contribution auteur | Anne Jaffrézou-Becker

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Après des études de lettres, elle travaille quelques années à Canal+, puis essentiellement comme secrétaire de rédaction dans des magazines de mode. Dix-huit ans de vie parisienne, puis douze ans comme Dionysienne (Saint-Denis), l’amènent à rejoindre le Morbihan d’où son nom est originaire.

Entre l’atelier de la librairie d’Auray et l’écriture sporadique sur portable, elle ne dédie pas sa page Internet à l’écriture (un sacrilège à son goût) mais aux bijoux nostalgiques qu’elle s’amuse à inventer.

On peut la suivre sur Facebook. Ses contributions à l’atelier ville.

Image haut de page © Geneviève Asse, Horizon, 2007.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Il y eut ce pleur d’enfant, la rumeur de ces voix. Dressés contre le mur, nous attendions. Briques roses. Et sous nos pieds les fleurs noirs du fer forgé. Nous hésitions. Dans l’odeur du chèvrefeuille, peut-être. S’enroulant le long de la rampe. Mariant sa senteur à celle d’un arbuste poivré qui dégringolait depuis la terrasse, à l’entrée du fortin.

Exhalaisons réveillées par la nuit. Murs encore chauds dans la vapeur du serein. Une dernière lueur rose s’étiole. Muets, là. Délicieusement. Une fois les voix éteintes, nous reprîmes le chemin de la soirée.

proposition n° 8

À peine sortie d’entre les jambes de sa mère, elle répandait une sérénité anachronique. Visage rebondi, peau blanche lisse, yeux mi-clos, elle avait quelque chose d’un petit Bouddha, que sa tante s’était dépêchée d’immortaliser par une affiche punaisée dans la cuisine, où l’on pouvait lire : « Mon petit bouddha à moi ».

Elle resterait très belle. Du moins dans les années suivantes. Mais c’était le premier enfant de sa mère et le début de son existence ne fut pas simple. Une phrase, seulement : « Ma fille est un tube digestif. » Sa placidité avait dû en prendre un coup. Mais pas moyen de le savoir.

Petite fille, on laissa ses cheveux fins très longs. Son visage angélique, d’un ovale classique, et ses yeux bleus aux longs cils châtains formaient une image parfaite, d’une beauté évidente. Et l’on entretînt cette apparence sensible à coups de jolies tenues et d’accessoires régressifs. Et comme il n’y avait pas de livres dans la maison, on se contenta de lui lire de temps en temps ceux offerts par la famille, en guise de nourriture imaginaire.

Profondément, elle continuait d’être calme, très calme. On dit vite qu’elle était lente. Elle mettait trop longtemps à se lever, à prendre son petit-déjeuner... Cela dura jusqu’au début de son adolescence. Ayant assez de se faire houspiller chaque matin, elle demanda alors à sa mère de mettre le réveil plus tôt pour elle. Il lui fallait ce temps.
En fait, elle n’avait jamais eu à proprement parler de passe-temps. La seule chose qu’elle pratiquait à tout bout de champ avec les enfants du voisinage, c’était le skateboard. Elle était même devenue très bonne mais elle ne dût jamais avoir l’idée d’en faire quelque chose car de son statut de calme, elle était passée à lente, puis à fainéante. Et elle se dit alors, que jamais elle n’en sortirait, et n’entreprit donc rien.
À la maison, elle et sa sœur étaient entretenues dans un grand bain infantilisant. On leur offrait des jouets de quatre à cinq ans de moins que leur âge. On ne leur parlait jamais du monde extérieur sauf pour leur indiquer qu’il était truffé d’abrutis. Elle ne reçut donc aucune éducation au sens strict. Personne ne lui transmit quoi que ce soit, sauf peut-être son père et sa tendance à tout réparer en permanence.

