contribution auteur | Milène Tournier

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Milène Tournier est l’auteure, pour un clan grandissant de passionnés, d’une oeuvre texte et vidéo proliférante et totalement novatrice, pour l’instant à suivre uniquement sur sa page Facebook. Elle a aussi publié aux éditions Théâtrales en avril 2018 Et puis le roulis.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Dans le grand embouteillage, chacun peu à peu a dessiné son espace. À force de piétinements, de départs avortés, caler est devenu le pas, le La. On cale au cul de l’autre. La musique est la seule à partir et les semer tous comme une autoroute. Les joues sont roses, comme l’hiver la buée sur les vitres, du mélange entre le froid de dehors le chaud de dedans. La musique file, indifférente, une moto parmi les voitures lourdes et peineuses. Les corps butent les uns sur les autres, sans plus s’embarrasser de politesse et pardon, livrés à une grande histoire silencieuse que tous oublieront bientôt, et s’ils se croisent dehors, après, ils ne se reconnaîtront pas, comme deux voitures se suivent des heures durant sans que les conducteurs aient idée d’un visage. La fête est énorme maintenant. Pleinement développée —une carte routière absolument rentable et fonctionnelle, les artères souples et vibrantes, les sentiers de petit sang efficaces, précis. Les corps se tordent, des vidéos YouTube au ralenti de carrosseries accidentées, compressées, sans que soit visible l’origine des contorsions métalliques —d’inexplicables convulsions de tôles douloureuses. Il n’y a pas dieu et on est seule. Il n’y a plus de ciel. Une fête sous-marine. Un embouteillage dans un tunnel. Quelqu’un ouvre ses portières et met du son. Bientôt tous sortent et dansent et courent entre et parfois sur les carrosseries. Une fille reste dans sa petite voiture rouge. Toute seule. Elle fume et pleure. Vitres fermées elle fume. La voiture bientôt est tout blanche. La fille pleure, le tunnel bat comme un cœur d’enfant. La montagne au-dessus du tunnel peut être jouit, accroupie sur les saccades. La fille pleure et suffoque. La musique explose. Enfin, tout doucement la circulation se remet en branle, comme s’en vont un à un les gens à la fin d’une fête. Seule reste, immobile dans le grand tunnel, la petite voiture rouge. Elle sera morte sans avoir vu le ciel, comme, dans des raves de hangars en périphérie, on meurt parfois d’une overdose.

source de l’apocryphe
Antigone est droite, un grand air buté —ou peut-être juste très intègre— de cierge. Son cœur noiraud de jeune cendre, scellé derrière ses côtes comme bougie au fond d’un verre rond transparent, patiente. Adossée au haut mur gris, elle suce un à un ses ongles. Les mains bougent, pas les ongles, qui restent immobiles comme les petites flammes à LED alignées dans l’église de la prison. Eglise, c’est gentil. Une salle plutôt, simple comme une feuille A4. Antigone entre dans l’aile de la prison : le ciel enfin fond et s’étale parmi les cellules comme une nappe en plastique pleine de traces de cire et de citronnelle —y’avait que ça à la prison en bougies, des pour les moustiques, qu’on achète en sachet, par douzaines. Déjà les bougies c’est interdit, normalement, madame Antigone. Pensez. S’ils mettaient leurs cheveux dedans. Des barreaux ça arrête pas le feu Madame Antigone. Un mariage, plein juillet, dans la cour de la prison. Il lui avait écrit je t’aime très fort Antigone j’aimerais t’épouser, sur une feuille A4 pliée. Antigone est nue comme une flamme sous son aube blanche. Elle l’attend. Pieds nus dans la cour, comme petite dans les champs de blés, elle entend déjà battre son cœur d’oiseau, scellé derrière ses côtes d’homme derrière les barreaux, comme on devine, en pleine nuit, l’âme du marcheur solitaire escaladant le plein noir, de loin grâce à son gilet jaune. Il la rejoint. Au-dessus d’eux, le soleil s’écarte, pour les laisser seuls. Le ciel est maintenant noir comme une cave. Toute la lumière est tombée dans la cour, une auréole à doucement faire glisser au doigt.

