeil dans tout le faste de leurs marbres. Des pieds y glissent, plus ou moins sanglants, dans une eau à température très variable. À moins que ce ne soit juste le reflet du vernis à ongles dans la robinetterie, cette tache sanglante soudainement apparue. Rire et dents et règlements à l’amiable composent le menu de ces curieuses fêtes de famille recomposées. Souvent, on s’offre des couteaux sur des coussins de soie. Le problème avec les invités, c’est qu’ils ne partent jamais tout à fait, malgré les lettres de rappel. Ils restent suspendus derrière les portes, sardoniques, ou bien cachés dans les fourrures, dans le dressing, ou encore dans les salles d’eau où ils prennent le temps de se décomposer. La maîtresse de maison est constamment sur ses gardes, marche à proprement parler sur des œufs, prête à parer le premier coup fourré familial qui se jettera en travers de son chemin. L’opération qui consister à crever les poches de résistance est longue et vouée à l’échec. La maison grandit, les recoins poussent, les intrus pullulent.

Plutôt que de perdre un temps précieux à les déloger, il vaut mieux se concentrer sur les tâches qui se présentent spontanément. Il faut faire la classe, le ménage, le gâteau, l’amour et les courses. Sans oublier le sport, la peinture et la musique. Les enfants se débrouillent très bien tout seuls mais ont besoin d’une présence maternelle. La maison seule ne suffit pas à éveiller leur imaginaire. Il faut les mettre en lien avec la maison, en leur faisant faire des promenades ou en leur racontant l’histoire des meubles. Ils peuvent aussi suivre la maîtresse de maison dans la chasse à l’intrus de famille. Mais c’est un jeu violent et qui les excite trop. Ils ne faudrait pas, une fois la salle de classe revenue, qu’ils n’arrivent pas à tenir sur leur chaise. Les enfants demandent donc une gestion particulièrement habile, tout en finesse, et comme si de rien n’était. Il n’y a qu’en cuisine qu’on peut jouer franc jeu. Pour cela, une gamme infinie de rasoirs, limes et autres vilebrequins sont à disposition. On peut trancher dans le vif, tailler à l’emporte-pièce, sans prendre de pincettes. Le sol absorbe les déchets comme un bon chien. La cuisine n’a pas d’autre but que sa préparation, puisque les plats sont systématiquement immangeables. Même sans un passage au four, ils durcissent à la manière du biscuit de porcelaine et participent alors au décorum. De toute façon, les enfants mangent des cochonneries à la cantine et dans la cour de récréation. Les invités, eux, ne viennent pas pour manger.

Un chemin de campagne, une promenade familiale de dimanche après-midi d’automne. La chaleur de la salle à manger. Les conversations des adultes. Les enfants qui jouent à corps perdu dans l’intervalle de liberté entre le repas et la ballade.

Un trajet en voiture. La vitre froide où la pluie pleure. L’odeur qui écoeure. Les virages. Les paysages rongés par le temps, passés au noir. Les maisons fumantes comme des bêtes. La place aux arbres mutilés.

Une plage. Le bassin de cette jeune fille où la peau du ventre est tendue comme celle d’un tambour. Et la glace qu’elle a acheté au marchand ambulant.

La salle de danse avec son piano droit et son mur en miroir. Le dernier étage d’un bâtiment bourgeois, ancien, parquets et fenêtres démesurément grandes, qui a servi dans un autre temps de centre de torture.

Une jeune fille qui décore sa chambre avec toutes les cartes postales d’oeuvres d’art des musées qu’elle a visités. Et son regard éclairé par une certaine lumière se dégageant d’un tableau de l’estaque, par Cézanne.

La montée d’un sentier sous la tutelle d’un écrivain voyou, en guise de prière pour un amour défunt. Au bout, pas de panorama mais des asphodèles.

Une ville inconnue où retouver quelqu’un, le dépositaire possible d’une mémoire ignorée. Et dont on repart sans en avoir jamais revu la trace.



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1ère mise en ligne 21 décembre 2018 et dernière modification le 23 février 2019.
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