Sa mère était une femme au foyer depuis toujours. Son père exerçait une profession libérale lucrative. Aussi la petite famille se rêvait-elle parfaite, se disait-elle parfaite, et n’affichait comme idéal que celui de la famille. Mais un beau jour, la mère, qui s’était mise à l’éthylisme pour se distraire, et probablement portée par les vapeurs d’alcool, décida de partir. Ce qui laissa les enfants, principalement, dans une hébétude caractérisée.

Elle qui était si calme se vit, sans vraiment comprendre ce qu’il se passait, statufiée dans un état proche de la panique permanente. Pour ne pas perdre le nord — cela se fit tout seul — elle ferait désormais semblant, et ce en toutes circonstances.

proposition n° 7

Il y aura deux enveloppes à porter à la Poste. Bientôt la saint Valentin et les commandes sont plus abondantes. Pour l’étranger, bizarrement. Mais quand je me suis levée, j’ai repoussé l’idée. En plus, la Poste n’ouvre que l’après-midi.

Non, en ce moment je me laisse aller à un petit rituel. Depuis que l’isthme s’est imposé à moi comme le lieu adéquat pour ce que je ne sais pas que j’ai à dire, je fais comme ça. Après deux ou trois mugs de café, ma conscience m’apparaît vive. Mais elle est encore vide, comme sidérée par la torpeur du sommeil qui s’en va lentement. C’est là que je quitte la table de la petite cuisine pour aller me caler contre un bras du canapé du salon, face à la fenêtre qui donne sur le jardin. Je crois que le jardin me permet de faire des pauses, quand il y a lieu. J’aime bien que les mots sortent comme lavés par l’absence de préméditation.

Je ne monte pas à mon bureau, j’aurais l’impression d’une obligation. Non, je m’assoie, le portable dans la main, pour ajouter un nouveau fragment dans mes notes. Une écriture dématérialisée, en quelque sorte, qui convient bien à ce que j’aime écrire.
Je me souviens que l’année où j’avais été l’élève de Georges Paczynski, il nous avait confié que lorsqu’il composait quelque chose, il se le jouait au petit-déjeuner le lendemain matin. C’était imparable. Bien sûr, je ne fais pas ça du tout, mais j’aime bien cette lucidité flottante qui me sert à laisser couler un filet d’eau de source avec lequel je ne m’autorise aucune facilité.

Il est vrai que je ne relis que très rarement ce que j’ai écrit la veille. Le but étant de laisser se défaire ce nœud que j’ai quelque part dans le corps. Une boule. Une émotion. Un secret. Je ne sais pas. Et l’isthme n’est pas loin, à vol d’oiseau. Cette géographie mentale qui est la mienne se niche étonnamment bien dans le Morbihan. Les toiles de Geneviève Asse, que je vais voir à la Cohue de Vannes chaque fois que c’est gratuit, m’ont guidée par là. Quasi monochromes couleur de mer. Abstraction lyrique. L’eau, l’air, le vent. Comment peut-on ne pas aimer la pluie ?

proposition n° 6

Depuis le canapé où je suis allongée, un genou pointé vers le ciel, l’autre jambe ouverte en tailleur, je vois — je ne regarde pas — la lumière filtrer entre les marches de l’escalier qui mène à l’étage. Un vide lumineux qui se rétracte, s’allonge, vire au gris aussi, par moment, selon les apparitions du soleil. Comme en bord de mer. Où les nuances, les éclaircies passent et alternent sans transition nette. À moins d’un éclat soudain, d’une pénombre inattendue. Ça arrive. C’est rare. Mais je n’attends rien car je vois souvent après coup les formes qui ont imperceptiblement changé. Comme devant un feu de bois, mon regard devient large et sans but. Il se laisse porter par les ombres. Les ombres, comme les flammes, l’assujettissent. Et tout cet air qui circule dans le bois gris-bleu très pâle. L’air couleur de l’eau, sur les vagues vitrifiées. De l’eau de la fontaine Sainte-Anne, qui gazouille au pied de l’église d’ici, dont j’entends les cloches au loin. L’air, entre les planches et tout autour, qui fait vibrer le son des matines. Et d’une eau lustrale, le soleil jaillit. En minces triangles superposés. Et si l’on pouvait les rassembler tous, ils composeraient un éventail de clartés.