source de l’apocryphe
La nuit, le rêve se déploie autour de sa tête, comme ces planches de bois dont on rallonge les tables aux grands repas de familles. Le matin, elle ramasse le rêve comme on éponge des miettes, parfois par la seule succion de la spongieuse mousse, parfois en les ramenant toutes en bord de table et en les suicidant. Régulièrement cela lui arrive de se lever dans la nuit. La table n’occupe pas, la nuit, la pièce comme en plein jour. Il y a, la journée, la place pour le corps, entre les murs et la table, comme entre les bords du crâne et les bords du rêves. La nuit, la table est un grand lac qu’un oiseau a tenu dans ses serres et déposé au hasard. Parfois elle écrit, matin, le rêve de la nuit dans un beau cahier. Elle ouvre en grand les deux pages sur la table. Elle écrit à la suite du rêve précédent, sans sauter de ligne et sans espace, si bien que la longue et seule nuit du cahier la fait tomber de rêve en rêve, comme un motard qui s’entêterait à sans cesse aller droit finirait bien par dépasser l’ennuyeuse même mer et débusquer l’hirsute montagne. Aujourd’hui c’est fête, et elle déplie les deux planches de bois, à l’un et l’autre bout de la table, comme on fait aux visages des enfants dont on tire les joues. Et peut-être à cause du rêve de cette nuit, ou d’un très vieux souvenir triste, elle part chercher sa scie et tranche sa belle table, régulièrement, en alternant vide et plein, jour et nuit, le beau pont de singe branlant sur lequel elle aimait rester enfant, un pied sur chaque syllabe et le milieu du corps en plein silence.

proposition n° 8

Suzanne marche le long de la mer. La mer est un seul grand pas bleu, à côté de sa silhouette de vague renversée. Suzanne, épaules nues entre étole et vent, marche en chantonnant, seule. Des années que Suzanne vient marcher ici seule. Le matin, parfois. Le soir, souvent, à la vire de la journée, lorsque insensiblement le ciel du soir grimpe sur celui du jour, comme les enfants aux genoux des vieilles dames, sans égard mais étrangement sans non plus faire mal. Suzanne chantonne, son chant ne va pas jusqu’aux oreilles, même les siennes. Suzanne chante dans sa bouche pour sa bouche. Les oiseaux eux non plus ne volent pas pour le ciel. Suzanne est belle. Suzanne a la tête pleine de ciel et Suzanne est vraiment très belle. Suzanne a sa façon bien à elle, de comprendre l’argent et l’histoire de l’argent. Il faut se nourrir, une gaufre vaut deux coquillages. Suzanne aime marcher seule. Souvent des hommes arrivent en sens inverse, comme vient le vent sur les visages. Les hommes et Suzanne vont quelque part. Elle a six coquillages dans sa main après, et son étole un peu moins mise. Suzanne est tranquille. La flamme n’a pas de bord, qui est toute entière une flamme. La vie c’est là où on est, c’est pendant. Il n’y a aucun support. La mer ne tient pas sur une chaise ! Suzanne n’a pas besoin de Dieu. Suzanne est fascinante. Suzanne en tous cas me fascine.

Journal ouvert. J’ai besoin d’être sauvage. Ça veut dire : du temps et de la place, pour être très sauvage. Être immensément seule et près de la peur. Pouvoir aller sous le lit. Passer une heure sous le lit mais que ce soit comme dans la jungle. Tu es seule dans la jungle. Le monde et être vivante, ensemble, sont pas conciliables. Je comprends pas. J’ai envie de mourir souvent. Je ne sais pas si c’est mourir, dont j’ai envie. J’ai envie de plusieurs choses, parmi lesquelles mourir. J’ai envie d’écrire. J’ai envie d’écrire différemment de comme j’écris déjà. J’ai envie d’aller au bout de vieillir. J’ai envie d’emmener l’amour de mes parents le long de ma vie, comme une caméra embarquée. L’amour de mes parents c’est, confondus, celui qu’ils me donnent, celui que je leur porte. Ça fait peu, que j’aime en dehors. Je sais pas si c’est vraiment être heureux que chacun on cherche. Je comprends très peu de choses. Si une chaise est dans une pièce et que je reste longtemps près de la chaise dans la pièce, la pièce la chaise et moi finissons par devenir amies, mais sitôt qu’il faut sortir et peut-être entrer dans d’autres pièces avec d’autres chaises, je ne comprends plus que le monde soit avec plusieurs couleurs, différentes tailles, deux pièces plutôt que juste une. Je ne fais pas d’escalade et, plus généralement, pas de chose dans ma vie qui risque d’impacter ma vie. Écrire quand même est dangereux. Il faut, pour écrire, être dans la pièce et pouvoir faire n’importe quoi, avec le corps, dans la pièce. Et même si ça ne se voit pas, après, dans ce qui se sera écrit. J’ai cette immense peur de basculer. Pourtant dans la vie, dans la vie dans la rue, il y a des Suzannes, des vieux des folles et des poètes à chapeau et sans livre, qui s’adressent à nous précisément depuis ce liseré là de folie et parler quand même est possible. Après avoir parlé, simplement, on dira ha Suzanne, on se demandera comment elle fait, pour être vivante et alors tenir, dans la même vie que nous, le même monde, depuis aussi longtemps, avec ce ciel dans la tête qu’elle a. Il y a les douces folles, leur bonté et leur joie qui va jusqu’à toutes les choses. Je pourrais accepter alors d’à mon tour entrer et me coincer dans ma petite pièce de folie, et ne plus trop vivre dans le monde. S’il n’y avait pas les parents, est ce qu’on vivrait tout différemment ? Chaque vie devrait se recommencer chaque jour et en fait à chaque instant, disent les bouddhistes je crois. J’ai besoin d’être un animal dans une grotte. J’ai besoin de mille jours de solitude et qu’un à un les jours tombent sur le dos et qu’on les y laisse, comme on charge l’âne de couvertures épaisses. J’ai besoin d’être lourde comme un ours. De dormir comme un lion et une à une lever les épaules et qu’entre mes pattes se déploie la savane. Être un singe et me pendre partout. On vit si peu. Et moi peut être encore moins.

Journal fermé. Parmi les pères, les vieux. Les vieux pères avancent en se tenant. On garde le mot, papa. C’est comme un lit pour toujours. Il faudrait des bousculades. Les pères veulent des photos des bébés et des enfants, de genoux et toboggans. Ils disent merci. Comme si toute vie maintenant est un cadeau pour eux qui ont mal au dos et du dur à encore être debout, marcher et se tenir. Comme si la vie des chaises hautes, des bains et des bisous, était un grand bavoir vivant, le spectacle d’où tirer foi et force. Quelque chose est très triste, c’est quoi ? Le père sur le canapé chantait, ça faisait des paysages sans bord, fins comme des intuitions, Suzanne et la mer, un rocher et un phare, une étole. Quelque chose très triste, c’est moi.