proposition n° 4

Nous arrivions à l’endroit où la bande de terre rétrécit. Où la mer cerne de part et d’autre la route. Une large plaine de sable caramel, luisante d’eau à sa surface, n’était fréquentée que d’oiseaux pluviers. Ni pêcheurs ni nageurs, ce n’est pas l’endroit. Une maison blanche sur une langue de terre s’avançait, unique dans mon champ de vision ou mon imagination. C’était là que ça se passerait. Dans cette maison. Sur l’isthme.

Ils viennent de se séparer. C’est elle qui est partie. Ils ont deux filles. Plutôt que de les ballotter d’une maison à l’autre, elles vivent dans cette maison de l’isthme, où les parents se relaient d’une semaine sur l’autre. Elles sont d’autant plus seules. L’aînée des filles est aux prises avec le vide, la mer, la disparition des limites et l’effacement.

Lorsque ma sœur a divorcé, mes deux nièces ont été dévastées. Mon inquiétude pour elles était (est toujours) très forte. L’aînée s’est mise à se comporter d’une façon énigmatique, que j’avais l’impression de très bien ressentir sans pouvoir l’analyser vraiment. Cela formait comme une boule en moi que je ne savais pas comment extirper. C’est en passant sur l’isthme de Penthièvre, au début de la presqu’île de Quiberon, que je me suis dit : « Ici ça va pouvoir se dire. Quelque chose comme un vide corrosif. » J’ai moi-même vécu quelque chose de cet ordre étant petite. Mes nièces sont adolescentes. Le dispositif de la maison unique à été inventé.

Pas de noms, ni de lieu ni de personne, puisqu’il n’y a plus grand-chose de tangible. Aussi parce qu’il y en a assez de faire comme si. La maison unique et blanche pour la perte, des repères et du sens, et la solitude. La transparence des vitres, de l’eau, la disparition des surfaces terrestres, un écho à l’effacement qui travaille la famille et atteint plus dangereusement la fille aînée. Petit à petit, on ne sait pas si elle gagne en lucidité ou en dérangement. Vide, transparence. Trouver une écriture comme de l’eau, aussi limpide que possible.

proposition n° 3

1 – Icare avait été équipé par son père Dédale d’ailes de cire pour s’évader du labyrinthe.

2 – Bien que mis en garde, grisé par son vol, il s’approcha trop du soleil, ses ailes fondirent, il fut précipité dans la mer et mourut.

3 – Son histoire n’a pas été oubliée. Elle fascine même encore. À quel moment, ses ailes se sont-elles mises à brûler ? À quel moment la limite ? N’était-il pas déjà trop tard ?

4 – Des hommes, chaque jour, reproduisent ce vol, grisés, sans savoir. Il n’est plus seulement question de s’approcher du soleil. Il le fera de nous. Il le fait déjà. Et le vertige des limites, en chaque point du globe, impénétrable.