proposition n° 7

Amis, parents, frères et l’amour sont loin. Je suis plein passage clouté, sans pont entre moi et moi-même, mais sous la lanterne lourde de la tête et du cerveau, sans laquelle je profiterais d’être cette vague suspendue seulement de peau, vive debout, et où une part au moins du soleil se dépose, comme un grain de gros sel jeté en soupe oublie ses contours, léché et réchauffé par les volutes épaisses du potage et ne doute plus même de s’il a âme ou non, participant pleinement, simplement, du grand jour d’être vivant et du temps fou des planètes et de leur développement, que planète rosisse, s’arrondisse, s’habille, pierre à pierre s’enflamme, comme crissent l’une sur l’autre les ailes des criquets et un chant naît, qui se tenait, terré, au fond du baiser, que planète soit vivable et d’ailleurs il y a des chaises, des mains et des chaises. Quelquefois les souvenirs sont d’une autre matière que la matière du monde. Parfois je voudrais penser à mon père, il est vivant, et je n’y arrive pas, pas certaine alors du geste, comme descendre chercher quelque chose dans une grotte avec pas du tout le bon outil. Je suis dans la ville, il y a des bus et des magasins et des gens et des chiens, et les enseignes ont déjà changé par rapport à la semaine dernière, et tout est triste et instable et dangereux et j’hésite à vivre. J’écris. Monde, souvenirs, visages, musique et chiens s’enchaînent d’une seule teneur, comme on tire un cheveu de la bonde de douche, et c’est un long nœud qui vient, shampoing après shampoing il s’était enroulé là, et si l’on ne l’en avait aujourd’hui délogé, sans doute aurait-il fini par entièrement obstruer la vasque, mu en un limon marronnasse et tiède. C’est la journée. C’est le plein jour d’être dehors et de ne pas travailler. C’est le jour haut, le soleil d’hiver, éclatant. Le cœur s’aligne sous midi. J’écris debout. J’écris avec le téléphone. Les voitures circulent autour, mais pas plus près que le ciel, c’est la même savane qu’ailleurs, d’être lionne indifférente à tout ce qui dans la mangrove ne concerne pas la lionne, bambous joncs palmes. J’écris en marchant. La ville lévite, les boutiques tournent autour du front, les passants sont fleurs bêtes au bout de tiges idiotes, les magasins des beignets froids, les musiques de boutiques débordent sur les trottoirs, dans les galeries marchandes un clochard mange des chips, un père a amené ses deux filles regarder tourner le manège, un vieux suce une glace de février, une bande de jeunes gars se demande quoi faire, ils vont gérer des filles, je suis seule, soudain seule au monde, c’est le silence, une forme particulière du silence. J’écris, debout et vite, c’est comme aller m’agenouiller juin dans un grand cimetière de ville, et écrire sur un beau cahier, en m’appuyant sur une des tombes comme sur un dos. J’écris dans la ville. Les immeubles, de calmes flammes, les boulangeries, des petites perles, je marche, je nage. Je voudrais écrire, allongée et peu vêtue, dans une pièce sèche parmi la lagune humide. En ce moment, j’écris sans feu, cloche creuse, les jours ne pèsent pas, ne s’entassent pas, sur la motte desquels on pourrait sinon grimper, et dire c’est moi, dire le jour, l’année, le siècle qu’on est. Chaque jour est neuf, et j’ai oublié toute l’histoire. Matins et nuits, l’extrémité du bracelet nylon qu’on brûle au briquet, et qu’on refroidit, pour arrêter le fil. J’enfile oreille, comme des chaussures, n’importe quel podcast audio de poème ou d’émission ou de roman, et je marche, pleine ville d’ici, et pleine ville du là-bas du texte, c’est pour m’inspirer on dira, j’étouffe les yeux avec la ville, oreilles et les doigts sous les mots. Je ne suis pas certaine d’être vivante. Il faudrait écrire des livres et se promener entre les livres dans un appartement clair, l’été, coudes secs à rafler les couvertures et les jours, les lieux de quand ces livres ont été façonnés, saison, amis et si la maison était ouverte ou si l’on était loin, tapie, d’ailleurs notre corps aussi changeait. Pendant tel ou tel livre serait né un neveu, mort un vieux.

proposition n° 6

Et, comme on peut converser une heure en chassant le visage de l’autre par des esquives successives de montre ou portable ou tout autour qui ne soit pas dans le rond prévu du visage, les yeux des filles pouvaient au moins tomber dans cette bassine là du cahier, pétales déployés, sous leur menton sur les genoux. C’était le cdi d’écrire sans l’intercession du solide de la table, c’était le cdi de presque écrire sur soi, de la main aux genoux. C’était la petite folie du cdi de ne pas s’embarrasser du grand devant de la table et l’on parlait alors de pédagogie nouvelle, au presque vingt-deuxième siècle car enfin même dans la langueur de tout un siècle il faut repousser le leurre de s’y installer, pour peu en plus que la vie qu’on mène, la vie que péniblement on pousse, morde sur fin de l’un et début de l’autre, comme page droite et gauche, et l’on vit alors toute la seconde partie de son âge exilé d’un siècle, atterri dans un temps qu’on ne connaît pas et qui n’est pas pour nous et les efforts coûtent, parfois l’on ne veut pas, parfois l’on ne peut pas. Peut être les grands cahiers d’ailleurs avaient-ils précisément cette forme de deux poumons dépliés pour qu’on puisse faire ça, d’en rond les poser sur les genoux dans le cdi l’après midi l’hiver parmi l’univers. Le grand cahier, un cahier pas pour écrire alors mais pour juste coller des pages dedans, des polycopiés ainsi qu’on disait ici pour désigner ces pages volantes volées d’un manuel à la va vite en début d’heure et distribuées ensuite, le doigt fou à lécher, passer de langue au tas et faire virgule mouillée au coin supérieur pour facilement attraper, comme on prend un enfant par la main sans regarder son visage aux passages cloutés de traverser en courant au rouge à cause du retard et des portes de l’école déjà fermées. Des cahiers pas pour écrire car assurément la page blanche était trop longue, les lignes à remplir bien trop nombreuses, et l’on n’irait jamais au bout si ce n’était le secours de ces feuilles de noir et blanc collées dos blanc contre carreaux. Les cahiers ouverts sur les genoux des filles assises en cercle sur les fauteuils, à former camp touareg, tentes les unes tout près des autres et les chameaux debout entre ou assis pattes deux à deux cassées sous eux pliés dans un sens et l’autre à se presque toucher au milieu du ventre. L’innocence criarde, stupide du grand cahier époumoné sur les genoux, dans le siècle là où l’on était, du vingt et unième siècle et qui alors encore pour croire que l’une ou l’autre irait ce soir l’ouvrir et relire ce que deux heures avant on aurait fait. Car enfin cahier était comme prière collective de Notre père qu’on veut bien ânonner ensemble et dans le cadre tout exprès de l’église, des chaises et des proximités entre elles des épaules, la petitesse des épaules, la mortalité des épaules, mais qu’on a plus de mal ou de pudeur à dire chez soi tout haut parmi l’intime de la chambre et à cause en plus du grand miroir en face, qui le matin nous sert à vérifier tête et pieds, et l’on aimerait mieux se voir pisser que prier. On veut bien ouvrir le grand cahier au lycée, et d’ailleurs le cahier redevient bientôt la table qui tout à l’heure manquait, et l’on y pose stylo, téléphone rouge à lèvres. Le grand cahier paravent alors, maintenant, derrière lequel on s’abrite pour se refaire la bouche, en se servant du mode selfie façon miroir. Il y a deux chances sur trois au moins, pour qu’on oublie d’ailleurs finalement le grand cahier dans le cdi, et il dormira là, sous la chaise, un oreiller plat un peu dur. Si on y pense, on roulera le grand cahier en spirale, pour le faire tenir debout dans le sac à main. A la fin de l’année, on le jettera en bas de la tour, dans les poubelles où d’habitude on met les couches du frère, les boites de grecs, de Lexomil, ou peut-être on fera bien le tri, le journal télé, le Fémina, les feuilles de toute une année, les pub de vacances loin et les pubs pour la promo saucisses du supermarché à côté. Avant de le jeter, on prendra en photo, quand même, le dessin qu’un jour d’ennui, au cdi, on avait fait. La classe était partie, on était resté, et on avait dessiné, comme avant petit, y’avait personne dans le cdi, c’était doux, on avait dessiné longtemps sur une page au hasard du grand cahier, musique aux oreilles, à un moment ça avait sonné. Le lendemain, on avait rien dit aux amis. La dame du cdi nous avait pas reconnu.

proposition n° 5

Ce que ça fera, avoir peut-être quatre-vingt ans ? Ce que ça faisait, en avoir seize ? Un Courrier International traîne, l’avenir de l’humanité est dans les étoiles, il a servi d’appui l’heure d’avant, madame on n’a pas nos cahiers. Des chaises comme ni chez soi ni au restaurant, des chaises de CDI, couleurs vives pas joyeuses, le photocopieur doux comme un bovin. Les dessins des élèves, des visages de filles mélancoliques aux yeux symétriques. C’est un après-midi d’hiver, parmi l’univers. Un projet comme ni dans la vie ni dans les films : de mes seize ans à tes seize ans de y’a longtemps, de mon siècle au tien. Vieillir c’est on perd sa mémoire on perd ses moyens. C’est avoir survécu tout ce temps. Se poser et profiter. Madame peut-être leur jeunesse elle leur manque, mais les vieux quand ils vieillissent ils sont plus hautains, genre dans le bus. Un jour on abandonnera la terre. Y’en a ils ont pas de visite. Quelqu’un vient jamais. Bientôt ce sera la nuit du lycée. Les rideaux tirés. Les chaises laissées dans leur plus ou moins grand écart rapport aux tables, à chacune raconter sa propre histoire, comme mille visages forcément sont différents. Le globe immobile, au-dessus des rayons géographie. L’horloge à encore tiquer, pour juste la nuit. Il y aura la mer glacée des rayons, dans l’à peine penché des livres qui vaguent sans ciller, comme un feu mais photographié. Un feu photocopié. Dans les Ehpad de France, les filles font devant les pères semblant d’appeler la mère. Elles sont, ça y est, une des syllabes du délire, comme une flamme ici rejoint le plus grand feu déjà là, comme deux planètes silencieusement s’agglomèrent dans le grand univers indifférent. Tu vois papa, elle va bien. Tu peux remonter dans ta chambre maintenant. Maman va bien. Après, les filles se frottent les joues, elles s’attrapent les yeux le nez la bouche, et elles ramassent tout. C’est l’univers l’après-midi. C’est un CDI l’hiver. Vous nous snapez là ? Ca va être sur le site ? Moi ma mère elle sait pas je mets du maquillage. Ca va être où ? Dans un musée je signe, mais pas au lycée, à la limite de dos. Prenez ce profil, l’autre mon nez il se barre. Le photocopieur parle tout seul et cligne rouge. On remettra des feuilles blanches. Dans la chambre 403 étage des lilas La sablonnière, les petits enfants sur des chaises autour du lit, c’est la visite d’épiphanie, une galette finie à la compote pour les dents, et les snap à vibrer dans les poches, comme tremblent les planètes plus timides, je t’aime violemment tsé.