proposition n° 2

Elle devait le rejoindre au Flore. Il avait insisté. Aussi se glissa-t-elle entre les tables quand elle l’identifia avec un pincement au cœur. Elle voulait lui demander s’il se remettrait à écrire. Elle ne voulait pas le lui demander d’emblée. Et s’assit face à lui, derrière une petite table pour deux. Pas de relâchement possible. Il était dressé comme un « i ».
Après qu’ils eurent commandé deux cafés, elle retrouva suffisamment de calme pour l’observer un peu. Son costume d’un brun passé était élimé. Il semblait l’avoir toujours porté, mais avec l’élégance, la dignité d’un pharaon, comme certains critiques l’appelaient. Il était extrêmement courtois, au point que l’on sentait qu’il n’y avait rien là de personnel, qu’il s’agissait d’une attitude, d’une posture révélant sa stature, et peut-être emprunte d’un regard secrètement caustique.
Elle ne lui avait pas posé deux questions qu’il se lança dans l’évocation de ses souvenirs, de ses relations, en phrases puissantes, évocatrices, qui ne lui laissait aucune chance d’en placer une, et surtout pas la question cruciale. Elle vit passer Cioran et son amour des femmes. Ils avaient été très proches tout les deux. Il parlait des gens qu’il avait connus, de ceux qui depuis des années lui permettaient de vivre libre de toute contrainte. Il parlait à l’orientale dans un français parfait. Plutôt que des phrases, elle voyait se former des arabesques, des dômes, déployés avec une précision enjouée. Sa chambre de Saint-Germain, acquittée chaque mois par ses bienfaiteurs, était probablement un réduit, étant donné l’état de sa garde-robe. Pourtant, le récit de sa vie était une grande leçon, ou plutôt une myriade de petites. Mieux encore, une ode qui ne fit jamais référence à l’écriture, seulement à ceux qui la pratiquent.
Elle ne lui posa pas la question qui la hantait. Elle comprit bien que ce vieux monsieur était devenu le personnage le plus représentatif de son œuvre. Il s’était mué en un tenant idéal des thèses de « Mendiants et orgueilleux ». Il les incarnait. Comment eut-il pu reprendre le chemin de la feuille blanche ? Il expérimentait chaque jour ce vers quoi ses récits tendaient. Et, comme un personnage de fiction, il prenait son petit déjeuner au Flore, et elle ne savait pas pour le reste, mais à chaque pas qu’il faisait dans le quartier, ce n’était pas tout à fait un vieil homme qui se déplaçait, mais un héros littéraire, sorti d’entre les pages de ses propres écrits.

proposition n° 1

Un lac entouré d’arbres. En pleine forêt. Un lac où l’on vient en grimpant, le dimanche, quand c’est repas de famille. On tourne autour sur une allée irrégulière. La surface où tourne le reflet des arbres. Sous l’eau argentée, des algues, des plantes qui s’enroulent le long des jambes. Un plage. Petite. Baignade interdite.

Dans un petit studio parisien. Une fenêtre à quatre pans donnant sur la sortie d’un garage, mais c’est dimanche. Dimanche de juin, un matin. Allongée sur le lit. Première dégustation de transparence. Première fascination pour le verre. Pénétrer les vitres. Eau figée. Matinée liquide. Mâcher mentalement la gelée de lumière. Comme muettes, les cloches de Saint-Germain-l’Auxerrois.

Tarte aux mirabelles. Dimanche d’automne. L’odeur suave inaltérable monte du four jusqu’au bureau. Des angelots de plâtre, des pampilles de raku vieux rose et orangé, le long des étagères de livres. Avec le fruit de ses bijoux, elle a acquis une maison à l’entrée de Paimpol, juste avant l’abbaye de Beauport. Une maison sur un lac entouré d’arbres. Le chat y dort souvent sur le rebord de la fenêtre.

Nous arrivions à l’endroit où la bande de terre se rétrécit. Où la mer cerne de part et d’autre la route. Une large plaine de sable caramel, luisante d’eau à sa surface, n’était fréquentée que d’oiseaux pluviers. Ni pêcheurs ni nageurs. Une maison blanche sur une langue de terre s’avançait, unique dans mon champ de vision ou mon imagination. C’était là que ça se passerait. Sur l’isthme.

Une large baie donnant sur le gazon. Un frisson d’air léger palpitant dans les branches, de l’autre côté. Des remous. Des vagues. Les touffes de feuilles se délayent en un flou mousseux. L’arbre gigote de toute sa verdure. S’élance où va le vent. Course. Rafales. Mouvements d’humeur. L’air du large les fait danser, à deux doigts de la violence.



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1ère mise en ligne 19 décembre 2018 et dernière modification le 17 février 2019.
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