proposition n° 4

C’est un cdi. C’est un cdi comme dans tous les établissements maintenant de France, une salle plus grande que les autres et des livres, trois ordinateurs parfois plus, une dame —souvent c’est plutôt une dame. C’est un cdi en fin d’après midi l’hiver. Il y a des livres sur presque tout, les pays et la vieillesse, l’exil et les premières relations. On pourrait oublier ici le reste, les rues enneigées et les réverbères matin soir qui tachent jaune dans sinon le tout blanc. On pourrait oublier les dos des pères qui s’éloignent, une main au bout d’un enfant, vers l’école pas loin. On pourrait oublier les villes qui se trament dans les bas-ventres, d’angoisse grise, de la longueur des vies, du manque déjà des choses qui pourtant sont là, de ce que nous donne, et soudain nous retire, la joie. Les livres sont calmes comme des sourires dessinés. Les ordinateurs savent bien, on les a remplacés par des choses plus furtives, la taille d’une main dans une main. Il fait chaud, dehors froid mais ici chaud, les élèves viennent écrire. Il faut écrire sur les stages. Soins à la personne. Nous on pensait que c’était que les enfants, elles disent. Au début c’était bizarre. Au début ça dégoûtait. Maintenant ça va. Les toilettes, quand on arrive, les résidents ils sont déjà habitués. Ils aiment qu’on les lave. C’est comme des bébés, en vrai ils aiment bien on prend soin d’eux. Ils se laissent faire. Il y a quelques corps et des livres cette fin d’après midi d’hiver dans un des cdi de France.

On trouvera un ou deux cas de maltraitance. On donnera des noms. On essayera de se rappeler du jour, des heures. A part ces deux ou trois heures là, on saura que chacun essaye, faire pour le mieux, faire chaque jour, faire doucement et parler pendant la toilette, faire patiemment et essayer un peu de décoller les épaules du fauteuil, les yeux de la télé, remettre du vent autour de la peau. C’est pas des pierres. On sait que certaines choses leur font plaisir. On sait que des choses encore font du bien. Même vieux il reste les goûts. A part ces rares cas-là de maltraitance, noms jour et heures donnés, on saura que dans le cdi cette fin d’après midi d’hiver il y a dix filles —souvent c’est plutôt des filles— qui ont lavé des cuisses, changé des draps, aidé à manger et aux sorties. Elles ont seize ans. Je regarde leurs mains. Elles ont seize ans elles vont être mal payées. Elles ont seize ans, elles disent y en a ils marchent toute la journée, y en a ils cherchent la sortie, y en a une elle m’a tiré les cheveux. Elles ont seize ans, elles disent il faut leur parler pendant qu’on fait, pendant qu’on fait il faut dire ce qu’on fait. Elles ont seize ans, elles en savent plus que beaucoup, parmi les livres. Elles ont seize ans, elles seront mal payées. Elles ont seize ans, elles disent il faut se rappeler ça pourrait être nos parents.

Il y a des cdi dans chaque établissement maintenant de France. Il y a des vieux dans presque chaque famille, à un bout. Au bout des familles il y a un vieux. Un vieux tout dur tout maigre, un vieux bientôt pas plus gros que quelques livres. On se demande si la vieillesse c’est héréditaire. Le genre de vieillesse. On se demande des choses. On croit imaginer et on imagine pas. Il y a le corps devant comme une toute petite rembarde. On découvre sa propre douceur, on sait que comme avec des livres il faut de la patience. Il n’y a pas de cdi dans les ehpad, juste une petite armoire avec quelques livres et des images. Je regarde leurs mains. Je sais que le cdi est un signe parmi les signes et les conventions. Je sais bien que l’école est un lieu fabriqué. Je sais qu’on a construit les âges. Je sais qu’on a donné des murs à nos seize ans et bientôt elles seront dehors, bientôt cela fera dix ans qu’elles n’auront pas ouvert un grand cahier sur leurs genoux. Je ne sais pas pourquoi on vieillit, pourquoi un jour on ne voit plus les prochaines neiges. Je sais que ce soir je peux, même tout à l’heure, mettre fin à cette vie —un train le fleuve. Je ne sais pas assez qu’une vie n’est rien. Je ne sais pas assez qu’une vie, de chacun, n’est vraiment rien sous la neige et quand même c’est important de prendre par les épaules doucement, de ne pas faire mal quand on tourne sur le côté dans le lit. Les livres sont au-dessus comme plein d’oiseaux. Les livres sont au-dessus comme une neige de mur. Je sais qu’il peut y avoir dans le même monde à la fois les livres et la possibilité des livres et la vieillesse, la solitude des pères des mères. Je sais qu’il y a les livres dans des salles et, dans d’autres salles, nos parents tombés au fond d’eux mêmes et rien dans leur yeux, ou parfois un sourire comme, dans le loin de la mer, un bateau. Je sais qu’il y a le sourire encore de nos parents, rare. On attendra un sourire pour dire qu’ils sont tranquilles et il faudrait qu’ils meurent maintenant. Le mieux serait qu’il meure maintenant, on dit. Et on ne sait plus ce que ça veut dire, mourir. On va vers la toute petite bibliothèque armoire de l’ehpad. Il y a des albums pour enfants. Avec des écritures grosses. Avec des dessins. Des histoires simples. Des traces de bave et de mains.

Je regarde leurs mains. Elles ont seize hivers cette fin d’après midi au cdi. Elles ont écrit leur rapport de stage sur le téléphone. Il faudra les passer dans l’ordinateur. M. X a du mal à faire face à des situations nouvelles, par exemple le décès de sa chère mère. Quand elles doivent lire leurs textes à haute voix, elles ne suivent plus leur feuille, déjà elles parlent. Elles racontent. On aime mieux raconter et on sait pas écrire. J’ai envie, comme une enfant de juste quelques hivers, d’amener le chef du pays dans le cdi et qu’il écoute. Pas un livre pas une scène pas un film, mais que ses deux mains soient en rond près des nôtres au cdi, parmi les livres les corps l’hiver. Ça arrêterait pas les guerres mais il doublerait les salaires. J’ai quatre ans et elles seize hivers. Il y a la cour vide, les rues d’avant le RER, le tunnel de la gare, les trains, les immeubles le long des trains, les villes qui ne se jettent pas dans l’abondance du fleuve.

proposition n° 3

Selon une première version, Suzanne dans sa grande étole et pieds nus s’avance dans l’eau tous les soirs. Au-dessus d’elle le ciel est plein de nuit.

Selon la seconde version, Suzanne ère dans les ruelles balnéaires de l’hiver blême. Aux terrasses des restaurants on crevette, les genoux sous des couvertures. Suzanne la douce folle entend chanter son prénom. Dix doigts courent sur une guitare, comme des vives.

Selon la troisième version, Suzanne vit au troisième étage de la résidence Les Éternelles. Sa tête ne tient plus trop. Elle avale ses haricots en parlant de la couleur des sirènes.

Le reste appartient au blanc qu’il y a entre le contour d’un visage et celui d’une chanson. Le reste appartient aux images silencieuses qu’on s’est faites des mélodies que des pères chantaient, Suzanne et canapé, chansons de mer et de maison.

proposition n° 2

Il n’est pas encore dans la petite chambre de Bécon-les-Bruyères. On dira, après, une vie de peu d’événement. Ça ne veut pas dire grand-chose, mais c’est pour faire voir. Une vie comme une ombre. Ça non plus ça ne veut pas dire grand chose. Quand même on imagine qu’alors c’est vers les mansardes et les petites journées longues, tourner autour des heures et des cafés. La vie est, parmi les choses de la vie, la chose la plus triste. On attend un événement immense. La vie est triste, on est dedans. On a rabattu la ville comme deux volets sur le visage. On attendra d’un jour être mort. On aura quand même peur chaque jour, de mourir dans l’heure. Mon dieu la vie est quelque chose de bien long, aussi long que parfois les journées, parfois toute une journée et savoir que demain encore. Heureusement il y a les cafés. Si l’on ne vivait pas ici, en ville, autour d’un sou et du possible que donne un sou, tout changerait, le cœur et le visage. Rien ne changera bien sûr, désormais, rien, et l’on vivra sa vie c’est pousser chaque jour un peu sa main avec sa main. La solitude des jours avant Noël et celle aussi des jours après Noël et la solitude de toute une année, toute une année de rien, ça devrait faire mourir, le si peu, mais on ne meurt pas, et les jours sont là, chaque jour le jour est là, le jour est là comme un voisin. On vit seul. On a des amis mais aussi on n’a pas d’amis. On a chaud comme quand on a un pull mais qu’on est à l’intérieur, quand les joues sont rouges et que la peau commence à piquer et plaquer. On remarque les choses des lieux, des gens. L’un est en bonnet, l’autre en chemise courte, ils jouent à puissance 4. La vie n’est pas mieux ou pas plus la vie parce qu’on écrit, la vie n’est pas non plus moins la vie parce qu’on écrit, il faudrait quitter, ce serait la seule façon, un salut possible, partir de la ville, partir ne plus jamais écrire, ne jamais avoir commencé d’écrire, écrire n’a pas donné d’ami, écrire a éloigné la vie de la vie. C’est l’hiver vers Saint-Michel, c’est l’hiver sous les arcades de l’Odéon. On dort bien plus de la moitié du jour désormais. On ne garde, dans vivre, que quelques heures à vraiment vivre. On ne rêve pas en de trop grandes quantité. On fait tout avec modération, comme savoir bien combien de monnaie pour finir le jour. On est une diagonale parmi plein. On est un cinéma, on est une boucherie, on est le devant des boucheries et la queue qui continue dehors, on est le soir et il n’y a plus dans les rues tous ceux du jour et des métiers. On a commencé d’écrire alors on continue, c’est la chose commencée qu’on doit poursuivre, plus du tout par gout ou orgueil ou quelconque espoir, mais par cohérence, et parce qu’on ne se jettera décidément pas dans la nuit bleue de la Seine. Il faut rencontrer son inouï, écrire le long temps de l’inouï, avec le long temps d’attendre et le temps entre, et puis il faut mourir, et sans trop se révolter contre la vie qui alors est sa vie, contre sa propre vie qui a pris voilà cette forme. On est profondément humain et sensible mais on n’est pas généreux on n’est pas généreux du tout, on a tout trop attendu, et le cœur a su vivre seul. On s’excusera partout, avec les yeux. On jettera le regard dehors, c’est parce que bien sûr on ne saura pas donner à l’autre la place de l’autre. De place à soi on n’a pas non plus, et sans doute alors c’est lié, des médecins diraient que c’est lié, la vie de chambre et le cœur pas grand mais les yeux immenses et la difficulté profonde de vivre. La vie aussi doit être inouïe. On laissera parfois la vie nous sauver la vie. On peut être lucide, il faut quand même respecter le mystère et avoir peur. Et comme ça ne sera pas avec les mots, avec parler, qu’on rencontrera l’amour un personnage l’événement, on fera par la ville et dans le commun de prendre un train. Il faudrait aller à la mer. Il faudrait l’immense mer autour de Bécon-les-Bruyères. Déjà le ciel est parfois trop grand, on ne sait plus se comporter devant.

proposition n° 1

Le chaud de la banquette arrière, la voiture autour une pensée entière. Le monde partout sinon.

Deux genoux salle d’attente, à claquer molaires, un mercredi après-midi, sous les affiches tristes et parmi les chaises.

La mer immense met un délai au désert, bientôt mon grand, bientôt. Elle ne rentre ni dans un œil ni dans l’autre. Devant comment elle respire, on respire pas pareil.



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1ère mise en ligne 19 décembre 2018 et dernière modification le 22 février 2019.
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